Chapitre 2
Cinq pointes d'épées effleurèrent mes cheveux. Une fine mèche brune glissa sur mon bras.
Je me forçai à baisser mon arme. Mon plan n'était pas d'abattre le Prince devant ses gardes. Ce n'était pas lui, ma cible. Pas tout de suite, en tout cas. J'avais bien plus à faire avant qu'il n'apparaisse sur ma liste.
- Baissez vos armes, ordonna sèchement le Prince.
Aussitôt, les cinq gardes remirent leurs épées dans leurs fourreaux sans même chercher à les essuyer.
Je me tournai vers Ryker Madsen, Prince du Grand Royaume, et me forçai à faire la révérence. Tout en moi se révoltait. Toutefois, il me fallait faire profil bas.
Il le lut sur mon visage. L'éclat dans ses yeux bleus me l'avoua. Un sourire apparut sur ses lèvres.
- À qui ai-je l'honneur ? me demanda-t-il, sa voix bien plus douce.
- Sixtine Marchetta, Votre Altesse. La nouvelle gouvernante de votre sœur.
Le miel dans chacun de mes mots faillit me faire vomir sur ses bottes lustrées. Il n'aurait pas apprécié, assurément.
- Jullian a déjà embauché une nouvelle gouvernante ?
Mon silence fut la seule réponse qu'il obtint de moi. Il se détourna, envoyant des ordres à ses gardes avec tant de supériorité et d'autorité dans la voix que je serrai les dents. Sans un mot, j'allai chercher Rosebird. Elle m'attendait calmement là où je l'avais laissée.
Je caressai son chanfrein avant de remonter en selle. Peu préoccupée par la présence du Prince et de sa garde, je regagnai le chemin. J'ignorai le bruit de galop derrière moi jusqu'à ce que Ryker se cale sur mon rythme. Je lui jetai un regard en rattachant mes cheveux. Ce maudit ruban ne cessait de glisser.
- Vous gagnez le château seule ?
Un sarcasme sur le bout de la langue, je comptai jusqu'à trois avant de répondre.
- En effet.
- Seule ?
- Visiblement.
Mon cynisme ne tira de lui aucune réaction si ce ne fut de l'étonnement.
- Votre famille vous laisse faire ?
- En effet, répétai-je, commençant à me lasser de cet interrogatoire.
- N'ont-ils pas peur de vous voir vous faire attaquer ?
- Je sais me défendre. Vous devez l'avoir remarqué. J'ai beau être une femme, je sais mieux me battre que vos gardes. Je ne crains rien, seule au milieu des bois. Vous, par contre, je ne parierais pas sur votre sécurité avec ces bras cassés.
Il éclata de rire. Il s'en amusait. C'était préférable. Mieux valait éviter de me le mettre à dos. Mon plan était de m'attirer ses faveurs, de le forcer à m'être redevable. Pas de le mettre en colère.
- Il est vrai que la Garde Royale n'est pas ce qu'elle était, crus-je l'entendre souffler.
Peu sûre d'être supposée entendre cette remarque, je fis comme si je ne l'avais pas perçue.
Deux gardes nous rejoignirent, les sabots de leurs chevaux martelant le sol avec violence. Les deux bêtes piaffaient et renâclaient. Je vis aussitôt les croûtes ensanglantées dans leurs flancs. Des éperons.
La bile me monta et j'eus envie de leur arracher les jambes. Je me mordis la langue pour taire les commentaires acerbes qui se formaient dans ma bouche.
J'observai les trois hommes du coin de l'œil. Tous trois avaient la même cape rouge sang. La seule chose qui différenciait le Prince de ses gardes était le lion brodé de fils d'or, l'emblème royal. Les deux gardes n'avaient d'une broche qui maintenait les deux pans du tissu sur leur poitrine.
De plus, Ryker avait le dos droit, le menton en avant, une prestance indéniable. Les deux autres, eux, étaient à moitié avachis sur leurs montures, la fatigue peignant leurs traits. Que des pilleurs de seconde zone s'attaquent à un attelage royal ne m'étonnait plus. On percevait l'épuisement des gardes à trois kilomètres.
Comment le Prince du Grand Royaume pouvait-il voyager avec une escorte aussi peu fiable ? Il aurait dû être entouré de chevaliers entraînés et vaillants, pas de simples gardes, déjà. Pourtant, réalisai-je, c'était le cas. Les cinq hommes du cortège n'étaient que de simples gardes.
