Chapitre 8


Je n'eus besoin que d'une visite pour pouvoir me repérer sans difficultés. Cela ne m'attira absolument pas la sympathie de Jedrek qui ne fut que plus méfiant. Qu'y pouvais-je si ma mémoire était immensément développée ? Ce n'était pas de ma faute.

Je passai des heures entières dans la Serre en attendant le lundi. Mon passe-temps favori était de semer Jedrek dans les sentiers et les parterres. C'était enfantin et ridicule mais j'adorais me dissimuler dans l'ombre d'une fleur géante et le regarder soupirer et se lancer une énième fois à ma recherche.

S'il y avait une chose que j'avais compris de Jedrek, c'était que son attitude revêche et froide n'était qu'une couverture. En vérité, il était plutôt appréciable, intelligent et observateur. Il avait vite compris que je n'agissais pas guidée par un quelconque noir dessein mais par jeu. Et s'il ne râlait pas, c'était qu'il aimait ça autant que moi.

À chaque fois que je venais dans la Serre, je découvrais de nouveaux recoins. Ce dôme était immense. J'étais sûre qu'il y avait des centaines de fleurs que je n'avais pas encore localisées. En fait, cet endroit était plus grand que Pit's End. Et si ce n'était pas le cas, c'était l'impression que ça donnait.

Le lundi arriva. Mon estomac était noué et je me sentais nauséeuse. Étonnamment, mon angoisse était aussi grande à l'idée de me retrouver avec la princesse que de faire face au Roi en personne.

Je savais que si la princesse décelait que je n'étais pas qualifiée pour cette position de gouvernante, ça serait la fin. Je serais jetée hors du château et toute ma mission serait un échec cuisant.

De plus, la description que m'avait donné le Prince n'était pas convaincante. Il n'était pas proche de sa sœur. C'était évident. Il y avait un gouffre entre eux. Comment pouvais-je croire ce qu'il me disait de sa sœur ?

J'entrai dans la salle d'études de la Princesse Addy. Elle était déjà là. Elle ressemblait à sa mère avec ses cheveux roux et ses yeux bleus. Toutefois, son visage me rappelait celui de son frère si ce n'était pour la douceur, l'enfance qui demeuraient dans ses traits.

Son sourire était étincelant. Vivifiant. Rafraîchissant. Elle me rejoignit, prenant ma main, me poussant à me redresser. Elle m'entraîna avec elle pour m'asseoir à la table ronde au centre de la pièce. L'odeur des livres devint vite entêtante. J'étais bonne pour une migraine.

- Alors c'est vous ma nouvelle gouvernante ?

- En effet, Votre Altesse.

Autant je détestais adresser aussi poliment le Prince ou le Roi, autant avec la jeune Addy, ça ne me dérangeait pas. À moins que ce titre ne commence à devenir trop naturel.

- C'est quoi, votre nom ?

- Sixtine.

- Oh, c'est joli ! Je peux vous appeler Sixtine ? Parce que c'est moins long que Miss...

- Marchetta.

- Je préfère Sixtine. Je peux vous appeler comme ça ?

- Bien sûr, Votre Altesse.

Elle secoua la tête.

- Addy. Je m'appelle Addy. Pas « Votre Altesse ».

Ce n'était pas correct de l'appeler par son prénom. Je n'avais pas le droit. Je n'étais que sa gouvernante. Si quiconque m'entendait lui parler en utilisant son prénom... Ça risquait de me poser de nombreux problèmes.

- Ce n'est pas une façon correcte pour moi de vous adresser la parole, Votre Altesse. Vous le savez.

- Personne n'a besoin de le savoir. Mon ancienne gouvernante le faisait. Elle savait que je préférais qu'elle m'appelle par mon prénom. Je n'aime pas tous ces « Votre Altesse ».

Je soupirai.

- Nous verrons. Pour l'instant, parlez-moi de ce que votre ancienne gouvernante vous apprenait. Avait-elle un emploi du temps ?

