Chapitre 3 - Un brin de nostalgie
La voiture s'avançait sur la 5th avenue. La route était dégagée et calme. Les quelques arbres qui bordaient le trottoir s'apprêtaient à se parer de leur plus beau feuillage. À la radio, l'animateur débitait un flot continu d'actualités depuis plusieurs minutes. Comme si quelqu'un pouvait bien en avoir encore quelque chose à faire de la décadence du pays.
Sandra serra un peu plus fort le volant. En son for intérieur, sa conscience s'amusait des événements. Son manque de contrôle, son incapacité à gérer ses émotions lui donnait envie de partir loin, très loin. Comment avait-elle pu perdre son sang-froid à ce point ? Après tout, cela ne la concernait pas que Jessica sorte avec un mec. Ce baiser n'aurait même pas dû éveiller le moindre ressentiment en elle. Mais elle n'était pas ce récipient vide sans sentiments, et voir Jessica embrasser ce type lui avait fait mal. Une douleur qui lui avait enserré la poitrine sans que son cerveau ne puisse remettre les choses à leur place. Après deux ans sans s'adresser la parole, cette mise en présence avait été du plus bel effet.
La Buick tressauta, sortant la conductrice de ses lamentations. Alors que la voiture décèlerait à mesure que la pédale d'accélérateur s'enfonçait, la jeune femme comprit que quelque chose clochait. La vieille berline finit par s'échouer au bord du chemin dans un dernier souffle. Une épaisse fumée blanche émergeait de sous le capot. Sandra se laissa tomber en arrière sur son siège, les mains sur le visage. Sa vieille voiture n'avait de toute évidence pas apprécié le choc contre le solide Dodge.
Elle envisagea de jeter un œil sous le capot, mais se ravisa. Elle n'y connaissait rien en mécanique. Sa mère lui avait enseigné deux trois rudiments en cas de panne, mais rien dont elle se souvienne. Elle se tritura cependant les méninges, la fumée blanche signifiant... Rien. Elle ne se remémorait aucune parole que sa mère ait prononcée sur un V6. Par contre, elle se rappelait très nettement de sa mère lui expliquant que non, les vêtements n'allaient pas d'eux même jusqu'au panier à linge sale. Que la boxe, c'était dangereux. De ne pas se promener seule la nuit. D'éviter de boire des verres d'alcool en soirée - car on ne savait pas ce qu'un inconnu aurait pu y glisser. Autant de choses qui ne lui avaient jamais servi, mais qui lui manquaient d'entendre.
Sandra sortit un sac à dos du coffre et rassembla le peu de choses qui avaient de la valeur dans l'habitacle. Avec beaucoup d'amertume envers le vieux tas de ferraille, elle entreprit de rentrer chez elle à pied. Avec un pincement au cœur, Sandra abandonna la voiture qui avait appartenu à sa mère trois années auparavant.
***
L'avenue commerçante achalandait quelques personnes désireuses d'assouvir leur soif de consommation. Le capitalisme battait son plein, entre les hommes d'affaires qui pressaient le pas pour éviter un éventuel retard, et ainsi être dispensé d'une remontrance de leur patron, et les individus lambda qui vouaient un culte au dernier smartphone à la mode. La terrasse d'un café prenait vie sous les bras musclés d'un serveur qui s'affairait à y placer les tables et les chaises. Le parasol était également de la partie, ce qui annonçait une belle journée. Sandra s'insinua dans tout ce beau monde, se diluant dans cette masse grouillante et terne. Un homme, le regard rivé sur l'écran tactile de son téléphone, la bouscula. Sans même s'en apercevoir, il poursuivit droit devant comme si de rien n'était. La jeune femme, elle, se figea devant tant d'indifférence. Le cerveau était-il à ce point anesthésié par la lumière bleue que l'information envoyée par les nerfs ne faisait pas réagir le cortex ? Vers quel monde se dirigeait l'humanité ? Vers une falaise, comme cette image qu'on pouvait voir partout, d'une population zombéifié par la technologie ?
Son énervement redescendit peu à peu. Ce crétin n'avait pas fait exprès. Ce n'était pas sa faute s'il était devenu un gros con malpoli. Alors qu'elle s'apprêtait à reprendre sa marche vers chez elle, son attention fût attirée par une vitrine. Entre deux grandes enseignes de mode se trouvait une animalerie, assez modeste. Munie d'une large vitre qui prenait tout l'espace de la devanture, des chiots batifolaient gaiement aux yeux des passants. "Petstore" s'imposait en grandes lettres rouges sur le verre.
La jeune femme se rapprocha pour regarder de plus près les jeunes animaux. Dans un minuscule box vitré, trois chiots se poursuivaient. Les canidés, pas plus gros que des rats, peinaient à coordonner leurs mouvements. Il y avait également d'autres chiens dans les box attenants au premier.
Plus loin dans le magasin, on pouvait apercevoir des chatons dans des cages similaires à celles des chiens. La différence résidait dans leur attitude très féline : ils dormaient tous. En boule, serrés les uns contre les autres. Seul l'un d'entre eux, un tout petit chaton roux, se reposait les pattes vers le plafond et le dos sur ses congénères. Leurs petites moustaches tressaillaient de temps à autre. D'un sommeil de plomb, ils profitaient de l'absence de clients.