Je n'avais pas souvent vu les Chevaliers mais je savais les reconnaître par leurs habits. Cape de velours rouge, broderies dorées, broche et surtout, une épée fine, acérée, au pommeau serti de saphirs et d'émeraude, frappée du Lion royal.
Dans le feu de l'action, je n'avais pas fait attention. Les pilleurs avaient été mieux informés que moi. Ils savaient qu'aucun des accompagnateurs du Prince n'était un Chevalier.
Si je n'étais pas intervenue, Ryker Madsen serait mort ou retenu captif.
J'avais fait bien plus que je ne l'avais songé. Je lui avais sauvé la vie. Ce n'était pas du tout ce que j'avais prévu. Nonobstant, c'était un atout non-négligeable. Il me devait sa vie. Aurait-il assez d'honneur pour le reconnaître ? Et surtout, s'acquitterait-il de sa dette lorsque je le lui demanderais ?
Le sentier devint plus escarpé, en descente. Je poussai Rosebird en avant, roulant des yeux face à l'hésitation des hommes. Ces types n'étaient jamais sortis du château, à n'en pas douter.
Ma jument trouva seule le chemin. Je n'eus qu'à serrer un peu plus mes jambes et à me pencher en arrière pour contrebalancer le poids et lui rendre le trajet plus aisé.
Une plaine verdoyante s'étendait à perte de vue. Le soleil brillait, le ciel était du bleu le plus pur. On ne trouvait un tel paysage que dans ce recoin de Pit's End. Ailleurs, tout n'était que carrières, mines et forêts. À l'exception du littoral.
Cet endroit était spécial. L'un des derniers miracles laissés par la Faerie. La nature y était pure, intouchée et intouchable. Dans les herbes hautes se cachaient des milliers de papillons aux couleurs vibrantes. D'où son nom de Plaine aux Papillons.
Rosebird saisit l'occasion. Elle devait aussi peu apprécier la compagnie royale que moi. Elle s'élança, rapide comme une flèche, passant d'un lent pas à un galop infernal. La vitesse qu'elle adopta transforma la plaine en un kaléidoscope de verts et de marrons.
Mon ruban glissa à nouveau de mes cheveux. Le vent l'emporta avec lui. Je tentai de le rattraper mais sans y parvenir. Il coula sur le bout de mes doigts avant de s'entortiller sur lui-même. Je l'abandonnai, n'ayant aucune envie de faire demi-tour pour le récupérer.
Je venais souvent dans la Plaine aux Papillons. Soit à pied, soit à cheval. Courir ou galoper parmi les papillons était un plaisir immense. Le sentiment de liberté que cela me procurait était inégalable.
Ici, tout semblait plus facile. La dure réalité du monde ne m'atteignait pas. Il n'existait aucun Grand Royaume, aucune guerre voilée, rien de tout cela. Il n'y avait que le calme, la nature, la paix.
Tout aurait été tellement plus simple s'il n'y avait eu que cette plaine et ce qu'il restait de magie dans ce monde...
Rosebird s'envola au-dessus de la petite rivière qui s'écoulait entre les roseaux. Elle atterrit de l'autre côté dans le plus grand silence et avec souplesse, continuant sa route sans même ralentir.
Des nuées entières de papillons se soulevèrent, nous aveuglant pendant un instant. Ma vision se réduisit à un kaléidoscope de milliers de couleurs brillantes, luisantes.
C'était magnifique.
Sans m'en rendre compte, je laissai Rosebird m'emmener en haut de la falaise. En bas, il n'y avait plus rien d'autre que les restes brûlés d'une ancienne forêt. Les troncs s'étendaient encore vers le haut de la falaise, effilés, prêt à empaler quiconque.
L'enfer juste sous le paradis.
Je contemplai les dégâts causés par la Sixième Guerre. Le territoire Faerie n'était plus que ruines. Des hectares de forêts brûlées, de vallées désertiques, de lacs asséchés. Le Grand Royaume avait assimilé ces terrains sans réellement savoir quoi en faire. Pour la majeure partie, ils n'étaient plus viables.
