Chapitre 21

Ma tête bourdonnait. J'avais été tirée du lit à une heure impossible par un Jedrek fanfaronnant que ma journée allait être longue et pénible. J'ignorais pourquoi il disait ça. Ce dont j'étais sûre, toutefois, c'était qu'entendre sa voix dès le réveil, c'était la pire chose qu'il pouvait m'arriver.

Je me rendis vite compte que j'avais tort. Au petit-déjeuner, Lady Persley avait un étrange sourire et ne para presque pas. J'eus le sentiment d'avoir changé de monde. Ne pas l'entendre piailler sans cesse dès le réveil était une expérience que je ne pensais pas vivre un jour.

La raison de ce surprenant silence ne tarda pas à se dévoiler. Son sourire était déjà éclatant lorsqu'elle parlait avec Ryker mais lorsqu'elle me vit approcher avec Jedrek, il devint éblouissant. Si large qu'elle finit par ressembler à un monstre.

- Oh, vous voilà ! Je vous cherchais, commença Ryker.

- Votre Altesse, répondis-je poliment avec une révérence. Lady Persley.

- Miss Sixtine ! s'exclama cette dernière en posant une main sur mon épaule. Je vois que vous savez enfin viser à votre hauteur !

Je cillai, prise au dépourvu.

- D-De quoi parlez-vous ?

- Ma femme de chambre vous a vue cette nuit, sortir avec ce cher Capitaine.

Il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre où elle voulait en venir. Le Prince, lui, avait les sourcils froncés.

- Je crois que vous vous trompez, Lady Persley. Le Capitaine m'emmenait voir le médecin royal. Rien de plus.

Aussitôt, son expression changea. De même pour celle du Prince.

- Êtes-vous malade ? me demanda ce dernier avec ce qui me parut être de l'inquiétude dans la voix.

- Pas vraiment, Votre Altesse. J'ai simplement ce problème qu'ont toutes les femmes. Lady Persley doit savoir à quoi je fais référence, n'est-il pas ?

La lady était rouge comme une tomate et m'assassinait du regard. Je lui fis un petit sourire innocent dans le seul but de l'ennuyer encore plus.

- Mère dit que seules les filles de mauvaise vie ont ce problème. Je ne l'ai donc pas, évidemment.

- Je vous plains, ma chère. Si cela s'apprend, vous ne trouverez pas de bon mari car ce problème est l'apanage des femmes capables de donner un héritier... Demandez donc à votre mère.

Retenant un sourire rayonnant de victoire, je me tournai vers le Prince pour une révérence.

- Si vous voulez bien m'excuser, j'ai une leçon de biologie à donner à son Altesse la princesse Addy. Peut-être voudriez-vous vous joindre à nous, Lady Persley ?

Celle-ci poussa un cri de rage et leva la main pour me gifler. Je ne cillai même pas. Comme je m'y attendais sa main fut parée. Par deux autres, ce qui fut la seule surprise. Je n'aurais pas pensé que Ryker s'interposerait en sachant que Jedrek allait déjà le faire.

- Votre Altesse ! se récria-t-elle, stupéfaite.

- Puis-je savoir quelle mouche vous a piquée ? Vous ne comportez pas comme une lady mais comme une tenancière de taverne ! Je vais devoir parler à votre père de votre comportement. Vous n'êtes pas chez vous. Personne ne vous a permis de frapper ceux qui vivent ici.

Elle dégagea sa main et pointa un index tremblant vers lui.

- Vous savez très bien que nos pères ont d'ores et déjà prévus de nous marier ! Ce château est déjà comme le mien ! Je peux accepter que vous profitiez de ce qu'il vous reste de liberté mais pas que vous laissiez votre maîtresse m'humilier sans intervenir !

- Depuis quand suis-je sa maîtresse ? soufflai-je à Jedrek qui retint un éclat de rire.

- Chut, j'écoute. J'ai l'impression d'être au théâtre, c'est très drôle.

J'observai le visage de Ryker. Une colère comme je n'en avais jamais vue déformait ses traits. Pour la première fois, il ressembla à son père. Cette méchanceté latente dans ses yeux bleus me mit profondément mal à l'aise.

Malgré tout, je m'amusai beaucoup à regarder leur dispute.

