Chapitre 5 - Sans rancunes


Dans la noirceur de la nuit, Sandra marchait d'un pas vaillant. Son sac, avec tout le nécessaire pour aller dans l'autre monde, avait juste été complété avec de la nourriture pour le chien, qui n'était pas prévu à la base. Bien que faible, la contenance du sac à dos avait permis à la jeune femme d'y glisser le chiot. Hors de question de le porter autrement.

Tout l'essentiel à emporter avait été minutieusement vérifié plusieurs fois, pour parer à toute éventualité. Ou presque.

L'air froid se faufilait sous les vêtements de la jeune femme, lui arrachant un frisson. Pour son voyage, elle avait revêtu un t-shirt foncé surmonté d'un sweat, et un pantalon noir qui la laissait libre de ses mouvements.

Devenue piétonne, Sandra suivait les indications de son téléphone pour se rendre dans l'immeuble de son choix. Ne pas être véhiculée dans une ville aussi vaste était un handicap majeur, mais elle s'en accommoda, sachant pertinemment que ce n'était que passager. Résolue à quitter ce monde.

Il était cependant impossible pour la jeune femme de retourner à l'ascenseur originel, celui par lequel tout avait commencé. Chaque fibre de son être y était farouchement opposée, s'approcher de ce lieu chargé de souvenirs lui tordait les entrailles. Elle avait de ce fait jeté son dévolu sur un autre, histoire de ne pas trop raviver de vieilles blessures à peine cicatrisées.

Repenser au rituel l'angoissait. Ce sentiment de peur, de malaise, quand elle s'imaginait presser les boutons des étages ne la quittait pas, mais pourtant, elle désirait revoir Sydney plus que tout. Sans compter sur le fait que le décalage avec cette dimension était devenu insupportable.

Ses clients, au magasin, lui rappelaient jour après jour l'absurdité de la société actuelle. Ils arrivaient en pleine nuit, s'achetaient de l'alcool, vomissaient leurs tripes sur le carrelage. En fait, ils tentaient d'anesthésier leur esprit. La bière enivre et embrume l'esprit, leur faisant oublier un temps leur misérable existence. Tout ce cinéma pour au final mourir, sans avoir rien accompli. L'esprit perclus de regrets. Dans l'ignorance généralisée, qui plus est. Le cerveau, organe infirme, s'entêtait à se croire heureux. Mais il n'y avait que de la souffrance dans tous leurs regards hypocrites. Ce monde courait à sa perte, et ce serait sans elle. Elle, ses projets étaient ailleurs. Avec une autre.

La jeune femme accéda enfin à la 9th avenue où il n'y avait âme qui vive. Pour cause, il était à peine quatre heures du matin. Le bâtiment qu'elle visait apparut en point de mire : il s'agissait de l'hôpital. Il était haut, mais pas plus que les immeubles qui le ceinturaient. Sandra n'affectionnait pas particulièrement ce lieu, mais elle avait la certitude de ne pas trouver portes closes en pleine nuit.

Elle pénétra par l'entrée des urgences. Une petite dizaine de personnes attendaient sagement leur tour, sans même lui prêter attention. Une fois passé la salle d'attente, elle suivit le couloir jusqu'aux ascenseurs. L'odeur d'antiseptiques, les murs et le sol blancs rappelèrent de mauvais souvenirs à la jeune femme. À force d'y avoir emmené sa mère, elle connaissait une bonne partie de l'hôpital par cœur.

Plantée devant l'un des ascenseurs, elle baissa les yeux vers ses mains parcourues de tremblements. Fort heureusement, personne n'était là pour la juger. Au bout d'un temps qu'elle était incapable de définir, trouver un siège devint urgent, ses jambes menaçant de ne plus la soutenir. Une fois assise, elle inspira et expira profondément plusieurs goulées d'air pour éviter l'hyperventilation. Son corps n'était pas prêt, à l'inverse de son esprit.

Retrouver son calme n'était pas aisé. Les images, similaires aux cauchemars qui hantaient ses nuits, l'assaillaient sans relâche. Ce n'était qu'avec une volonté hors du commun qu'elle se leva et se représenta devant l'ascenseur.

Les portes de l'engin, très moderne, étaient grises et métalliques. Très différent de celui qu'elle avait utilisé il y a deux ans. Il fallait bien avouer qu'elle était devenue une adepte des escaliers depuis lors. Deux années sans entrer dans un ascenseur.

Un silence de mort enveloppait le couloir. Seules les lumières blanches signifiaient qu'on était bien dans la dimension de Sandra. Alors qu'elle fixait l'objet de son angoisse, deux internes en émergèrent, ce qui la fit sursauter. Trop absorbée par ses tourments, la jeune femme n'avait même pas entendu le bruit de la cabine.

L'un d'eux la salua, tandis que le deuxième lui jeta un regard noir. Sandra ne comprit qu'a posteriori qu'il s'agissait de Brandon. Reconnaître les gens n'était pas son fort, surtout lorsqu'ils étaient affublés de leur tenue de travail. L'homme n'avait rien dit, sûrement déconcerté par sa présence ici.

