❝ 𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 10 ❞
— Qu'est-ce qui se passe ? nous coupa une voix.
Je retirai en vitesse ma main de celle d'Ath pour l'essuyer contre mon pantalon. Perrit se dressait devant moi, un verre d'eau dans chaque main, nous fusillant du regard.
— Je nous trouve une solution, rétorquai-je un peu sèchement.
Intérieurement, je maudis Perrit. Il allait sûrement critiquer mon choix, mais il n'en avait pas le droit. C'était ma quête, pas la sienne. En plus de cela, il n'avait rien fait pour nous sortir de la galère, ne faisant que me ralentir. Je sentis la colère enfler en moi, et m'efforçai de paraître calme en faisant les présentations.
— Je te présente Ath. Ath, voici mon ami. C'est avec lui que je fais route.
Ath hocha lentement la tête, détaillant Perrit en silence. J'avais pris soin de ne pas donner le nom de ce dernier afin de garder une certaine distance, un avantage. Ath déclara en s'éloignant brusquement :
— Demain à l'aube, sur la grand-place. Soyez près à chevaucher jusqu'au port de Mīlo.
Sur ce, le brigand disparut dans la foule. Mes yeux restèrent quelques instants fixés à l'endroit où il se trouvait une seconde auparavant, me préparant intérieurement à affronter Perrit. Quand j'eus trouvé le courage de me tourner vers lui, j'eus la surprise de découvrir qu'il n'avait pas l'air en colère, seulement las.
— Qu'est-ce que tu as fait ?... demanda-t-il dans un grognement en levant les yeux au ciel.
— Je te l'ai déjà dit : j'ai trouvé une solution.
— Tu te rends compte qu'on était juste venus chercher de l'eau ?
— Oui, mais maintenant on ira beaucoup plus vite.
Je lui résumai rapidement la situation. Perrit se pencha vers moi pour que je sois la seule à l'entendre et me réprimanda :
— Ces personnes ne sont pas... tu ne voudrais pas avoir affaire à eux, crois-moi. On devrait partir tant qu'il en est encore temps.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
Je fis la moue et affrontai Perrit avec un air buté. Une partie de moi se demandait comment il pouvait aussi bien connaître les brigands. Je commençai à me demander à quel point j'avais été écartée du reste du Royaume durant mon enfance...
— Fais ce que tu veux, mais je n'ai pas prévu de partir tout de suite. J'ai pris mon billet pour retrouver Aldaron au plus vite, à toi de voir si tu veux me suivre ou non, rétorquai-je comme il ne répondait pas.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je viens avec toi, je n'ai pas d'autre choix.
J'adressai un maigre sourire à Perrit, malgré tout contente qu'il me suive. J'ignorais ce que j'aurais fait si je m'étais retrouvée toute seule avec les camarades d'Ath.
— Tu ne veux pas qu'on sorte d'ici ? ajouta Perrit en regardant autour de lui.
J'opinai, les relents du bar commenceraient sérieusement à me donner des vertiges. Nous avalâmes le contenu de nos verres d'une traite, sans se poser de questions. Un instant plus tard, je m'empressai de sortir, mais cela n'arrangea guère la situation. Dehors, nous retrouvâmes la foule qui circulait en tous sens, oppressante.
— Il faut partir d'ici ! m'exclamai-je dans une tentative pour couvrir le brouhaha environnant.
Perrit hocha la tête et se dirigea vers en embranchement à une cinquantaine de mètres de là. J'ignorais où il allait, et il l'ignorait probablement aussi. Cependant il fallait bien prendre une décision. S'ensuivirent une dizaine d'autres carrefours, si bien que j'aurais été incapable de revenir sur mes pas pour retrouver le bar.
Droite, gauche. Gauche, droite.
C'était à m'en donner le tournis. Dans cette situation, Perrit pouvait être deux personnes totalement différentes : un habitué qui sait exactement où il se rend, ou un garçon perdu qui improvise pour ne pas perdre la face. Je n'avais aucune de laquelle de ces suppositions était la bonne et à vrai dire, je n'avais même pas envie de le savoir.
