Chapitre 2 - Tomber sur un os

Il était six heures du matin. Le vent frais faisait virevolter quelques papiers devant le magasin. C'était l'heure de la fin de son service et Sandra sortit du Night Shop en saluant son patron, qui prenait la relève à cette heure matinale. Il faisait encore sombre, seuls quelques lampadaires permettaient d'y voir quelque chose sur le parking. La jeune femme se dirigea vers sa voiture, une vieille Buick Riviera grise.

Une fois installée derrière le volant, elle tourna la clé dans le contact et le moteur rugit. Sandra n'avait pas du tout envie de rentrer chez elle, et la salle de sport n'était pas encore ouverte. Alors comme souvent, elle arpenta les rues, sans but. Son esprit divaguait au gré de ses pensées. Un flot d'idées tournait en boucle dans son esprit à mesure que les pneus du véhicule foulaient le goudron froid et humide de ce matin printanier.

Sa vie ici n'avait plus aucun sens. La soirée en présence de Nathan hier lui avait permis de savoir où elle en était : elle était prête. Ce n'était qu'une question de jours avant qu'elle ne refasse le rituel.

Elle avait d'ailleurs, au départ de Nathan, préparé son sac. C'était un bagage minuscule avec le strict nécessaire. Juste de quoi survivre dans l'autre monde. Elle ne s'était jamais sentie aussi décidée. Cette force qui l'attirait irrésistiblement vers l'autre monde était à la fois incompréhensible, et en même temps grisante. Grisante, car elle y voyait une possibilité d'échapper à l'enfer de sa vie quotidienne aseptisée et sans saveur. Incompréhensible, parce que cela impliquait de mettre son intégrité physique en jeu.

Et puis, ce qu'elle ressentait pour Sydney, cette sensation très forte, mais peut-être idéalisée, n'avait rien de concret. Elle n'avait jamais cru à tous ces délires d'âme-sœur, et son niveau de romantisme frôlait un zéro absolu. Alors pourquoi ? Pourquoi elle l'obsédait de la sorte ? Son absence avait créé un vide indéniable. Chaque jour. Chaque heure. Mais peut-être qu'elle se fourvoyait. Cela dit, elle voulait en être certaine, vérifier si oui ou non, elle aimait Sydney.

La berline grise s'engagea dans une allée à droite. La jeune femme émergea de ses pensées pour réaliser que, sans s'en rendre compte, elle avait conduit jusque chez Jessica. La rue qu'elle venait d'emprunter se trouvait à quelques pâtés de maison de la demeure de son ancienne amie. Son subconscient prenait ce genre de décisions, parfois.

Sans qu'il n'y ait de véritables raisons, Sandra en profita pour se dire que c'était un signe. Elle continua alors le chemin et se gara non loin de la maison majestueuse. Il était presque huit heures, Jessica n'allait pas tarder à se rendre en cours.

Le propriétaire de la bâtisse, chirurgien, avait fait appel au meilleur architecte de la ville pour concevoir son habitat. Constituée de modules cubiques, la villa avait une façade de lambris gris et une toiture invisible tant elle se confondait dans le décor. Le comble de la bourgeoisie était atteint avec une imitation de jardin japonais derrière le bâtiment, mais néanmoins visible de la rue. Avec ses galets blancs, ses bonsaï, ses imitations douteuses de Bouddha, son étang de poissons koï surplombé d'un pont rouge et son magnifique pavillon dans la plus pure tradition nippone, ce terrain aurait pu figurer sur les brochures touristiques de la ville. Même si cette tradition n'avait rien à faire au milieu de la 15ème. Culture dont ne pouvait justifier le père de Jessica, Américano-américain depuis que les Anglais avaient colonisés le continent. Cependant, il semblerait que l'homme appréciait particulièrement ce pays. Peut-être la rigidité constante, à son image, dont faisait preuve ce peuple ?

Le style design et contemporain détonnait avec le reste des constructions voisines, plus modestes. Plus américaines. Chez ses voisins, les bambous exotiques laissaient place à des palmiers traditionnels.

