Chapitre 1
Je regardai le palefrenier préparer le cheval. L'heure était enfin venue. Après quinze ans de préparation, j'allais enfin pouvoir commencer le travail. J'étais prête. Il était plus que temps de passer aux choses sérieuses.
Je souris à Gallagher lorsqu'il me rejoignit. Nous restâmes côte à côte en silence, à regarder en contrebas les préparations pour mon voyage. La forêt qui me séparait du Grand Royaume était si épaisse, si noire, les cimes des arbres s'étirant vers le ciel comme des doigts aux ongles acérés. Je tentai de voir le haut des tours du château. Vainement. Il était bien dissimulé.
Le paysage autour du manoir des Marchetta était magnifique. Le manoir lui-même était superbe. Ils l'avaient fait construire par le Roi lorsqu'ils étaient encore dans ses faveurs. Ils n'avaient pas lésiné sur les moyens.
Sous mes doigts, la soie était douce et lisse, fraîche. Presque liquide. Je n'avais plus l'habitude de revêtir ce genre de tenues. Les tenues d'équitation et celles de combats étaient ce que j'aimais porter. Je n'étais pas l'une de ces femmes qui demeuraient engoncées dans des corsets, des froufrous. Je préférais les pantalons, les tuniques.
Malheureusement pour moi, je n'aurais sûrement pas l'occasion d'en porter souvent à la Cour. Je n'avais que plus hâte d'en finir. Même si mes tenues avaient été adaptées, brodées dans des tissus riches et brillants, elles n'en demeuraient pas moins des tenues qui passeraient sûrement mal à la Cour.
Le bruit caractéristique des bottes de Jon résonna derrière nous. Il prit ma main et me fit tourner, observant ma tenue. Je roulai des yeux. Pourquoi ne m'y étais-je pas attendue ? Il allait forcément vérifier que je correspondais à ce qu'il attendait de moi.
- Tu es magnifique, conclut-il.
- Merci.
- Tu sais que nous comptons tous sur toi.
- Je sais. Je ne te décevrai pas.
Il sourit et caressa mes cheveux avant de me tendre son bras.
- C'est l'heure, ma puce.
J'opinai vaguement en glissant ma main dans le creux de son coude. Il m'escorta jusqu'à l'écurie. Je n'avais pas besoin de son aide. Il le savait. Il agissait juste comme le père qu'il était devenu pour moi. C'était agaçant. Toutefois, je ne dis rien. Il y prenait plaisir et je ne me voyais pas le priver de cela alors que j'allais partir pour de longs mois.
Le palefrenier me tendit les rênes de Rosebird, déjà chargée du peu de bagages que j'emmenais avec moi. Tout serait envoyé par les Marchetta lorsque je serai installée au château.
Cette tenue d'équitation étant neuve, les coutures étaient raides, désagréables. Vivement que je m'en débarrasse.
- Tu as tout ce qu'il te faut ?
Je ne pus retenir un rictus.
- Toujours.
Je ne sortais jamais sans ma dague. Et il était parfaitement au courant. Après tout, c'était lui qui me l'avait offerte à mon dixième anniversaire. Elle ne m'avait pas quittée depuis.
- À bientôt, repris-je.
- Ne nous déçois pas. Tu connais ta mission.
Je ne cherchai même pas à répondre. Il ne cesserait de me le répéter jusqu'à ce que je parte.
Je talonnai ma jument, la faisant avancer au pas. Un peu plus loin, Patsy, Millie, Gaelen et Kellan attendaient de me voir passer. Une chance que je sois déjà en selle. Je n'avais pas à supporter les embrassades et les effusions.
Le seul que j'aurais accepté de prendre dans mes bras était Kellan. Il n'avait que dix-sept ans et je l'adorais. Bien que nous ne fussions pas du même sang, il était mon petit frère. Je me penchai pour ébouriffer ses cheveux bruns. Il râla pour la forme, se laissant faire. Il n'y avait que moi qui pouvais lui infliger cela. Il détestait que l'on touche à ses cheveux.
- Écris-nous ! cria Patsy en agitant la main.
Je me contentai de répondre à son geste sans lui promettre. Partir avec des attaches, ce n'était pas sain. Ça me mettait en danger. Il fallait que je me détache de cette famille qui m'avait accueillie quinze ans plus tôt et qui avait fait de moi ce que j'étais.
Ils m'avaient recueillie lorsque j'avais cinq ans. Je me souvenais parfaitement de ce moment où Jon m'avait tirée de mon trou, ses bras chauds et secs, rassurants et protecteurs. L'odeur de sa chemise amidonnée, de son savon, de sa sueur me revint.