Heureusement par nous, la chance finit par nous sourire : nous débouchâmes dans un lieu désert et étrange. Les rues s'étaient vidées progressivement, j'aurais donc été incapable de dire à partir de quand nous avions cessé d'être engloutis par la foule. Peu importe, nous étions désormais seuls dans une rue bien plus abimée que celles du centre, comportant fissures et crevasses. Reportant mon attention sur le paysage qui nous entourait, je le scrutais avec attention. Même si j'avais vu quantité de lieux surprenants, celui-là était différent. C'était un petit quartier de cinq immeubles bas, apparemment tous à l'abandon. Il n'y avait pas la moindre trace de végétation, nous nous trouvions dans un lieu purement urbain.
— On s'arrête ici ? proposai-je à Perrit.
Même si je n'avais pas parlé fort, ma voix ricocha contre les façades des bâtiments, donnant un effet de résonance qui en était presque effrayant. Non, en fait ce n'était pas presque effrayant. C'était terrifiant.
— Pourquoi pas.
Je m'approchai de la porte de l'immeuble le plus proche et attrapai la poignée. J'étais prête à décharger mon pouvoir bouillonnant sur la porte afin de la forcer quand, n'étant pas verrouillée, elle s'ouvrit d'une simple poussée.
Perrit ricana d'un air moqueur en me voyant prise au dépourvu, et me passa devant pour entrer. Le hall de l'immeuble était envahi de feuilles mortes — étonnant alors qu'il n'y avait pas le moindre arbre à l'extérieur — et jonché de déchets divers et variés. Les escaliers menant aux étages supérieurs étaient en mauvais état, mais tour de même praticables. Il nous fallut quelques minutes avant d'atteindre le troisième et dernier étage.
L'intérieur de l'appartement était complètement vide mais, plus surprenant, intact . Il y avait une chambre avec un lit simple, une cuisine petite mais fonctionnelle et un séjour avec un canapé confortable. Perrit s'effondra sur le canapé sans demander son reste et je partis inspecter les fenêtres. Une lucarne condamnée dans la chambre et une fenêtre plus grande dans le salon, avec une vue plongeante sur l'avenue bondée.
Durant mon inspection des lieus, je ne pus m'empêcher de me demander où étaient passés les habitants. Leur fuite paraissait organisée, ils avaient pris le temps de tout mettre en ordre. Cependant, comment autant de personnes — en comptant les cinq immeubles — pouvaient-ils être partis du jour au lendemain sans laisser de trace ?
Malgré le bon état de l'appartement, je découvris aussi que les placards de la cuisine étaient vides.
Nous mangeâmes notre frugal repas habituel : fruits secs, lanières de bœuf et biscuits secs. Une fois la dernière bouchée avalée, je déclarai :
— Je vais dormir, prend le premier tour de garde.
— Le premier... tour de garde ? répéta Perrit.
— Tu sais, ça ne va pas être très instructif si tu répètes tout ce que je dis. Et pour répondre à ta question, rappelle-toi qu'on est chez des gens, là. T'imagines s'il leur prend l'envie de revenir ?
Perrit parut vouloir protester, mais j'avais déjà disparu dans l'unique chambre. Je m'écroulai toute habillée dans le lit, et il ne me fallut que quelques instants pour trouver le sommeil. Même si j'étais dans un lit inconnu, dans une habitation inconnue, que je me trouvais dans une ville dangereuse et que j'ignorais de quoi demain serait fait, le confortable lit eut raison de moi. Et il eut visiblement raison de mes cauchemars, car mon sommeil fut sans rêve, me faisant brièvement oublié l'appartement fantôme.
⁂
Je me réveillai quelques heures plus tard. La chambre était plongée dans la pénombre et je distinguais vaguement la silhouette de Perrit. Ce dernier se trouvait accroupit à côté de moi et m'avait secoué l'épaule pour me réveiller. Il avait l'air de dormir debout, ainsi je lui laissai ma place sans rechigner.