Un chiot s'approcha de la vitre. Quelques centimètres seulement séparaient sa minuscule truffe noire et humide de l'humaine dans la rue. Ses yeux foncés brillaient d'une lueur enjouée. Son pelage était gris. Le chiot voulu courir après ses congénères, mais l'une de ses pattes arrières s'affaissa sous son poids, lui faisant perdre l'équilibre. Tenace, l'animal se releva et retenta de courir jusqu'à ce qu'il y parvienne.
Des souvenirs remontèrent à la surface dans l'esprit de Sandra. Les souvenirs enfouis d'un Archimède, grand et massif, dévoué. Prêt à tout pour les défendre. Qui avait marché des jours dans le désert avec une patte arrière défectueuse. Comme ce petit chiot. Cette bouffée de nostalgie lui donna une idée. Bonne ou mauvaise, l'avenir le dirait.
La jeune femme franchit la porte d'entrée de l'animalerie. L'espace était confiné, les cages s'amoncelaient partout, ce qui donnait une atmosphère étouffante à ce lieu. En plus de l'odeur des animaux captifs qui empestait la boutique. Même si Sandra n'était pas claustrophobe, l'espace exigu lui parut très peu accueillant, il n'était pas étonnant que les clients ne se poussaient pas au portillon. En quelques pas, elle parvenait déjà au comptoir, jonché de babioles pour animaux : des médailles de toutes les formes et de toutes les couleurs, des jouets, des sachets de friandises. Des prospectus pour des salons de toilettage ou des séances d'éducation s'étalaient devant la caisse enregistreuse. Il y avait même des DVD qui promettaient de vous aider à rendre votre chien parfait. Devant tout ce marketing plus que douteux, Sandra ne put réprimer une grimace. Il y avait vraiment des gens qui achetaient un DVD intitulé "Apprenez les différents signes d'apaisement de votre chien en dix minutes par jour" ?
Une femme blonde sortie de l'arrière-boutique avec une caisse en carton. Elle posa son encombrant bagage sur la seule surface libre du sol :
— Oh ! Bonjour ! Excusez-moi, je ne vous avais pas vue.
— Bonjour. Pas de soucis, je viens seulement d'arriver.
— Qu'est-ce qui vous amène dans ma charmante boutique ? s'informa la vendeuse.
Ses longs cheveux blonds étaient rassemblés en une queue. Son sourire dévoilait de magnifiques dents blanches. Son visage jeune arborait de magnifiques yeux azur dans lesquels il était facile de se perdre. Ce que fit Sandra visiblement, suspendue aux lèvres de son vis-à-vis sans répondre. En réalité, elle avait oublié la question.
— Vous allez m'acheter quelque chose, ou juste rester planter là ? s'amusa la jeune blonde.
— Euh... Oui, pardon. C'est pour le chien. Le gris, dans la vitrine.
— Le pitbull bleu ? précisa la commerçante, après avoir jeté un rapide coup d'œil vers l'animal en question.
— Bleu ? s'étonna Sandra.
— C'est sa couleur, oui, confirma la blonde.
Sandra regarda la version miniature d'Archimède. Le pelage de l'animal était gris, elle ne voyait pas pourquoi on aurait nommé cette couleur bleue. L'espace d'un instant, l'idée qu'on lui faisait une blague l'effleura. Mais la ravissante vendeuse face à elle avait un air sérieux non feint.
— Vous n'y connaissez rien, pas vrai ? continua-t-elle devant l'incrédulité de sa cliente.
— Pas vraiment. Il coûte combien ?
— Loin de moi l'idée de refuser une vente, surtout l'une des seules de ma journée en perspective, mais rassurez-moi... Ce n'est pas pour vous, le chiot ?
Bingo. Même une parfaite inconnue était capable de voir qu'elle n'avait aucune affection particulière pour les animaux de compagnie. Le problème venait du fait que de l'avouer poussait souvent les gens à la cataloguer comme "monstre". Apparemment, adorer les animaux était un signe d'humanité dans la société. Ce qu'elle ne manquait pas de trouver ridicule.
— Non, c'est pour offrir, se justifia Sandra. Mais pas la peine de faire un emballage cadeau.
La vendeuse pouffa de rire, avant d'expliquer :
— Le petit pitbull à plusieurs défauts. Il n'a pas de papiers et à une patte folle. Alors il est moins cher que les autres, c'est cent cinquante dollars.
Sandra se garda bien de dire que c'était justement ces défauts qui orientaient son choix. Un chiot banal ne l'aurait jamais poussé à franchir la porte de l'animalerie. Alors qu'elle se remémorait la paie de ce matin, elle tiqua : elle n'avait pas les moyens d'acheter le chiot :
— J'ai pas cent cinquante dollars, cent, ça passerait ?
Sandra avait sortit le billet en question de sa poche et posé sur le comptoir.
— Tu t'es crue sur un marché en Italie ? s'offusqua la blonde. Il est pucé et vacciné, je peux pas vendre à perte.
Sandra entreprit de vider ses poches. Sans réelle conviction, son sac fut fouillé de fond en comble à son tour. Après quelques recherches infructueuses, elle tomba sur trois billets de dix dollars froissés. Accompagnée de son billet de cent, la somme atteignait les.. cent trente dollars.
— Adjugé ! finit par lâcher la vendeuse devant le désarroi de sa cliente. Mais c'est uniquement parce que tu me fais de la peine ! En attendant de l'offrir, fais comme avec un enfant : tu lui donnes à boire, à manger, tu le gardes au chaud et tu ne le laisses pas dans une voiture en plein soleil. Et surtout, le plus important : tu ne dois jamais le mouiller ou le nourrir après minuit !
https://youtu.be/68ugkg9RePc
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