À part Pit's End, la zone frontalière. Là où s'était établis les Marchetta dès que les terres avaient été prises aux Faes. En tant que favoris de la Cour... Le Roi avait exaucé leurs vœux. Et puis la Sixième Guerre avait tout changé. Les alliances ne duraient jamais longtemps avec Quinten Madsen, Roi du Grand Royaume.
- Quel gâchis.
Je me tournai vers Ryker qui était apparu à côté de moi. Il était peu discret, sa monture aussi bruyante que lui. Il regardait droit devant lui, contemplant la vue. Toute cette destruction...
Son regard croisa le mien. Je le soutins sans sourciller. Ce n'était pas l'attitude qui était attendue d'une gouvernante à peine embauchée. Dès que j'avais vu sa tête s'orienter vers moi, j'aurais dû baisser les yeux. C'était l'une des leçons qui ne rentraient pas...
Après quelques secondes de trop, je me détournai pour ramener mon attention sur les ravages.
- J'espère que ça repoussera un jour, reprit-il sur le même ton.
- Cela n'arrivera jamais.
Un coup de talons et ma jument s'éloignait de la falaise. Il me suivit, probablement énervé par mon attitude. Je faisais tout de travers mais, quelque part, je m'en moquais.
- Et pourquoi pas ?
- C'est le territoire de la Faerie. Il ne peut pas vivre sans la Faerie. C'est aussi simple que ça.
- Vous êtes de ces personnes qui pensent que la magie n'est pas dangereuse ?
Question piège. La mauvaise réponse pouvait tout ruiner. Elle pouvait même me faire tuer. Vu son regard, j'avais plutôt intérêt à peser mes mots.
- Je n'y ai jamais vraiment réfléchi, dis-je. À quoi bon me torturer l'esprit avec des sujets qui ne sont pas de mon ressort ?
Un sourire en coin étira ses lèvres. Il ne me croyait pas. Au demeurant, ma réponse semblait l'amuser. C'était l'important.
- J'ai la drôle d'impression que vous me mentez, rit-il. Vous êtes chanceuse, je suis de bonne humeur. Je ne vais pas insister.
- Quelle générosité, Votre Altesse.
Mon ironie se glissa malgré moi dans ma voix. Il dut la sentir mais comme je ne le regardai pas, je ne vis aucun indice sur son visage. Ce qui était probablement préférable.
Nous continuâmes notre chemin en silence. Il était plus appréciable lorsqu'il se taisait. De plus, je risquais moins de l'énerver s'il ne m'obligeait pas lui répondre. Je n'avais jamais su tenir ma langue. Malgré tout mes efforts, je ne pouvais retenir des remarques cyniques.
Surtout envers quiconque faisait partie de la Cour. Encore plus avec le Prince.
J'ignorais comment je réagirais face au Roi mais je doutais d'être capable de faire profil bas. Je ne l'avais jamais fait avant. Peut-être me mettrait-il suffisamment mal à l'aise pour que je sache tenir ma langue.
Dérangée par la présence de Ryker près de moi, je laissai Rosebird accélérer à sa guise. Malheureusement, l'étalon du Prince se cala sur le même rythme. Sa crinière noire était si propre et si bien peignée qu'elle flottait dans le vent à la manière d'un drapeau.
Il ne fallut pas longtemps à nos montures pour prendre ce trajet pour un jeu. Ils accélèrent, se coursant l'un l'autre. C'était une habitude de ma jument avec les autres chevaux de l'écurie des Marchetta.
- C'est la première fois que Black Victoire est si indiscipliné, remarqua le Prince.
Black Victoire ? Un mélange du langage national et du vieux langage ? C'était original. Depuis quand les princes étaient-ils instruits du vieux langage ?
- Comment cela ?
- D'ordinaire, il n'accélère pas sans que je lui en donne l'ordre. Il reste toujours au milieu de l'escorte. Mais avec vous... Il agit comme un jeune poulain.
- Même les chevaux ont besoin d'un peu d'amusement, je suppose. Ma jument adorait s'ébattre avec les autres dans les prés des terrains de ma famille.
Ma famille... Ces mots me semblaient si étrangers. Ils sonnaient toujours comme un mensonge. Pourtant, ça n'en était pas vraiment un.
Les Marchetta m'avaient recueillie lorsque j'avais cinq ans. Ils m'avaient élevée comme l'une des leurs puisque nous partagions les mêmes objectifs.
Abattre les Madsen.
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