Je secouai la tête, chassant le souvenir. Le temps n'était pas aux remémorations du passé. Mon futur attendait. Ce pour quoi je m'étais si longuement préparée. Je ne pouvais échouer. Pas après quinze ans à patienter et à m'entraîner.
Une fois sortie des terres des Marchetta, je talonnai Rosebird, la lançant au galop. Je lâchai les rênes pour m'attacher les cheveux. Ma jument continua tout droit, loin d'être perturbée. Elle était habituée. Elle avait grandi avec moi, nous nous connaissions par cœur.
Je ralentis l'allure au bout d'une vingtaine de minutes. J'étais à l'orée de la forêt, en haut de la vallée. J'avais une vue imprenable sur le manoir. Il se tenait seul au milieu des terres, à la manière d'un totem droit et fier, massif. Ses fenêtres étaient autant d'yeux qui scrutaient partout, épiant les paysans qui vivaient autour. Ce manoir avait toujours été un monstre tout droit sorti des cauchemars des enfants du village.
La forêt m'accueillit à bras ouverts. Les senteurs me heurtèrent de plein fouet. La pluie nocturne avait décuplé les parfums des pins, de la terre meuble, des feuilles mortes. Je humai profondément, me ravissant de cette nature à l'état sauvage, indomptée.
Ces arbres étaient là depuis des millénaires et ils avaient vu défiler des souverains, des esclaves, des paysans. Ils avaient vécu les guerres et les paix, les réjouissances et les morts. Ils étaient les gardiens du monde, inébranlables, immémoriaux.
Je restai aussi longtemps que je pus dans les bois. Seuls les pas de Rosebird et le chant du vent dans les branches résonnaient. Même les oiseaux avaient cessé de chanter depuis la fin de la Sixième Guerre. Les arbres, eux, ne craignaient pas le Roi et sa tyrannie. Ils continuaient de chanter, se moquant bien pas mal des lois du Roi.
Les petits cheveux de ma nuque se dressèrent. Une intuition. Ma jument dressa ses oreilles, percevant les mêmes choses que moi. D'elle-même, elle sortit du chemin et s'enfonça dans les bois. Une fois que nous fûmes hors du sentier, enveloppées par les ombres, elle s'arrêta.
Le bruit s'amplifia, résonnant fortement, faisant vibrer le sol. Un carrosse avec, au minimum, deux chevaux. D'autres cavaliers trottaient près de lui.
Derrière moi, des branches et des feuilles crissèrent. Des murmures, des rires gras. La petite troupe se réjouissait déjà des richesses qu'ils allaient avoir de ce raid.
Ils ne me virent pas. Ils continuèrent de guetter l'attelage qui, selon eux, était princier. J'avais oublié que le Prince était parti en voyage sur le littoral.
Une idée germa en moi. Un sourire s'épanouit sur mes lèvres alors que je descendais de cheval. Les coutures de ma tenue me pincèrent l'intérieur des cuisses. J'atterris malgré tout dans le silence le plus total. Les pilleurs ne me remarquèrent absolument pas.
Je m'approchai doucement et les observai alors qu'ils se jetaient sur les gardes comme des animaux. C'était la débâcle. La protection était minimale et ça se voyait. Le Prince en personne dut sortir son royal postérieur du carrosse, faisant tournoyer son épée entre ses doigts. Un véritable frimeur.
C'était l'occasion où jamais.
Je sortis des bois, ma dague à la main. Il suffit d'un coup à l'arrière du crâne de l'un des pilleurs pour qu'il s'effondre. Je me baissai juste à temps. Une lame frôla mon crâne. Le gros balourd qui avait osé s'attaquer à moi ne vit pas ma dague s'enfoncer dans le gras de son ventre flasque. Par contre, il le sentit. Il laissa échapper un cri de goret. Je le repoussai d'un coup de pied, récupérant ma dague au passage.
Je poussai un garde contre les chevaux, le faisant tomber. Le leader des pilleurs perdit l'équilibre en voyant sa proie lui échapper. L'expression sur son visage me fit rire.
Je tournai sur moi-même, lui assenant un coup du manche de ma dague dans sa pommette. L'os explosa sous l'impact. Il n'en fallut pas moins pour le mettre à terre.
Je me figeai pendant une seconde. Derrière moi. Mon bras partit de lui-même. Ma dague s'arrêta à deux millimètres de la gorge du Prince. Entre mes mèches, je vis ses yeux s'écarquiller.
Retenir un sourire satisfait fut plus difficile que je ne l'aurais cru.
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