Chapitre 4


Nous galopâmes sans cesser pendant près de deux heures. Nous ne ralentîmes l'allure que lorsque les chevaux commencèrent à fatiguer. Nous avions encore un long trajet à parcourir et nous ne pouvions pas nous permettre de nous arrêter.

Au lieu de quoi, nous laissâmes nos montures avancer à un pas régulier, plus lent. Ni lui ni moi n'étions à l'aise. La forêt arborait une aura dangereuse, oppressante. Être incapable de voir plus loin que les oreilles de mon cheval ne me rassurait pas. Il pouvait survenir n'importe qui sur le chemin et nous ne pourrions l'éviter.

- Il vous connaissait, souffla soudain Ryker.

Je tressaillis, ne m'attendant pas à entendre le son de sa voix. Il avait eu la bonne idée de parler doucement.

- Ce mercenaire. Il vous connaissait.

Quelque part, commencer une conversation n'était peut-être pas une mauvaise idée. Je me sentais moins isolée, moins angoissée. Nonobstant, nous entendions encore moins de bruits. Je ne pouvais que faire confiance à Rosebird pour me prévenir si elle sentait quelqu'un rôder dans les bois.

- En effet. Il a... Il a tenté d'abuser de moi il y a cinq ou six ans. Il était en ville pour un contrat et j'ai eu la mauvaise idée de croiser sa route. Ce qu'il m'a sauvée fut ma capacité à me battre. Je croyais qu'il était mort.

- Maintenant, il l'est.

Je hochai la tête, bien qu'il ne puisse pas vraiment me voir. J'avais réellement cru ce type mort. Je lui avais ouvert le ventre avec ma dague et l'avait laissé là, fuyant.

Déjà à quinze ans, je savais parfaitement me battre. Par contre, donner la mort n'était pas mon fort, apparemment. Heureusement, j'avais appris depuis. Beaucoup.

- Puis-je vous poser une question peut-être un peu indiscrète, Votre Altesse ?

- Bien sûr.

- Pourquoi des mercenaires tentent-ils de vous tuer ? Et surtout, pourquoi n'êtes-vous pas protégé par des Chevaliers ? Il est visible que ces gardes, sans irrespect, n'étaient pas à la hauteur.

Il bougea sur sa selle, faisant gémir le cuir.

- La situation du Royaume n'a pas atteint Pit's End, visiblement.

- Cela dépend de la situation actuelle. Ne sommes-nous pas en paix avec les autres royaumes ?

- Plus depuis quelques mois, je le crains. Le Royaume de Glace nous a déclaré la guerre.

- Pourquoi cela ? Que s'est-il passé ?

- Le Roi Ash est malade. Son fils a pris la Régence. Le Prince Bâtard a toujours vu trop grand. Il veut se faire respecter plus que jamais depuis que son sale petit secret a été révélé. Nous sommes les voisins de son royaume donc nous sommes ses premières victimes.

J'ignorais tout cela. Ça changeait la donne. Complètement. Un royaume en guerre n'était pas géré par le même roi qu'un royaume en paix. Quinten Madsen ne réagirait de la même manière que si son royaume ne craignait rien. Il serait bien plus absent, bien plus paranoïaque. Ça rendrait tout tellement plus difficile.

- Et vos alliés ? Ils ne vous aident pas ?

- Si, bien sûr. Leurs armées ont rejoint les nôtres sur les deux fronts. Cet idiot de Feejin va perdre, c'est couru d'avance. Nous sommes deux puissantes nations contre lui. Il ne sait pas diriger ses armées intelligemment. C'est du suicide, ce qu'il fait.

- Je suis mauvais juge lorsqu'on en vient à la politique, je le crains, Votre Altesse. Je dois donc vous croire sur parole lorsque vous m'assurez que nous gagnerons cette guerre.

- Nous la gagnerons, Miss Marchetta. Je n'ai aucun doute là-dessus.

Il souriait. Bien que je ne puisse pas le voir, je le savais. Ça s'entendait dans sa voix. Il était sûr de lui. Et si lui l'était, il en allait forcément de même pour son père. Parce que si le Roi ne croyait pas en sa victoire, comment le Prince le pourrait-il ?

Et si le Roi était sûr de gagner cette guerre, peut-être ma mission ne serait-elle pas totalement compromise. Il ne serait probablement pas en déplacement pour des mois entiers, perpétuellement entouré d'une armée de Chevaliers.

- Vous serez en sécurité au château, poursuivit Ryker sans se rendre compte que je ne l'écoutais qu'à moitié. Les Chevaliers gardent toutes les entrées et patrouillent les halls. Il n'y a pas d'endroit plus sûr.

Si vous saviez...

Il ne pensait pas une seule seconde qu'il puisse y avoir du danger dans le château. Comment pouvait-il oublier les traîtres, les mercenaires, les espions... ? Et moi. Dès que j'aurais passé le pont-levis, le véritable danger viendrait de l'intérieur.

