❝ 𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 13 ❞

Le port de Mīlo était un très bel endroit.

Les mats des bateaux s'élevaient très haut dans le ciel, accompagnés par la musique des faibles glouglous de l'eau et des grincements des coques. Les navires, symbole de tranquillité, portaient avec eux une odeur iodée de sel et de poisson, une odeur de liberté. Sur un des bateaux les plus gros, un petit équipage clamait à tue-tête un chant marin plein de vie. Quelques cormorans se posaient de-ci, de-là, leurs minuscules yeux brillant dans la semi-pénombre. Les premières étoiles s'allumaient dans le ciel.

Je mémorisais du mieux possible le paysage et l'ambiance afin de ne pas les oublier. Et, à l'inverse, je faisais abstraction des brigands qui m'entouraient. À notre vue, les marins qui chantaient se turent, et même les oiseaux noirs cessèrent de croasser.

Ici, ce n'était pas la même chose qu'à Krysfÿ. L'ombre menaçante du danger portée par les bandits avait moins d'ampleur, mais faisait tout de même frémir de terreur les habitants si elle s'approchait de trop près. Tant qu'ils ne posaient pas problème aux brigands, ils estimaient être plus ou moins à l'abri.

Ath menant toujours la troupe que nous formions, il nous guida vers le bateau le plus imposant du port. Son pont était large et ciré à la perfection, les voiles repliées ressemblaient à un papillon sortant tout juste de sa chrysalide. Petit rajout exotique : une sorte de ponton s'élevait au-dessus des flots d'un côté, permettant de se sentir plus proche de l'eau. À l'avant du bateau se dressait non pas une sirène, mais une créature que je ne connaissais pas ; une femme à moitié dévêtue, ses cheveux faits de serpents grouillant sur sa tête.

Un frison me parcourut à la vue de cette horreur, mais ces derniers jours j'avais eu affaire à bien pire qu'une simple statue.

Mon regard ne tarda pas à se détourner de la figure de proue pour revenir sur Ath. Je le suivis des yeux tandis qu'il descendait de cheval. Les autres ne tardèrent pas à l'imiter, et je fis de même, retrouvant avec plaisir la terre ferme. Mes muscles étaient engourdis et endoloris, mais j'étais contente d'enfin pouvoir les étirer.

Perrit semblait tout aussi ébahi que moi, mais aussi bien plus effrayé. Après avoir quelques instants à faire rouler les muscles de mes épaules en grimaçant de douleur, je suivis d'un pas raide Ath vers le navire. Je gravi lentement les escaliers qui menaient au pont, faisant glisser mes doigts sur les planches de bois. Étonnamment, une fois toute la troupe sur le bateau, le groupe parut se détendre. Je devinai même l'ébauche d'un sourire sur quelques visages. Comme si nous étions en sécurité. Comme si les brigands étaient rentrés chez eux.

Et tandis qu'eux se sentaient plus à l'aise, mon malaise à moi ne cessait d'enfler. J'échangeai une œillade nerveuse avec Perrit, et un frisson m'échappa devant son sinistre regard ; il ne paraissait pas en meilleure forme que moi.

J'aurais, à vrai dir, même eu envie de fuir. Après tout, j'aurais pu le faire : la majorité des brigands ne prêtaient plus attention à moi, et ils ignoraient tout de mes capacités. J'étais rapide et plus coriace que ce qu'ils pensaient, je pouvais m'en sortir. Malgré tout, je ne pouvais pas tenter de m'échapper ; Perrit n'aurait sûrement pas autant de chance que moi.

Mon regard dériva vers la foule qui se perdait au loin, avant de se perdre en direction du fleuve, à l'horizon. Le temps était passé bien plus vite que ce que je croyais, et le ciel se teintait déjà des couleurs sombres du crépuscule.

Tandis que j'étais perdue dans mes pensées, me demandant si Aldaron était toujours en vie pour voir le soleil qui se couchait, une maint m'attrapa le poignet. Je tressaillais, prise au dépourvu, et esquissai un mouvement de recul. Cependant je ne pus me libérer de cette poigne étonnamment fermé et, revenant à la réalité, je découvris Zyla. La jeune femme dardait son regard bleu perçant sur moi, un grand sourire aux lèvres.