La porte gris foncé de la maison s'ouvrit enfin. Jessica apparut, quelques livres dans les mains et un sac sur l'épaule. Ses longs cheveux noirs étaient lâchés, comme à leur habitude. Sa tenue était des plus simples, constituée d'une chemise noire et d'un pantalon de jeans. Sandra l'observait, assise dans sa voiture, se diriger vers... un pick-up.

Le gros véhicule sombre était garé juste devant la maison, le moteur tournant. Sandra ne l'avait pas remarqué jusque-là, trop absorbée dans sa contemplation.

Jessica monta dans le pick-up du côté passager. À travers la vitre arrière, Sandra aperçut cette dernière embrasser un homme. Des souvenirs quant à ce type lui revinrent rapidement : il s'agissait de Brandon, un fils à papa du quartier des affaires, interne à l'hôpital. Il était une année au-dessus de Jessica.

Sandra, qui ne s'attendait pas du tout à cette scène, se sentit mal. Sa tête lui lançait, elle avait chaud, et un sentiment indéfinissable lui vrillait les entrailles. Par-dessus tout, elle voulait que ça s'arrête. Qu'ils arrêtent.

Sans qu'elle n'en prenne conscience, elle avait démarré la vielle Buick et avançait vers le gros Dodge à quelques mètres devant. Un bruit assourdissant de tôles retentit. L'impact à si faible vitesse ne fut pas dangereux, mais une grande secousse parcourue tout de même les deux véhicules, lorsque le capot de la Buick passa sous l'arrière du lourd pick-up et cala. Sandra, les mains tremblantes, redémarra et recula pour retrouver sa place initiale, comme si elle pouvait annuler ce qu'elle venait de faire. Ce bouton "effacer" n'existait pas dans la réalité, assumer était la seule option qui s'offrait à elle. Même si le délit de fuite lui parut très attirant à cet instant précis.

En plein dilemme, la jeune femme se demanda ce qui lui avait pris, maudissant son impulsivité. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait lui faire ?

Jessica descendit du pick-up et croisa le regard de Sandra. Furieuse, elle fit un geste pour signaler à son copain de ne pas sortir après lui avoir adressé quelques mots et s'approcha de la Buick. Sa propriétaire s'en extirpa, penaude.

— T'es devenue folle ? Qu'est-ce que tu fiches ici ? la fustigea Jessica.

— Je ne t'espionne pas, si c'est ta question. J'étais venue te dire quelque chose, et mon pied a glissé, et j'ai...

— C'est bon, ferme-la ! Je te promets que si je te revois dans les parages, je porte plainte.

— Tu ne me reverras plus jamais, rassure-toi, précisa Sandra sur un ton acide. Et c'est qui, lui ?

— Ça ne te regarde pas ! Écoute, tu remontes dans ta voiture, et on en reste là. Tu viens de nous foncer dedans, il pourrait réclamer ses droits.

— Ben qu'il vienne, je l'attends, défia Sandra en croisant les bras.

— Je lui ai dit de ne pas intervenir.

— Pourquoi, il est attardé, ou un truc du genre ? Bon toutou, lança Sandra en direction du pick-up, assez fort pour que son conducteur l'étende.

La vitre baissée, son propriétaire répondit d'un doigt d'honneur. La jeune femme parvint à garder son calme. Elle reporta son attention sur Jessica, dont les prunelles noisette avaient désormais pris une expression plus triste. Moins rancunière.

— Tu viens, Jess ? demanda l'homme. J'ai pas que ça à foutre d'attendre que tu discutes avec les cas sociaux dans son genre.

Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Sandra se dirigea d'un pas décidé vers le véhicule, prête à en découdre. Jessica l'attrapa par les épaules et l'obligea à s'immobiliser :

— Il vaut mieux que tu partes.