- De un, il n'a jamais été question de mariage. Surtout pas entre nous. Ne vous montez pas la tête, cela n'arrivera pas. Ensuite, mes relations ne vous regardent pas. Je pourrais avoir un harem que vous ne seriez pas concernée. Enfin, vous cherchez sans cesse à attirer des problèmes à Lady Sixtine. Vous vous débrouillez. Je ne suis pas votre garde-chiourme. Vous êtes censée pouvoir vous débrouiller seule.

- CE N'EST PAS UNE LADY !

Jedrek s'éloigna, ne pouvant plus retenir son rire.

- Il me semble que le premier commandement d'une lady est de ne pas faire d'esclandre. Ai-je raison, Lady Sixtine ?

- Vous avez raison, Votre Altesse, dis-je suavement. Il est très mal venu pour une lady de se faire remarquer ainsi.

Les larmes perlèrent au bord des yeux de Lady Persley. Elle serra ses petits poings en nous regardant l'un et l'autre, faisant tressauter ses bouclettes autour de son visage.

- Vous choisissez le parti d'une gouvernante ? Tout le monde sait que nous finirons par nous marier. Et vous l'aviez accepté avant qu'elle n'arrive ! Sa présence ne changera rien à nos plans !

- Nos plans ? Vos plans, vous voulez dire ! Je n'ai jamais été consulté sur cette question de soi-disant mariage. Je ne compte pas me marier avec vous. Après une telle scène, il en est encore moins question ! Je suis le seul à choisir avec qui je me marierai et ça ne sera pas vous.

Cette fois, les larmes dévalaient le visage de Lady Persley. Le pire était que Ryker n'avait pas fini.

- De plus, vous venez d'avouer vous-même que vous ne pourriez donner d'héritier. Pensez-vous avoir seulement une chance d'atteindre le trône ?

Il tourna les talons et s'arrêta à côté de moi, me tendant son bras.

- Je vous accompagne ?

J'acceptai son bras avec un sourire, ignorant le regard de la lady en larmes qui s'effondrait dans le couloir. Nous ne dîmes rien jusqu'à ce que Jedrek réapparaisse. Il souriait toujours comme un gamin et semblait vraiment s'amuser.

- Cette folle pensait vraiment que j'allais l'épouser ? Que j'allais en faire la Reine ? Elle a vraiment si peu dans le crâne ?

Ce fut plus fort que moi, je me mis à rire. Jedrek postillonna lorsque son fou rire le reprit. Le Prince nous regarda rire en roulant des yeux.

- Au cas où vous ne l'auriez pas réalisé, dis-je prudemment, elle songeait vraiment que vous alliez vous marier. Elle m'a même mise en garde. Je ne sais pas si elle est réellement amoureuse mais elle était certaine d'accéder au trône.

À cette pensée, j'eus mon estomac qui se serra de façon très désagréable. Je ne compris pas pourquoi. Je repoussai cette sensation au loin, refusant de m'y attarder.

- Pourquoi ? Qu'ai-je fait qui puisse l'avoir convaincue que cela avait une chance de se produire ?

- Je l'ignore. Je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour pouvoir le savoir.

Il regarda Jedrek qui haussa les épaules.

- Vous êtes gentil avec elle Je pense que cela suffit. Vous êtes le prince héritier, vous lui répondez quand elle vous parle...

- Il est vrai que cela peut amplement suffire, admis-je. Je ne la connais mais elle me paraît être le genre de personne à croire qu'un peu de gentillesse et de politesse est l'apanage de l'amour.

- Oh, pitié... gémit Ryker, nous faisant rire derechef.

Il s'arrêta devant la porte menant à la salle d'étude de la princesse. Il parut hésiter. Ses relations avec sa sœur étaient... inexistantes. Il s'inquiétait pour elle et voulait le meilleur mais il ne lui parlait pas et ne se retrouvait jamais avec elle.

Addy voulait l'attention de son frère. Le gouffre qui les séparait était cependant impossible à combler. Ryker avait dix ans de plus que sa sœur et il était déjà grand lorsqu'elle était née. Il était pris par ses études de futur Roi. Il n'avait jamais pu prêter attention à sa petite sœur et tous les deux le vivaient mal.

Heureusement, je n'avais pas à m'en préoccuper. J'avais mieux à faire que lier frère et sœur. Il était adulte, il pouvait se débrouiller tout seul.

- Merci pour m'avoir accompagnée jusqu'ici et m'avoir fait rire, Votre Altesse, singeai-je.