De l'autre main, elle attrapa Perrit avant de déclarer d'un ton empreint d'une chaleur à laquelle je ne m'attendais pas mais qui ne me trompa guère :

— Venez avec moi, Ath m'a dit de vous montrer votre cabine.

Après un dernier regard amer vers le port, je suivis Zyla en compagnie de Perrit, m'enfonçant plus profondément sur le bateau qui — je devais bien l'admettre — était bien plus grand que ce à quoi je m'attendais.

Perrit et moi suivîmes Zyla le long du pont, avant de nous engager dans une cabine minuscule, quoi quelle devait paraître spacieuse aux habitués de ce type de navire. Je n'avais jamais rien connu de tel, et je devais bien admettre que la conception des lieux m'intriguait. Tout était minimaliste et prévu pour avoir « juste assez ».

- Et voilà votre nouveau chez-vous pour les prochains jours, s'exclama Zyla d'un ton joyeux que je ne lui connaissais pas.

Elle nous adressa un grand sourire tandis que je détaillai l'intérieur de la cabine. Il y avait en tout et pour tout un lit de camp simple mais qui semblait à première vue en bon état. Ainsi qu'un bureau en bois sombre et une chaise qui permettait à une personne de s'assoir face aux multiples cartes qui couvraient tout un pan de mur.

Je ne m'étais jamais intéressée à la navigation avant, et aujourd'hui je le regrettai. C'était tout juste si j'arrivais à comprendre le contenu des cartes qui j'examinai. J'en reconnus plusieurs, qui montraient Aellaron à plusieurs échelles ainsi que des images du fleuve Chrìmata. Cependant, dès que les cartes dessinées représentaient ce que j'imaginais être la mer d'Atsāli, je ne reconnaissais plus rien, à mon plus grand dam. Une carte en particulier paraissait indiquer une immense forêt s'étendant à perte de vue. La pointant du doigt, je questionnai Zyla à mi-voix :

— Est-ce que... qu'est-ce que c'est ?

L'expression de Zyla devint tout à coup très sérieuse et elle perdit tout sourire, tout faux semblant. Son visage était grave et sombre quand elle repondit dans un murmure qui avait quelque chose de menaçant.

— Les contrées lointaines. Mais crois-moi, tu ne veux pas en savoir plus.

Un frisson me secoua sans que je puisse le réprimer et, une seconde plus tard, Zyla avait retrouvé tout son aplomb artificiel. La jeune femme avait si vite changé d'attitude que je me sentais très mal à l'aise, un sentiment désagréable m'envahissant.

— Bon, je vais vous laisser vous installer !

Un petit geste de la main plus tard, Zyla était partie en refermant derrière elle. Je laissai s'écouler quelques secondes, immobile et crispée, avant de me remettre en mouvement. Je me tournai d'un bloc vers Perrit, qui tournait et retournait un petit object entre ses mains.

— Qu'est-ce que c'est ?

Je me savais distraite, pourtant je fis un réel effort pour m'intéresser à l'objet en question. Quand Perrit leva les yeux vers moi, il avait dans le regard un air de possessivité que je ne lui connaissais pas, et qui me fit presque reculer.

— Je ne sais pas trop, avoua-t-il tout de même. C'est juste que j'ai comme... un sentiment de déjà-vu. Tu  vois ?

Non, je ne voyais pas. Perrit me tendit ce qu'il tenait entre les mains, et je découvris une petite statuette en obsidienne, qui ne devait pas faire plus d'une dizaine de centimètres de haut et qui représentait un jeune homme tirant à l'arc.

Définitivement, je ne voyais pas. D'autant plus que nous avions des problèmes plus urgents à régler. Désormais certaine que Zyla ne risquait pas de revenir, j'en conclus que nous étions tranquilles dans l'immédiat et m'empressai de m'approcher de la porte de notre cabine. Je ne pipai pas mot pour ne pas inquiéter Perrit inutilement, posai la statuette en obsidienne sur le bureau — que Perrit se dépêcha de récupérer au plus vite — avant d'enclencher la poignée.