Je cherchai à tâtons la sortie de la chambre, puis refermai la porte derrière moi. Après m'être assise sur le canapé, commença alors la longue garde nocturne. J'ignorais quelle heure il était, mais sûrement très tard ; les rues en contrebas s'étaient vidées, la nuit était silencieuse. Et l'aube me paraissait encore bien loin.
Très vite, attendre sans rien faire mit mes nerfs à rude épreuve. Je marchai de long en large dans tout l'appartement, fis les cents pas encore et encore sans réussir à me calmer. Attendre était, à mes yeux, la pire chose au monde. Pour me distraire, je faisais apparaître et disparaître de petites flammèches dans ma main, avant de m'arrêter. Ce n'était rien de dangereux à première vue, mais ce n'était sûrement pas le bon moment pour incendier l'immeuble. D'autant plus que je ne voulais pas m'épuiser, je risquais d'avoir bientôt besoin de ma magie.
Mon regard fut attiré vers la fenêtre. M'approchant de l'ouverture, je posai mes mains sur le rebord et appuyai mon front contre la surface vitrée glaciale. Dehors, il n'y avait personne. J'entendais les sifflements réguliers du vent et, au loin, le miaulement d'un chat. Les rues étaient vides, ce qui contrastait avec la foule dense présente quelques heures plus tôt. Quant aux maisons alentours, elle paraissaient... inhabitées. Aucune lumière, aucun son, aucune vie. À croire que personne ne voulait montrer qu'il était là, qu'une simple présence pouvait être mortelle.
Je levai les yeux vers le ciel d'un noire d'encre. Il n'y avait aucun nuage à l'horizon, si bien que rien ne venait cacher la lune, fin croissant argenté. L'astre nocturne côtoyait les étoiles, minuscules points dorés qui piquetaient le ciel comme autant de diamants. J'étais fascinée devant la beauté du ciel. Soudain, une idée germa dans mon esprit.
Je me refaisais malgré moi le film de la journée dans la tête, et repensai au vieillard attaché sur la grand-place. La colère que j'avais alors éprouvée revint brutalement, faisant bouillir mon sang dans mes veines. J'ignorais si ses geôliers le laissaient dehors la nuit tombée, mais cela valait le coup d'essayer. Si je pouvais l'aider, cela en vaudrait la peine.
Quelques instants plus tard, je vérifiais que mon poignard était bien en place, et sortais discrètement de l'appartement. Il n'y avait plus qu'à espérer que les habitants n'auraient pas l'idée de venir en plein milieu de la nuit, car Perrit était désormais tout seul.
À l'extérieur, s'il faisait moins chaud qu'en journée, l'atmosphère était encore lourde. J'aurais aimé qu'un orage d'été vienne nettoyer le sol poussiéreux et chasser cette ambiance chargée et désagréable. Cependant je maîtrisais le feu mais pas la météo, et dus donc m'en accommoder.
Il me fallut un bon moment avec de retrouver la grand-place. Je me perdis au moins cinq fois dans des ruelles obscures et crasseuses qui ne m'inspiraient rien de bon, et pris nombre de tours et détours. Je n'étais d'ailleurs pas certaine d'être capable de retrouver l'immeuble où j'avais laissé Perrit... Enfin, après ce qu'il me parut une éternité, j'atteignis l'endroit tant attendu.
Le vieil homme était toujours à la même place qu'hier. Or désormais, il semblait avoir perdu totalement espoir : le pauvre ne prenait même plus la peine de rester sur ses pieds, si bien qu'il tombait à moitié, uniquement retenu par les chaînes qui devaient atrocement tirer sur ses bras.
Quand je m'approchai — je pris soin d'avoir une démarche bruyante afin de ne pas l'effrayer plus que nécessaire —, il ne broncha même pas. Sa tête inclinée vers le bas, il aurait tout aussi bien pu être endormi ou inconscient que mort. Les battements de mon cœur s'accélèrent nerveusement, je craignais de n'arriver que trop tard.
Soudain, le vieillard leva la tête. Ses vêtements n'étaient plus que quelques lambeaux qui le laissaient à moitié nu, son corps était maigre à faire peur. Mais le plus effrayant restait ses yeux : deux gouffres sombres dans lesquels je sombrai. Il avait un air hagard, à la fois furieux et désespéré. À ma vue, un étrange sourire dénué de joie apparut sur son visage.