Les deux internes disparurent au premier tournant du couloir. Avant que les portes coulissantes ne se referment, la jeune femme considéra l'intérieur de la cabine. Froide. Hostile. Une bouche de fer prête à dévorer les individus inconscients du danger.

La sensation qu'elle ressentit enraya toute témérité, un frisson parcourant son échine : elle n'y arriverait pas. Elle était terrorisée à l'idée d'entrer là-dedans. En prise avec le début d'une crise d'angoisse, elle se précipita hors du bâtiment à toute vitesse.

Une fois à l'extérieur, l'air frais de la nuit lui permit de recouvrer ses esprits. Le chiot, qui s'était réveillé à force d'être ballotter dans le sac, gémit. Sandra le posa au sol, juste au cas où il aurait un besoin urgent. L'animal divagua à quelques mètres d'elle, sans trop s'éloigner. Tout était calme, à l'exception de la respiration haletante de la jeune femme.

— Dure journée ?

La voix dans son dos la surprit et elle fit faire volte-face. Dans l'entrée, appuyé contre le mur, se tenait Brandon, qui la toisait d'un air amusé.

— Va te faire foutre, lui asséna-t-elle, amer.

— Avec plaisir. Et tu sais avec qui en plus.

Ce fut au tour de Sandra de le gratifier d'un magnifique doigt d'honneur. Ce type était un bel enfoiré.

— Qu'est-ce que tu fiches ici, au juste ? s'informa-t-il.

— Ça ne te regarde absolument pas.

— Je suis interne, je fais juste mon job. T'as vu ta tête ? On dirait que t'as vu un fantôme.

— Je vais très bien, merci, lança Sandra, ironique.

De son comportement douteux, couplé à la pâleur de sa peau et le manque de sommeil qui lui donnait une mine épouvantable, l'homme avait déduit qu'elle s'était rendue aux urgences. Ce qui était le cas. Mais elle était malade de ce monde, rien que l'interne ne puisse résoudre avec quelques sutures ou diverses gélules.

— Alors pourquoi t'es ici ? insista Brandon.

— Je... Je venais... Oh ! Et puis zut, en quoi ça te concerne ? C'est un lieu public. Je n'ai aucun compte à te rendre.

— Si tu le dis. Tu veux une clope ?

Sandra le fixa, abasourdie. L'homme lui proposait une cigarette. Il n'affichait aucune expression de reproche, aucune haine. Néanmoins sur le qui-vive, Sandra s'approcha prudemment et saisit la cigarette. Brandon alluma la sienne et lui tendit le briquet d'un geste souple, sans une once de rancœur. Elle examina l'interne sans s'en cacher : il était grand, bien bâti, les cheveux foncés mais avec des yeux clairs. Ne pouvant s'en empêcher, Sandra scruta ses iris pour déterminer leur couleur : ils étaient verts. Comme ceux de Sydney.

— Heureusement que Jess m'a dit que t'étais lesbienne, sinon je penserais que t'essayes de m'emballer ! se moqua Brandon.

Sandra se rabroua. De quel droit son ancienne amie se permettait-elle de raconter son orientation sexuelle à n'importe qui ? Ce n'était pas un secret d'Etat, mais c'était gênant.

— T'inquiète, je plaisantais. En fait, elle m'a pas dit grand-chose sur toi.

La jeune femme garda le silence, des volutes de tabac s'immisçant dans ses poumons. Ce n'est pas que la nicotine ait des vertus apaisantes, mais le simple fait de se concentrer sur autre chose que le gars à ses côtés lui donnait un minimum de contenance. Fumer ou le fumer, en somme.

— T'avais une plus grande gueule quand tu m'as foncé dedans, tenta Brandon.

— Mon pied a glissé. Ça arrive à tout le monde.

L'homme avait pris une longue bouffé de tabac avant de répondre un "ouais" sur un ton plus distrait que convaincu.

— Je l'ai quittée.

Sandra s'était redressée, d'un mouvement presque imperceptible. Intérieurement, elle se réjouit que Brandon ne soit peut-être pas le père de Sydney. Ce fut sa seule pensée à cette annonce.

Elle avait désormais bien plus d'attrait pour cette conversation surréaliste. D'un regard, elle invita l'homme à continuer.

— Elle est compliquée. À chaque fois que je fais quelque chose, c'est comme si c'était jamais assez bien.

— Elle traverse une période difficile.

— Comment tu pourrais le savoir ? Ça fait deux ans que vous ne vous êtes plus adressées la parole...

Sans dire un mot, Sandra plongea son regard dans le ciel. Quelques étoiles, à peine perceptibles à cause de la nuisance lumineuse de la ville, scintillaient. Comment pouvait-elle expliquer à ce gars qu'il fallait bien plus de deux ans pour se remettre de ce qu'ils avaient vécus ? D'ailleurs, y avait-il un terme à ce traumatisme ? Oublie-t-on jamais la mort d'un ami, assassiné devant vous ? Sans qu'elle ne s'en rende compte, ses yeux s'humidifièrent. La fatigue, le stress et les souvenirs fissuraient sa carapace. Brandon remarqua cette faiblesse, car il enchaîna, d'une voix plus douce et amicale :

— On s'est disputés. Elle t'a défendu. Je ne sais pas pourquoi, mais elle tient beaucoup à toi. Je suis de trop dans sa vie tant que tu es dans les parages.