Même si j'étais déjà presque certaine de ce qui allait se passer, mon cœur se serra quand la poignée resta obstinément bloquée. Avec un grognement étouffé, je m'appuyais de tout mon poids sur le battant qui ne boucha pas le moins du monde. Épaisse, solide et gonflée par les intempéries, nous n'avions aucune chance de l'ouvrir sans clé.

Je poussai un soupir rageur, les mains serrées et de la fumée s'en échappant.

— Je t'avais dit qu'il ne fallait pas leur faire... débuta Perrit avant de s'apercevoir que, sous le coup de la colère, j'avais de plus en plus de mal à me contrôler.

En deux enjambées il fut à mon côté et, à ma stupeur, il attrapa mes mains sans hésitation. Mes yeux se levèrent vers lui, étonnés, alors qu'il se força à m'adresser un petit rictus crispé qui devait ressembler à un sourire.

— Écoute, je sais que tu peux faire cramer ce bateau en deux secondes, il faut juste que tu en aies envie. Mais crois-moi, tu n'en as pas envie. Si tu fais ça, on sera tous les deux tués par ces brigands qui trouveront le moyen de sortir avant d'être brûlés. Alors respire un bon coup, et trouvons une solution plus rationnelle.

J'opinai du chef, parce que je savais pertinemment qu'il avait raison. N'inspirai et expirai le plus profondément possible, et sentis les battement de mon cœur s'apaiser. Quelques instants plus tard, la fumée disparaissait et les mains retrouvaient une température normale.

— Tu vas bien ? m'enquis-je, inquiète. Je ne t'ai pas fait mal ?

Perrit fit la grimace et regarda ses paumes, légèrement rougies sans être brûlées.

— Je survivrai.

J'acquiesçai avant de me laisser tomber de tout mon poids sur le lit. J'avais beau réfléchir, me casser la tête, aucune solution qui n'impliquait pas de faire brûler le navire tout entier ne me vint à l'esprit.

Nous restâmes ce qui me sembla être des heures : moi, allongée sur le lit en train de fixer le plafond et Perrit, avachi sur la chaise, tournant et retournant entre ses doigts la statuette d'obsidienne qu'il semblait avoir adoptée.

Au bout d'environ une heure, nous perçâmes une sorte de mouvement, une ondulation du plancher sous nos pieds, et mon cœur se serra quand je compris ce que c'était ; nous avions quitté la berge, et le navire s'élançait désormais en direction de la mer d'Atsāli. Puis le temps continua de s'écouler, les minutes s'égrenant au ralenti alors que nous restions pris au piège, impuissants.

Soudain, alors que je commençai a plonger dans une sorte de demi-sommeil comateux, le bruit de pas lourds me réveilla en sursaut. Très alerte, je bondis sur mes pieds, sur le qui-vive, tandis que Perrit venait plus prudemment se poster à côté de moi. Je vis du coin de l'œil qu'il se tenait quelque peu en retrait, dans mon dos, mais ce n'était guère le moment de lui faire une réflexion à ce sujet.

Tout juste cinq seconde après mon brutal éveil, la porte fut déverrouillée et s'ouvrît sur un Ath à l'expression triomphante. Il nous adressa un grand geste des bras qui aurait pu paraître chaleureux dans d'autres circonstances, comme un vieil oncle qui retrouve ses neveux après de longues années de séparation. Mais, quand je vis Ath, je ne fus prise d'aucune joie. Plutôt d'une envie de vomir et de lui brûler la tête comme je l'avais fait avec Dexí.

Le meneur des brigands nous adressa soudainement un regard désolé.

— J'aurais aimé que ça se passe autrement, fit-il d'un ton mélancolique. Mais, vous comprenez mes amis, j'étais obligé de faire ça. Obligé.

J'esquissai un pas en avant, furibonde.

— Obligé ? Obligé de quoi ? Nous avons un accord, n'est-ce pas ?

