Chapitre 7
Jedrek m'amena jusqu'à mes quartiers dans le plus grand silence. Alors que j'allais fermer ma porte, il la retint. Je levai les yeux vers lui, surprise. Ses iris se fichèrent droit dans les miens et s'y rivèrent.
- Vous devriez être plus prudente lorsque vous ouvrez la bouche.
Il tourna les talons et partit. Sa cape bleu roi claqua devant mes pieds. Je l'observai disparaître au détour d'un couloir avant de fermer la porte et de m'y adosser. Mes jambes tremblaient. Mes paumes étaient moites.
Quinten Madsen, Roi du Grand Royaume... Je le détestais encore plus maintenant que je l'avais rencontré. Ma haine avait été sans limite depuis que l'on m'avait dit son nom. Il avait froidement assassiné ma famille. Ma mère, mon père, mon frère. Tous morts à cause de lui.
Et maintenant qu'il m'avait en face de lui, sachant parfaitement que j'avais été adoptée par les Marchetta, il osait jouer l'ignorant ! Il osait les appeler mes parents ! Si cela n'avait tenu qu'à moi, je lui aurais tranché la gorge dans cette salle. Je l'aurais égorgé sur son trône.
Sauf que j'aurais été attrapée aussitôt par Jedrek et Ryker et exécutée. Je ne comptais pas mourir si jeune. Surtout pas en étant pendue. Quitte à mourir, je préférais mourir en combattant. Ça me ressemblait déjà plus.
Je m'installai sur le sofa et regardai par la fenêtre. Mes pensées n'eurent même pas le temps de dériver que l'on frappait à ma porte. Je n'avais même pas terminé de dire « entrez » que Jedrek entrait, suivi d'une femme râblée, les cheveux sévèrement noués sur sa nuque.
- Bonjour, lady Marchetta, me dit-elle. Je suis Junia, la femme du médecin. Je suis là pour vos blessures. J'ai pensé que vous préféreriez avoir affaire à moi plutôt qu'à mon mari.
- Je serai derrière la porte, souffla Jedrek à la vieille dame.
Elle lui sourit et lui fit signe de partir.
- Je ne risque rien, n'est-ce pas ?
Elle me regarda et je me contentai de rouler des yeux. Jedrek ressortit avec un regard d'avertissement pour moi. Regard que j'ignorais.
- Alors, ma chère, où êtes-vous blessée exactement ? Le prince a parlé de vos jambes.
Je lui désignai l'intérieur de mes cuisses, rougissant malgré moi. Sa bouche forma un O alors qu'elle hochait la tête.
- Allons dans la chambre. Nous serons plus à l'aise que dans ce petit salon.
Je la suivis. Je m'assis dans l'une des chaises près du paravent qui dissimulait ma baignoire personnelle. Elle me fit enlever mes dessous, et remonter ma robe. J'avais rarement était aussi mal à l'aise de ma vie.
Elle appliqua ses onguents rapidement et me banda avant de se tourner pour me laisser réajuster mes dessous et mes jupes. Je n'oserais probablement plus jamais la regarder en face.
- Merci, Junia. Sincèrement.
Son sourire illumina son visage. Elle ouvrit la porte et Jedrek se tourna vers nous.
- Ça a été ?
- Pourquoi es-tu si inquiet, Jedrek ? Tu vois bien que je suis en un seul morceau. Cesse donc un peu de t'angoisser pour rien.
Elle lui tapota l'épaule en passant. Il la regarda passer, ne s'occupant pas de moi.
- Votre mère ? interrogeai-je doucement.
Sa tête se tourna si vite vers moi que je crus pendant un instant qu'elle allait faire le tour de son cou. Ses prunelles étaient écarquillées de surprise.
- Comment... ?
- Cela se voit. Votre façon de la protéger, cette tendresse qu'elle a pour vous. J'ai vu mères et fils évoluer devant moi. Je sais les reconnaître.
Il plissa les yeux, incertain et sur ses gardes.