- Vous reprenez de mauvaises habitudes, râla-t-il.

Je lui fis un sourire moqueur avant d'entrer dans la salle d'études sans répondre.

Je ne parvins pas à me concentrer. Mon esprit voguait sur cette dispute entre Ryker et Lady Persley. Plus précisément, sur les réactions qui étaient survenues en moi sans que j'ai un quelconque contrôle dessus.

Aucune ne me plaisait. Les choses dérapaient et si je ne récupérais pas mon contrôle dessus, ma mission allait être un cuisant échec. Après tout le travail que j'avais accompli, il était hors de question que je laisse des émotions d'adolescente me perturber. Surtout qu'elles n'avaient aucune raison d'être.

Je cherchai une occasion de parler à Jedrek. Je voulais mettre notre plan en marche dès ce soir. Néanmoins, il me fut impossible de lui parler seule à seul. Après la leçon de combat de la princesse, il s'éclipsa et ne parut plus. Je dus me rendre au déjeuner avec Addy qui ne lâchait pas mon bras et me posait mille questions auxquelles je répondais distraitement.

Où donc avait pu passer Jedrek ? D'ordinaire, il ne me lâchait pas d'une semelle de la journée. Bien sûr c'était quand j'avais un besoin urgent de lui parler qu'il disparaissait !

Je rongeai mon frein comme je pus, m'installant à la table du déjeuner. Pour la première fois, la Reine parut à l'heure. Elle n'arriva pas alors que ses enfants et moi avions presque terminé notre repas.

Le ciel allait me tomber sur la tête avant la fin de la journée.

En dépit de la présence de la Reine, je remarquai aussitôt que quelque chose n'allait pas pour Ryker. Il picora, un coquard commençait à apparaître autour de son œil droit et sa lèvre était fendue. Sans compter ce regard noir et furieux qu'il arborait.

Une seule personne pouvait lui avoir fait cela. Son père. Seul le Roi pouvait oser frapper le Prince. Si cela était venu d'une tentative d'assassinat, il y aurait du remue-ménage. Or, ce n'était pas le cas.

La Reine remarqua aussi les traces de coups sur le visage de son fils.

- J'ai entendu parler de ton éclat, lui dit-elle en guise de salut. Quand apprendras-tu à te comporter comme ton rang l'exige ?

Il ne dit rien mais le coup d'œil bref qu'il lui lança me glaça le sang. Il n'y avait plus de doutes : il était le fils de son père. Bien que le Roi n'ait pas les mêmes yeux bleus, ce que leurs prunelles transmettait était identique.

- Heureusement pour toi, j'ai l'occasion parfaite pour te rattraper. Comme tu le sais, ton père va rejoindre ses troupes à la guerre. Pour lui montrer notre soutien, nous allons organiser un grand bal. Tu saisiras cette occasion pour te racheter auprès de Persley.

- Dites-lui de m'enfermer dans les donjons, vous gaspillerez moins votre salive, répliqua sèchement Ryker sans lever les yeux de son assiette.

La main de la Reine jaillit et elle frappa son fils. Le bruit de la gifle résonna dans l'immense pièce en un écho terrible. Elle réajusta sa robe autour de ses jambes et reprit ses couverts comme si de rien n'était. Un sourire affable peignait même ses lèvres.

La petite main de la princesse se glissa sur la mienne. L'inquiétude luisait dans ses beaux yeux verts. Je forçai un sourire, l'incitai à se tenir un peu plus droite, à relever le menton.

- Sixtine, me héla soudain la Reine, me coupant en pleine phrase murmurée pour Addy.

- Oui, Votre Majesté ?

- Vous aiderez ma fille à se préparer pour le bal. Vous réviserez ses manières – je veux qu'elles soient impeccables – et un professeur viendra lui apprendre à danser. Veillez à ce que tout se déroule à la perfection. La moindre erreur ne sera pas pardonnée.

- Bien, Votre Majesté.

- Le bal est programmé pour la semaine prochaine. Je veux que ma fille soit prête. Depuis votre arrivée, je ne vois pas de différence. Alors faites enfin ce pour quoi vous êtes ici.

- Bien, Votre Majesté.

Mes doigts se crispèrent sur mes couverts. J'allais lui arracher la langue avant la fin du repas si elle ne se taisait pas.

- Ce poulet est délicieux. Il semblerait que nous ayons enfin un cuisinier digne de ce nom.