Brandon, désormais sorti, s'appuya contre la carrosserie noire pour observer la scène attentivement. Sandra se dégagea doucement de l'étreinte de Jessica, une grimace affichée sur le visage. Jessica lâcha sa prise instantanément. Elle comprit pourquoi une expression douloureuse déformait les traits la jeune femme face à elle :

— Tu as encore mal ?

— Tu veux parler de mon cœur brisé ? feinta Sandra.

— Non, de ta cicatrice...

Depuis deux ans, l'étudiante n'avait plus eu droit à ces répliques cinglantes, mais avec l'habitude, elle les éluda sans formalités. Apporter de l'eau au moulin de Sandra était la pire chose à faire.

— J'ai mal uniquement à la pression, toutes les autres douleurs se sont atténuées. Pourquoi mon état de santé te préoccupe-t-il, au juste ?

— Tu penses que je ne me préoccupe pas de toi ? s'enquit Jessica.

Le cœur de Sandra rata un battement. Devant l'expression incrédule qu'elle affichait, son interlocutrice continua :

— Je n'ai juste pas envie de me souvenir de tout ça. Je sais que pour toi, ce n'est pas la même chose. Tu as besoin d'en parler, de ressasser sans cesse ce qu'il s'est produit...

— Qui t'a dit ça ? frémit Sandra, sur la défensive.

— Personne, mais tu viens de le confirmer. C'est dans ta nature, t'as fait pareil quand je t'ai... enfin tu sais. Moi, j'ai besoin de m'éloigner de tout ça. Ça ne fait que quelques semaines que je ne vois plus le visage horrifié de Tim... Et merci, car grâce à toi, ce soir, je suis repartie pour revivre ce cauchemar !

La voix de l'étudiante était si peu assurée sur les dernières syllabes, presque tremblante, que Sandra se calma et se sentit démunie face à la détresse que son vis-à-vis vivait. Rien de ce qu'elle aurait pu dire ne pourrait apaiser ses blessures, alors elle se résolu à soutenir la vérité :

— D'accord, je m'excuse... Je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs. Je sais que tu ne me croiras pas, mais j'étais réellement venue pour te dire adieu...

— Comment ça, adieu ? Tu pars où ? se rembrunit Jessica.

— Je retourne là-bas.

Le temps s'écoula sans qu'aucune des deux femmes ne prononce le moindre mot. Le visage de l'étudiante était devenu très pâle. Son aversion pour l'ascenseur irradiait de tout son être, sans qu'elle n'ait besoin d'en faire part oralement.

— Tu viens, maintenant ! exigea Brandon, qui scrutait à présent l'arrière de son véhicule à la recherche des dégâts.

Jessica fixa le sol à ses pieds, incapable de savoir quoi dire. La culpabilité la dévorait. Peut-être n'aurait-elle jamais dû révéler ce que Sydney lui avait confié. Car elle avait l'intime conviction que cette révélation sur les sentiments de la destructrice n'était pas étrangère à sa décision.

— J'arrive, répondit-elle finalement à l'attention de son copain. J'espère que tu sais ce que tu fais, continua-t-elle à l'attention cette fois de Sandra.

— Ne t'inquiète pas pour moi. Fais juste comme t'as toujours fait : m'oublier !

Sandra remonta dans sa voiture, claqua la portière et démarra en trombe. Jessica regarda la vieille Buick s'éloigner et ne put réprimer un étrange sentiment de regret. Son amie l'avait toujours mal jugée. Elle n'était pas cet être froid qu'elle prétendait. Le simple fait de repousser quelqu'un ne fait pas de vous un être sans cœur, mais aux yeux de Sandra, oui. Qu'elle la retrouve, qu'elle retourne dans ce monde. Puisqu'elle semblait si insensible, si peu peinée de revoir le mur tâché du sang de Tim, seule preuve du meurtre brutal de leur ami, qu'elle parte. Elle se croyait forte et invincible, mais Sandra était aussi faible qu'une femme de son gabarit puisse l'être, victime de ses coups de sang. La mort l'attendait, les bras grands ouverts. Et cette idée ne plaisait guère à Jessica.


https://youtu.be/p0wJHlXtMSk

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