- Détendez-vous donc un peu. C'est mignon à voir. Au final, vous n'êtes pas un bloc de glace, Capitaine.
Je retournai dans mes quartiers sans le laisser répondre.
L'épaisseur des bandages de Junia était dérangeante. Ses onguents sentaient fort les herbes et me démangeaient. Il me fallait une distraction pour cesser d'y penser et faire disparaître la démangeaison.
Je regardai autour de moi. Le petit salon adjacent à ma chambre était encore plus beau que celui du manoir Marchetta. Les tons saumons s'accordaient aux dorures et aux tapis blancs. C'était très féminin mais le goût était délicat, riche sans trop en faire.
Ce que j'aimais le plus, c'était la vue depuis les fenêtres. Elle donnait sur la Serre. L'immense dôme de verre abritait des milliers de plantes dont des fleurs aux milles couleurs. De mon salon privé, je distinguais des roses, des rouges, des oranges, des bleus... C'était magnifique.
Je soupirai, admirant cette Serre dont j'avais tellement entendu parler et tellement rêvé. Tout ce que je m'étais imaginé n'arrivait pas à la hauteur de la réalité.
Je tressaillis au son d'un raclement de gorge. Je le connaissais. Je l'avais entendu mille fois sur le chemin du château. Aussi n'eus-je pas besoin de regarder pour savoir que je devais m'incliner. À chaque révérence que je faisais, ma colonne vertébrale devenait plus raide.
- Je suis ravi de voir que votre attitude irrévérencieuse n'atteint pas que moi. Toutefois, que je vous doive ma vie ou non, cela ne change pas le fait que vous devez tenir votre place. Vous n'êtes qu'une gouvernante.
- J'en suis tout à fait consciente, Votre Altesse.
Je me redressai sans qu'il m'en donne l'autorisation. Son regard se durcit, sa mâchoire se crispa. Je ne lui portai pas plus d'attention que ça.
Il s'installa dans un fauteuil et Jedrek ferma la porte derrière lui, appuyant son dos contre le battant. Le fourreau de son épée frappa le bois, me faisant lever les yeux vers lui. Il se contenta de hausser les épaules, un rictus sur les lèvres.
- Vous rencontrerez ma sœur lundi, reprit Ryker en époussetant son pantalon. Après le petit-déjeuner. Jedrek vous emmènera dans sa salle d'études.
Il ne me demandait pas mon avis. Il m'énonçait simplement mes obligations. Il n'attendait pas de réponse. Et s'il en attendait une, il ne l'aurait pas.
Je ramenai mon attention sur la Serre.
- Pour le reste de la semaine, vous pourrez visiter le château et préparer ce que vous allez lui apprendre.
Certaines fleurs semblaient luire. Notamment les violettes dans le coin le plus à l'ouest de ce que je pouvais voir.
- Quant à la faveur que je vous ai demandée...
L'épée de Jedrek fit un grand bruit en cognant la porte à nouveau. Nous nous tournâmes tous vers lui. L'embarras sur son visage me fit sourire.
- Excusez-moi, Votre Altesse.
Je me mordis la lèvre pour ne pas rire. La rougeur sur ses joues détruisait son image de grande brute froide et obéissante.
- Je disais donc. Par rapport à cette faveur, vous ne m'avez pas répondu. Le ferez-vous ?
Je me tournai vers lui. Il n'avait pas abandonné cette idée de donner des cours de combat à sa sœur. Ce côté secret ne me plaisait pas. Je ne voyais même pas comment il pensait qu'il m'était encore possible de le faire. J'allais être surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne pourrais pas sortir de mes quartiers sans avoir Jedrek sur les talons.
- Je pourrais éventuellement le faire mais pas dans le secret que vous attendez.
- Venez par ici, Jedrek.
Il parut aussi surpris que moi. Il s'arrêta à côté du Prince, la main sur le pommeau de son épée.