Il n'avait véritablement pas besoin de le savoir.

- Toutefois, j'aurais une faveur à vous demander.

Je battis des paupières un long moment, tentant de comprendre ce qu'il venait de se passer. Le Prince héritier du Grand Royaume venait de me demander une faveur ? J'avais mal entendu. Forcément.

- P-Pardon ?

- Je sais, c'est peut-être beaucoup demandé puisque vous m'avez déjà sauvé la vie deux fois, rien de moins. Je suis désolé, je...

J'étais sous le choc. Il n'agissait pas du tout comme un prince. Pas du tout comme je m'étais attendue à ce qu'il le fasse. Un prince ordonne, ne laisse pas le choix. Alors pourquoi Ryker parlait-il si... humblement ?

- N-Non, c-ce n'est pas ça, bégayai-je, prise au dépourvu. Je... Je ne m'attendais pas à ça. Je suis désolée, Votre Altesse. Dites-moi ce que vous attendez de moi. Je verrai ce que je peux faire.

- Comme vous êtes la nouvelle gouvernante de ma sœur et que vous savez visiblement vous battre... Pourriez-vous lui apprendre ? Secrètement.

Je haussai un sourcil. Pour quelle raison me demandait-il cela si le château était si sûr ?

- C'est une demande très étrange, je m'en rends compte. Je pense cependant qu'il serait bénéfique pour Addy de savoir se défendre aussi bien que vous. On ne sait jamais ce qu'il peut se passer et avec tous ces mercenaires envoyés après ma famille et moi... Je préférerais qu'elle sache se défendre.

Il tenait à sa sœur. Un point faible. Je savais déjà où frapper pour le faire plier si jamais je venais à devoir user une technique aussi méprisable.

- Vos parents ne pensent-ils pas pareil que vous, Votre Altesse ?

À force de répéter son titre, j'allais vomir.

- C'est plus compliqué que ça. Ma mère vit dans un monde où tout va pour le mieux. Elle agit comme si le Grand Royaume était en temps de paix, riche et prospère. Si je venais à évoquer l'idée d'apprendre à sa petite princesse à se battre, un sport d'hommes ! Elle me ferait gaver de potions pour me guérir de mon délire.

Mon éclat de rire fut irrépressible. Il jaillit de ma bouche sans que j'aie un quelconque contrôle dessus. Je plaquai une main sur mes lèvres, tentant de l'étouffer.

- Excusez-moi, Votre Altesse ! C'est juste que... C'est drôle.

- Ne vous excusez pas, Miss Marchetta. Je m'attendais à une telle réaction.

Je pinçai les lèvres pour tenter de me calmer.

- Et votre père ? Qu'en pense-t-il ?

Ma voix était un peu étranglée à force de réprimer mon rire. S'il le remarqua, il ne fit aucune remarque.

- Je ne lui en ai pas parlé. Ça ne servirait à rien. Il me dirait d'aller en parler à ma mère puisque c'est elle qui gère tout ce qui concerne ma sœur ou de prendre la décision moi-même. C'est pour cela que je vous le demande comme une faveur bien que je vous doive déjà énormément.

Il était si ouvert et si franc que j'ignorais comment réagir. Ce n'était pas ce pour quoi je m'étais préparée. Il aurait dû être condescendant et autoritaire. Princier. Au lieu de ça, il était... Normal. Si cela pouvait décrire son attitude.

Au moins, ma vision de son père ne changeait pas. Il me paraissait toujours aussi détestable. J'avais toujours hâte de le détruire.

- En avez-vous au moins parlé à votre sœur ?

- Non.

Clair, net et précis. Il ne tenait pas à s'attarder sur le sujet. Il s'était refermé comme une huître. Il acceptait de parler de son père, de sa mère mais pas de sa sœur ? Ou peut-être avait-il réalisé qu'il en avait trop dévoilé. Qu'il parlait trop librement.

Ou peut-être y avait-il simplement plus à cette histoire qu'il ne laissait échapper. Son voyage lui avait-il fait oublier qu'il était le prince héritier du Grand Royaume ? Les usages de la Cour ? Je ne savais pas quoi penser de ce soudain revirement de comportement.

Le claquement rythmique des sabots de nos chevaux et de ceux de la garde était le seul bruit qui résonnait. La forêt s'était endormie. Lâchant les rênes pendant un instant, je me changeai de position sur ma selle. Je faisais entièrement confiance à ma monture pour ne pas me faire tomber.

Malgré tout, ce ne fut pas Rosebird qui faillit me mettre à terre. Ce fut cette fichue tenue d'équitation neuve et mal cousue que Patsy m'avait forcée à enfiler. Ma peau était brûlée, à vif. Si je venais à devoir me battre en corps à corps ou à courir pour ma vie... J'étais fichue.