La princesse hocha la tête. Elle se leva et alla chercher une feuille qu'elle me tendit.

- Voilà ce que nous faisions.

Chaque période d'étude était nettement définie. Chaque jour avait sa matière. Le lundi, c'était littérature. Le mardi, histoire. Il y avait aussi des classes plus vagues comme « usages ». Il y avait même une heure dédiée au jardinage. Quel intérêt pour la princesse d'un royaume en guerre d'apprendre comme organiser un jardin ?

- Cela va changer, dis-je. Je ne vais pas vous apprendre à jardiner ! Il y a beaucoup plus important que de savoir planter des fleurs. Nous allons garder l'histoire, la géographie, les usages. Cela est utile. Nous allons ajouter de la politique. Savoir tenir une conversation, c'est bien en temps de paix. En temps de guerre, il vaut mieux une princesse avisée du monde qui l'entoure plutôt qu'une princesse qui ne sait pas ce qu'il se passe et comment réagir.

Elle hocha la tête sans paraître convaincue.

- Ça sera bien moins drôle que le jardinage mais c'est nécessaire, Votre Altesse. Il faut que vous soyez prête à toute éventualité.

- Je comprends. J'espérais que vous diriez cela. Tout le monde me prend pour une enfant. Je ne veux pas être comme ma mère. Je veux être comme mon frère.

- Comme votre frère ? Pourquoi comme votre frère ?

- Parce que nos parents comptent sur lui, lui font confiance. Il sait se battre, il sait beaucoup de choses sur tous les sujets et il est juste avec tout le monde. Il sait prendre des décisions difficiles. Il a déjà pris beaucoup de décisions que notre père a appliquées et toutes ont été bénéfiques au royaume. Il a arrêté à cause de la guerre.

Je ne tenais pas à parler plus longtemps de Ryker et de ses qualités de futur roi du Grand Royaume.

- Que savez-vous de la guerre, Votre Altesse ?

- Addy ! Je m'appelle Addy ! cria-t-elle en tapant du poing sur la table.

Est-ce digne d'une princesse de se comporter ainsi ? De taper du poing sur la table ?

Elle baissa la tête.

- Je ne veux pas que vous m'appeliez « Votre Altesse » !

- Pourtant, c'est ainsi que tout le monde vous appellera. Vous devez vous y faire. Vous êtes la Princesse. Personne ne vous appellera par votre prénom. Ce n'est pas protocolaire et vous le savez. Faire un caprice ne changera rien à cet état de faits. Vous êtes une princesse et vous devez vous comporter comme telle.

Elle fit la moue mais se réinstalla sur sa chaise.

- Quel sera le dernier cours de la semaine ? questionna-t-elle, sa voix calme mais tremblante.

- Vous allez apprendre à vous battre.

- PARDON ?!

Le choc sur son visage était hilarant. Mais peu digne d'une princesse. Son ancienne gouvernante ne lui avait-elle donc rien appris ?

- Votre Altesse ! Ignorez-vous donc comment vous tenir convenablement ?

- Vous voulez que je me batte ? Mais pourquoi ?! Quel raison aurais-je d'apprendre à me battre ? J'ai des gardes pour me protéger. Je n'aurais jamais à me battre !

- C'est là que vous vous trompez, Votre Altesse. Vous ne pouvez savoir de quoi le futur sera fait. Savez-vous pourquoi je remplace votre ancienne gouvernante ?

- Personne ne m'a dit pourquoi Leen devait partir. Ils m'ont juste dit que je ne la verrais plus.

Ils avaient caché toute la vérité à Addy. Ils l'avaient laissée dans le noir quant à la réalité. Ils lui faisaient croire qu'elle était toujours en vie.

- Elle a trahi le royaume, Votre Altesse. Elle a permis à des assassins d'entrer dans Phyre pour attaquer votre père, votre frère. Vous.

- A-Alors elle... Elle a été pendue ?

- En effet. Elle a été pendue.