- J'aurais besoin que vous fassiez quelque chose pour moi. J'ai demandé à Miss Marchetta d'apprendre à Addy à se défendre. Je ne tiens pas à ce que mes parents soient au courant. Donc, il faudrait que vous aidiez Miss Marchetta à donner ces cours secrètement.
Le regard du Capitaine de la Garde se posa sur moi. Des petits plis apparurent entre ses yeux. Il ne m'en croyait pas capable.
- Si c'est ce que vous désirez, Votre Altesse.
- C'est le cas. Ma sœur a besoin d'apprendre à se battre. Nous sommes en guerre et des traîtres se promènent dans nos couloirs. Si jamais l'un d'eux vient à s'en prendre à elle, elle ne saura pas se défendre. C'est pourquoi j'aurais besoin que vous cachiez cela à mes parents. Surtout à ma mère.
- Je le ferai, Votre Altesse.
- Et vous ?
Les deux hommes me poignardèrent de leurs regards. Ce fut aussi puissant qu'un coup en plein estomac.
- Je le ferai, Votre Altesse.
Le Prince sourit, ravi. Il se leva.
- Tout est donc établi ! Familiarisez-vous avec le château avant lundi. Jedrek est là pour vous avoir à l'œil, pas pour être votre guide.
Mes dents grincèrent alors qu'il sortait.
- Vous feriez presque peur avec un tel regard, ricana le Capitaine de la Garde en prenant la place de son Prince dans le fauteuil. Sauf qu'avec cette robe, c'est juste impossible.
- Taisez-vous, vous ! Vous n'avez donc pas mieux à faire ?
- Le Roi m'a nommé pour vous surveiller. Donc non.
Je soufflai, agacée. Tous les hommes de ce château étaient-ils ainsi ? À jeter des remarques moqueuses à tout va, frôlant la misogynie ?
- J'ai du mal à croire que vous ayez réellement sauvé son Altesse. Vous êtes une lady. Les Marchetta ont toujours été influents et jamais ils n'auraient laissé leur fille apprendre à se battre.
- Je ne suis pas une lady. Je suis encore moins la fille des Marchetta et vous le savez aussi bien que moi. Tout le monde le sait. Pourquoi vous faîtes comme si ce n'était pas le cas ?!
C'était agréable de pouvoir enfin crier sur quelqu'un. Je n'aurais sans doute pas dû. Il était le Capitaine de la Garde et je n'étais qu'une gouvernante. Mais j'en avais besoin.
- Les règles de la Cour sont différentes, Miss. Lorsque les gens ignorent de quoi ils retournent, ils prennent l'image la plus simple et la garde en tête. Ils ne voient pas plus loin que les apparences pour les gens comme vous. Vous avez été élevée par les Marchetta ? Vous êtes leur fille. Vous n'êtes qu'une gouvernante. Ils se moquent totalement de votre vraie famille et de ce qui leur est arrivé. Ils se moquent de votre histoire. Vous êtes invisible. Vous n'existez que lorsqu'ils ont besoin de vous. Acceptez-le et allez de l'avant. Comme tout le monde avant vous.
Son ton claqua, détestable. Trop réaliste. Il avait raison. Tout du long, il avait raison. Je n'étais rien, à la Cour. Je n'avais aucune existence. Ils se moquaient de ma vie, de mes déboires, de mon histoire. Je n'étais là que pour apprendre à leur fille à être une princesse.
Et, désormais, à savoir se défendre par elle-même.
Je n'étais là que pour ça. Pour jouer un rôle. Pour remplir une place laissée vide par une idiote incapable de mener à bien une mission simple.
- Vous vous y ferez, poursuivit Jedrek en se levant. Vous n'avez pas le choix.
Il s'arrêta, la main sur la poignée.
- Votre dîner va vous être amené ici. Demain, nous irons visiter le château. Reposez-vous.
La nuit était tombée dehors. Si vite que je ne l'avais pas vue arriver. Une jeune servante vint allumer des bougies pour me donner un peu de lumière. Pourtant, elles me parurent dérisoires.
Sur mes murs blancs, seul le kaléidoscope des fleurs de la Serre luisait.
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