Je parvins à me réinstaller sur la selle sans chuter. Ma tête trouva sa place sur l'encolure de Rosebird. Une fois mon équilibre trouvé, je pus m'allonger complètement sur le dos de ma jument.

Je fermai les yeux, songeant à cette conversation. Et je réalisai qu'il me manquait des informations essentielles sur la princesse Addy. Je ne savais rien d'elle. J'ignorais si c'était une peste ou une intellectuelle, ce que sa gouvernante précédente lui avait appris... Je ne savais rien de ce qui pourrait m'être utile pour remplir mon rôle de gouvernante.

- Votre Altesse ? appelai-je prudemment.

Allait-il accepter de me répondre ? Je l'espérais. De ce que j'avais lu de ses mots, je me doutais que lui et sa sœur n'étaient pas fusionnels. Nonobstant, il devait bien savoir des choses sur elle.

Et surtout, il devait savoir pourquoi elle avait besoin d'une nouvelle gouvernante.

- Oui ?

- Comment est votre sœur ? Quel genre de personne est-elle ?

Il demeura silencieux. Il n'allait pas répondre. Forcément qu'il ne le ferait pas. Maintenant qu'il s'était refermé, il ne dirait plus rien. Pourtant, j'avais besoin de savoir. Ça m'épargnerait bien du travail si j'avais une idée de ce à quoi je devais m'attendre.

- Elle est douce, innocente, intelligente. Elle cherche toujours le meilleur chez les gens. Même chez ceux qui ne le méritent pas. Surtout chez ceux qui ne le méritent pas, en vérité. Elle adore les animaux. Les livres aussi. Elle lit beaucoup.

Il ne continua pas. Le silence se maintint pendant un long moment sans qu'il ne dise rien. Il n'avait donc que ça à dire sur sa sœur ? La connaissait-il si peu ?

Quelque part, je n'étais pas étonnée. Ils avaient dix ans d'écart. Ça n'avait pas dû les aider à se lier. Ça avait plutôt dû les éloigner. Lui, aux prises avec ses leçons de prince héritier et elle, juste un bébé... Il était impossible qu'ils aient tissé un lien. Bien qu'ils soient nés des mêmes parents, au même endroit, ils évoluaient dans des mondes tout à fait différents.

- Elle a l'air d'être une enfant adorable, soufflai-je, ne sachant pas trop quel ton adopter.

- Elle l'est. C'est la petite fille la plus adorable au monde.

Il y avait de la tendresse dans sa voix. Une étrange mélancolie.

Brusquement, il lança son cheval au galop. Sans prévenir, sans rien dire. Une seconde, il était à côté de moi, la suivante, il était partit à toute vitesse.

Je mis plus longtemps qu'il n'était normal pour reprendre une position normale sur ma monture. Cette fois, je fus sûre d'être sérieusement amochée. Mes cuisses étaient poisseuses, engourdies. Il fallait que l'on s'arrête et que je me change. Galoper dans ces conditions était impensable.

- Votre Altesse !? Votre Altesse ?! appelai-je.

Il était déjà trop loin pour m'entendre. Il allait me falloir galoper si je voulais le rattraper.

Je tirai sur les rênes, faisant stopper Rosebird. Je descendis et me résignai à me changer rapidement. Enlever le pantalon fut loin d'être aussi aisé que cela aurait dû l'être. Il était collé à mes plaies.

Une fois que je parvins à m'en débarrasser, j'utilisai ma dague pour découper des lanières de soie dont je me servis comme bandages. Je trouvai un pantalon à l'aveugle dans mes sacoches et le mis par-dessus. Ça ne me ferait probablement pas moins mal mais, au moins, ça n'aggraverait pas les dégâts. Et je pourrais galoper.

Rosebird n'attendit pas que je lui en donne l'ordre pour se lancer. Elle filait comme une flèche, martelant le sol de toute sa puissance. Le vent sifflait à mes oreilles.

Ma jument était rapide, la plus rapide de toutes les montures des Marchetta, mais les étalons royaux devaient sûrement la battre. Il y avait donc peu de chances que je parvienne à rattraper Ryker à part s'il ralentissait ou s'arrêtait.

La forêt s'arrêta brutalement, me lâchant au milieu de champs en friche. La lune brillait dans un ciel étoilé dénué de tout nuage. La silhouette du Prince était à peine discernable dans la nuit. Il n'était pas aussi loin que je le craignais.

Je le rattrapai rapidement.

Et ne m'arrêtai pas.

Je poursuivis ma route comme si je ne l'avais pas vu. Puisqu'il était parti sans prévenir, je ne comptais pas lui faire le plaisir d'agir comme une demoiselle en détresse.

Au final, il était comme je l'avais imaginé.



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