— Alors, articula-t-il péniblement d'une voix chevrotante, ils ont envoyé leur larbin finir le travail ?
Je ne trouvai rien à répondre. Car rien ne m'avait préparé à ça.
La seule chose que je trouvai à dire fut un simple « Non ». Le prisonnier en face de moi me dévisagea, puis eut un ricanement rauque. Son rire, aussi vide de toute émotion que son regard, cessa dans une affreuse quinte de toux. Il crachota du sang durant plusieurs minutes, et il lui en fallut encore cinq bonnes autres pour s'en remettre et que sa respiration sifflante redevienne normale.
— J'imagine que c'est juste un nouveau tourment à me faire subir... dit-il dans un souffle à peine audible, avant de reprendre d'une voix plus forte : Dans ce cas-là, faites tout ce qui vous semble utile. Vous avez tué ma famille, brisé ma vie. Tout ça pour des informations que je n'ai pas. Que voulez-vous de plus ? Je ne vous dirai rien !
Il était clair que ses paroles ne m'étaient pas adressées. Le vieil homme regardait partout autour de lui, ses lèvres encore sanglantes écartées dans un rictus de souffrance. Je craignais cependant que son coup de colère, qui paraissait l'avoir vidé de ses dernières forces, n'ameute du monde. Heureusement personne ne vint ; soit cette situation était devenue anodine par ici et les gens préféraient faire la sourde oreille, soit les responsables se trouvaient dans un endroit où ils ne pouvaient rien entendre de tout cela.
— Je viens vous délivrer, rétorquai-je en murmurant, comme pour inciter le prisonnier à faire de même. Je ne vous veux aucun mal.
Il me fallu faire un effort surhumain pour empêcher ma voix de se briser, mélange de peine et, je devais bien l'avouer, de pitié.
Les minutes suivantes furent fastidieuses, tandis que je m'efforçais de faire fondre les chaînes qui retenaient le vieil homme prisonnier. Et s'il ne faisait rien pour me contrer, il ne faisait rien pour m'aider non plus, ce qui rendait ma tâche plus difficile. Je devais prendre garde à ne pas le brûler, et m'efforçai de concentrer mon pouvoir sur un point très précis. Cependant je m'étais plus préparée à des attaques qui consommaient toute mon énergie et me demandaient de produire des flammes très larges. Faire l'inverse était devenu un exploit pour moi.
Malgré tout, cela se passa plutôt bien. Dès que la dernière chaîne lâcha, le pauvre homme s'effondra et je dis le soutenir tant bien que mal ; il ne devait pas peser plus lourd que la petite sœur d'Aldaron, Poky. Les dents serrées, je chuchotai en le faisant s'assoir à même le sol :
— Reposez-vous cinq minutes, puis il faudra partir.
Je n'aurais jamais dû dire ça. Le vieil homme se recroquevilla sur lui-même. Il n'était pas tout à fait immobile, ses membres tremblaient légèrement. Environ deux minutes s'écoulèrent ainsi. En attendant qu'il se remette de ses émotions, je lançais à tout-va des œillades nerveuses, craignant que quelqu'un n'arrive. Ma main s'était refermée sur le poignard de ma mère, même s'il ne valait sûrement pas mon feu.
Soudain des bruits de pas se firent entendre, précipités et de plus en plus proche. Je me penchai en vitesse et aidai le vieillard à se relever. Il s'appuyait de tout son poids sur moi, et esquissa un pas hésitant. Nous avançâmes ainsi sur quelques mètres, mais je savais déjà que la confrontation était inévitable ; nous n'allions pas assez vite.
— Pas si vite ! s'exclama une voix aiguë de femme, qui donnait presque l'impression d'être celle d'une enfant.
J'entendais un étrange sifflement, comme si quelqu'un venait de lancer un projectile. Puis il y eut une sorte de hoquet étranglé et l'homme que je soutenais s'effondra, une lança plantée à l'emplacement du cœur.
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