- Si vous cessiez de fouetter vos esclaves qui sont en cuisine pour des raisons spécieuses, les plats qui sortent seraient bien meilleurs, asséna calmement Ryker, provocateur.

Le Reine se leva avec cette grâce qui, soudain, me parut dangereuse. Elle empoigna les cheveux de son fils, lui renversant la tête en arrière. Addy blottit son visage contre mon épaule, effrayée.

- Ne pousse pas ta chance, mon fils. Tu es peut-être l'héritier du trône mais pour moi, ça ne signifie rien. Tire un peu trop sur la corde et tu devras gérer ce royaume avec un œil en moins.

Elle repoussa si violemment qu'il percuta la table. Le choc renversa les verres de vin qui souillèrent la nappe blanche de coulées sanglantes.

J'eus à peine le temps de ciller qu'une grande gifle me brûla la joue. Le visage de la Reine se colla au mien, sa peau douce et froide.

- Ne vous attachez pas à ma fille. Vous n'êtes que temporaire. Une fois votre office rempli, vous... disparaîtrez. Suis-je claire ?

Je ne répondis pas, me tenant aussi fièrement que possible. Elle ne m'intimiderait pas.

Elle quitta la pièce après m'avoir caressé les cheveux et raclé le crâne de ses oncles acérés. J'étais prévenue.

Je passai un bras autour des épaules de la jeune princesse qui tremblait, terrifiée. Je n'avais pas peur des menaces de la Reine. Le Roi avait déjà menacé de me pendre.

Toutefois, les deux faces de la Reine étaient plus dangereuses que la violence et le sadisme non-retenus du Roi. Elle était plus instable que son mari. Il suffirait d'une petite contrariété pour la faire exploser et la rendre violente.

Elle était comme un sermal, ces longs reptiles dont les écailles changeaient de couleur. Elle ondulait dans le sable, invisible, sa peau épousant la couleur de son environnement. Et elle frappait à la moindre vibration ou émanation de chaleur.

Je n'aurais pas pensé avoir à me méfier autant de la Reine. Elle avait toujours été une écervelée préoccupée par ses tenues. Elle cachait bien son jeu. Elle était comme son mari mais se montrait plus maligne. Elle dissimulait son vice devant les gens et l'infligeai à ses enfants dès que les gens regardaient ailleurs.

Ryker se leva, faisant racler sa chaise sur le sol. Je levai automatiquement les yeux vers lui.

- Protégez ma sœur, m'ordonna-t-il. Lorsque ma mère est dans cet état, on ne sait jamais ce qu'elle va faire.

Il sortit sans que j'aie le temps de répondre.

Je songeai longuement à ce qu'il s'était passé. Je ne pouvais pas poser de questions à la princesse. Cela aurait paru trop suspect même si elle m'aurait assurément donné plus d'informations que je n'en demandais réellement. Il fallait que je demande à Jedrek, mon seul allié. Qui avait disparu.

La princesse n'aborda pas le sujet de l'attitude de sa mère et ce fut préférable. Nous continuâmes notre journée comme si rien ne s'était passé. Les cours passèrent dans le calme le plus absolu. Ma joue brûlait, portant la marque de la main de la Reine. J'étais furieuse. Je ne savais même pas pourquoi elle m'avait giflée. Sûrement par pur plaisir sadique.

Le soir venu, je tournai dans mes quartiers comme un lion en cage. J'attendis que Jedrek reparaisse. À chaque seconde écoulée, les murs parurent se rapprocher, transformant ces pièces luxueuses en cage dorée.

Ma mission avait commencée à sortir de mon esprit et il n'y avait rien de pire. Me préoccuper des affaires de la Cour n'était pas mon problème. Le Roi ne devait toutefois pas vivre assez longtemps pour mener cette attaque sur les rebelles. Je ne pouvais pas le laisser massacrer des innocents pour asseoir un pouvoir qu'il ne garderait pas.

Aussi, quand la nuit fut tombée, je renonçai à attendre que le Capitaine de la Garde revienne. Je n'aurais pas de garde-fou si jamais je me retrouvais dans une sale situation. Ce qui n'avait plus d'importance du moment que le Roi mourrait cette nuit.

J'enfilai ma tenue noire, relevai la capuche sur mon visage, ouvris ma fenêtre et sortis dans l'air froid qui tourbillonnait autour du château.


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