Pourtant, alors que je disais ces mots avec une voix rageuse, ils sonnaient creux même pour moi. Bien sûr, j'aurais dû m'en douter. Il n'y avait jamais eu d'accord, juste l'appât du gain. Prise d'un soudain élan de bonté, je lâchai :

— J'imagine que c'est moi, la bête de foire qui vous rapportera de l'argent. Dans ce cas, relâchez Perrit.

— Évidemment, ricana Ath, pour qu'il aille déballer toute cette histoire aux petits amis de la charmante demoiselle que vous êtes, à l'instant même où il mettra un pied hors de ce rafiot ? Il n'en est meme pas question.

Ma poitrine fut secouée d'un rire nerveux que je ne contrôlais qu'à moitié.

— Vous l'avez vu ? À la moindre opportunité il sera prêt à me trahir pour sauver sa peau. À vrai dire, je ne sais meme pas ce qu'il fait encore ici.

Ath paru songeur. Après quelques minutes de réflexion qui me parurent interminables, il haussa les épaules avec sérénité.

— Très bien. Dans ce cas, Zyla ?

Zyla, qui se tenait quelque part derrière un mât à proximité, me donna le sentiment de jaillir de nulle part. Aussi rapide et furtive qu'une ombre, elle se retrouva en une seconde derrière Perrit, qu'elle tira à l'écart pour que, tout en restant dans mon champ de vision, il soit trop loin pour que je puisse l'atteindre.

Je levai les mains en tremblant de colère, tous les conseils raisonnables de Perrit oubliés. Cependant, alors que des flammes commençaient à courir à la surface de la peau, sentant le danger, Zyla m'arrêta net. Sans se départir de la fluidité avec laquelle elle exécutait ses mouvements, elle sortit de sa ceinture un long couteau incurvé à la lame rouillée autrefois argentée, et l'appuyée contre la trachée de Perrit.

Je me figeai, aussi immobile qu'une statue, tandis qu'une goutte de sans perla et coula le long de la gorge de mon compagnon de route.

Mon sang ne fut qu'un tour dans mes veines. Je commençais apparemment à m'attacher assez à Perrit pour me préoccuper de sa vie et de sa mort et je voulais, par tous les moyens possibles et imaginables, le sortir de là.

Tel un animal enragé, je fondis sur Zyla en m'embrassât, mais l'arrivé éclair de la jeune femme avait détourné mon attention suffisamment longtemps pour que je ne remarque pas les trois hommes à la carrure d'armoire à glace qui en avaient profité pour se poster juste derrière moi.

À peine bondis-je sur Zyla que leurs bras larges comme des troncs d'arbres me saisirent et m'empoignèrent férocement, m'empêchant de me débattre. Un cri jaillit de ma gorge et je me sentis perdre le contrôle, une chaleur intense envahit tout mon corps.

Je n'avais aucune certitude mais il me semblait que je n'étais plus que flammes, ma vision était bouchée par un filtre rouge sang et j'entendais les hommes derrière moi retenir un grognement étouffé. 

Pourtant, malgré la violence de mon pouvoir qui se déchargeait autour de moi, rien à faire : ils ne me lâchèrent pas.

Petit à petit je me clamai, stupéfaite et prise au piège, désormais étourdie par la fatigue qui m'envahit à peine le feu calmé. J'étais prise de vertiges et ma tête tournait. Je tituba piteusement pour ne pas m'effondrer comme une vulgaire poupée de chiffon, mais ne n'avais plus qu'une pensée en tête : je voulais dormir.

Malgré tout, une petit voix qui se voulait raisonnable s'efforçait de me rappeler, au plus profond de mon être, qu'il ne fallait pas que je perde connaissance. Perrit avait besoin de moi réveillée. J'avais besoin de moi réveillée. Je ne pouvais pas m'avouer vaincue.

Tandis que je sombrais dans les ténèbres, des taches sombres dansant devant mes yeux, j'aperçus du coin de l'œil le regard effaré de Perrit. Quand à Ath, il riait à gorge déployée, l'air très content de lui.

Puis une douleur s'infiltra en moi comme un poids sur ma poitrine, et je laissai la chape de plomb qui pesait sur mes épaules gagner : l'obscurité m'envahît et je fermai les yeux pour l'accepter.

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