Je lui laissai le temps de digérer l'information. Visiblement, elle avait créé un lien certain avec cette Leen.

- Alors mon père vous a dit de m'apprendre à combattre ?

- Pas exactement. Disons que c'est un secret entre nous. Personne ne doit le savoir. Seul vous, moi et le Capitaine de la Garde serons au courant de ces leçons.

Ses sourcils se froncèrent si fort que ses prunelles bleues disparurent.

- Pourquoi ça ?

- Pour le moment, cela est préférable. Aimeriez-vous que tout le royaume sache que vous apprenez à vous battre ? Ce n'est pas ce que l'on attend d'une princesse, n'est-ce pas ?

Elle opina sans répondre. Elle ne paraissait pas très enthousiaste. Malgré tout, je ne devait pas lui laisser le choix. Ryker et Jedrek savaient pour ces cours. Il fallait que je les lui donne. Je n'avais pas le choix.

Au final, elle ne l'avait pas plus que moi, toute princesse qu'elle soit. Personne ne lui laissait plus de choix que si elle était une servante. Elle avait plus de privilèges mais, quelque part, moins de liberté.

- Je ne veux pas me battre. Je ne veux pas faire ça. Je refuse. Je ne peux pas frapper quelqu'un. Je... Je ne peux pas !

- Vous pouvez, Votre Altesse. Tout le monde le peut avec un peu de volonté.

- Mais je ne veux pas ! Je refuse d'apprendre la meilleure façon de faire du mal à quelqu'un !

- Ce n'est pas de cela qu'il s'agir, Votre Altesse. Loin de là.

Elle croisa les bras en s'enfonçant dans sa chaise. Elle me toisa avec une froideur et un tel doute sur le visage qu'elle parvint presque à me mettre mal à l'aise.

- Il s'agit d'apprendre à vous défendre. De connaître les bons gestes à adopter pour faire face à quelqu'un qui vous veut du mal.

- Quel intérêt ? Je suis toujours protégée par les gardes ! Ils seront toujours là pour se battre à ma place.

Une réponse de princesse. J'avais attendu le « il y a quelqu'un pour le faire pour moi ». Il avait mis plus de temps que je n'aurais cru mais il était enfin apparu.

- Ils ne seront pas toujours là. Si un problème survient, ils ne seront pas forcément là pour vous surveiller et vous protéger. Ce royaume est en guerre. Vous devez apprendre à vous débrouiller seule. Déprendre des autres vous fera tuer.

Je m'étais montrée plus sèche et plus dure que je ne l'avais prévu. Les yeux d'Addy se remplirent de larmes.

- Je ne veux pas me battre !

Elle se leva, faisant tomber sa chaise, et sortit de la pièce. Et un caprice. Elle allait être difficile à canaliser. Elle était si habituée à ce que, lorsqu'elle disait non, tout le monde se plie à ses décision qu'elle ne supportait pas que je ne fasse pas de même.

Elle avait pensé que je céderai la première. Malheureusement pour elle, je ne faisais que commencer. Elle apprendrait à se battre. Son frère attendait de moi que je lui apprenne et je le ferai. Elle en avait besoin. Cette petite scène ne faisait que m'en convaincre d'autant plus. Elle dépendait trop de sa famille, de ses servants, de ses gardes. Seule, elle ne survivrait pas.

Or, j'étais là pour lui apprendre à survivre. Je ne comptais pas faire d'elle la lady modèle qui ne pense qu'aux belles robes et aux bals. Elle deviendrait une reine. Une reine puissante, autonome, forte. Une reine capable de faire face à un monde d'hommes sans avoir à plier l'échine.

Addy ne méritait pas d'être réduite à une princesse impotente, abrutie par les usages, par ce qu'on attendait d'elle. Ils la prenaient tous pour une enfant, la réduisaient à cet être chétif et dépendant. La vie de château était une drogue qu'ils avaient enfoncé dans ses veines depuis sa naissance.

Il était plus que temps que ça se termine.


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