La jeune femme sourit. C'était à la fois grotesque, et à la fois réconfortant. Jessica n'avait pas de sentiments amoureux envers elle, mais elle l'appréciait d'une autre manière. C'était Sandra qui n'était pas capable de se contenter de son amitié.

— J'ai quelque chose à te demander.


***


Brandon sortit furtivement de la salle de détente des infirmières. Il avait attendu qu'elles partent faire leur ronde pour se glisser jusqu'au frigo et y prendre une bouteille de prosecco. Cette semaine, l'une d'entre elles prenait sa retraite. À tous les coups, les infirmières profitaient de l'occasion pour fêter ça avec de l'alcool. Le frigo était plein à craquer de bouteilles de vin : avec une en moins, elles ne se rendraient compte de rien.

Alors qu'il tendait la bouteille à Sandra, tout son corps criait qu'il était coupable. La jeune femme se dit qu'il ferait un bien piètre voleur.

— Voilà ! Ça t'ira ? chuchota-t-il, lançant des œillades en tous sens de peur d'être épié.

— Parfait. Merci.

L'interne passa sa main sur le chiot dans le sac :

— Ma pause est finie, je dois te laisser. À plus !

Brandon s'éloigna d'un pas vif. Sandra ne put s'empêcher de le trouver sympathique, alors qu'une partie d'elle le haïssait. Avec le temps, la jalousie s'atténuerait. Enfin, c'était ce qu'elle espérait.

Elle tourna les talons et marcha jusqu'aux toilettes. La jeune femme y déboucha la bouteille, et vida la moitié d'une traite. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas saoulé, il ne lui fallut donc pas longtemps pour qu'elle ressente les effets du breuvage.

À nouveau, elle se planta devant l'ascenseur. Son plan fonctionnait à merveille : malgré une légère appréhension, la frayeur qui l'envahissait précédemment avait disparue. Son doigt se dirigea vers le bouton d'appel et l'enfonça. Son état d'ébriété l'obligea à s'aider du mur pour rester debout. La cabine arriva rapidement, et alors qu'elle s'avança pour entrer, un étau lui enserra la poitrine. Sa respiration s'accéléra. Son corps s'immobilisa, et elle fut incapable d'ordonner à ses jambes de répondre.

Les portes se refermèrent. La jeune femme se maudit à voix haute d'une telle lâcheté. Après quelques minutes, son taux d'alcoolémie avait augmenté. Son pouce appela à nouveau l'ascenseur, et cette fois, elle s'engouffra à l'intérieur dès que les portes s'écartèrent.

Prise de vertige, Sandra cala son dos contre la paroi. Un moment indéterminé s'écoula. Les paupières clauses, elle se remémora pourquoi elle faisait cela. L'image de Sydney s'imposa mentalement. Ses souvenirs avec la destructrice étaient restés intacts. Son obsession pour Sydney était née après qu'elle fut revenue dans son monde, mais cela n'enlevait aucun crédit à ce qu'elle ressentait désormais. N'en déplaise à Nathan.

Aveuglée par son amour pour Jessica, elle n'avait juste pas été assez réceptive pour comprendre qu'elle appréciait vraiment Sydney. Elle n'avait pas été capable de comprendre que cette dernière lui plaisait.

Elle rouvrit les yeux, sortit son smartphone et sélectionna le dossier contenant le rituel de l'ascenseur. Prenant son courage à deux mains, elle se lança dans sa réalisation, suivant scrupuleusement les instructions.

D'abord se rendre au quatrième étage. Ensuite, le deuxième. Continuer vers le sixième, à nouveau le deuxième, suivi du dixième et du cinquième.

Elle était à la dernière étape. Selon le plan, la cabine devait monter et non descendre. Alors qu'elle venait de sélectionner le premier étage, l'ascenseur s'ébranla... vers le bas. Aucunement la cabine ne se mouvait vers le haut ! Arrivée au premier, Sandra sortit, perplexe. Il y avait des lumières dans le couloir, et même quelques personnes ; des patients et du personnel soignant.

Le rituel n'avait pas fonctionné.

Sandra recommença. Cinq fois. À chaque reprise, elle se concentrait. Vérifiant chaque étape. Dans ses souvenirs, tout était limpide ; elle était sûre qu'elle ne se trompait pas. Alors qu'est-ce qui avait changé ? Le chien ? Non, elle y avait pensé, et avait immédiatement déposé le canidé en dehors de la cabine pour éprouver cette théorie. Avec ou sans lui, elle n'atteignait pas l'autre monde.

Le jour se levait, et avec lui l'affluence grandissait dans les couloirs épurés de l'hôpital. De rage, Sandra donna un coup de poing dans le pavé de commande numérique. Devant l'air offusqué des quelques observateurs de la scène, elle quitta le bâtiment, résignée.


https://youtu.be/yuFI5KSPAt4

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