Chapitre 1 - Loin des yeux, loin du cœur

— Tu plaisantes, j'espère ?

Nathan et Sandra étaient allongés sur la terrasse. Le soleil disparaissait à l'horizon, le ciel se parait d'un rouge incandescent. Les nuages, peu nombreux, se mouvaient lentement au-dessus de leurs têtes. Un soir de printemps banal. Un printemps banal. Une année banale. La deuxième depuis qu'ils étaient revenus. Qu'ils avaient refait le rituel à l'inverse, grâce aux souvenirs de Sydney.

Sydney. Aucune journée ne passait sans que Sandra ne repense à la femme qui les avait sauvés.

Nathan se redressa sur un coude pour voir le visage de son amie.

— Je comprends pas. Pourquoi tu voudrais y retourner ?

Sandra ne répondit rien, car peu importe les arguments qu'elle avancerait, elle savait que le jeune homme les démonterait un à un. Les mains sur son ventre et les talons ramenés vers son corps, elle inspira profondément.

— Tu sais que t'es la seule personne avec qui je veux vraiment être ? Je te comprends, tu me comprends, on se comprend. Si tu pars, qu'est-ce qui me reste ? Je vais errer dans ce monde sans personne pour raconter mes conneries... Et tu as pensé au fait que Jess a peut-être menti ? T'y as pensé, sincèrement ?

De nouveau, la jeune femme demeura silencieuse, à scruter les nuages et leurs formes abstraites digne d'un test de Rorschach. Au fond, c'était réciproque. Nathan était tout pour elle, surtout depuis le décès de sa mère. Sans lui, elle ne savait pas ce qu'elle serait devenue. Ils pourraient même être frère et sœur tant ils avaient de points communs, ce qui les amusait beaucoup : ils avaient les mêmes iris bruns, des cheveux châtains d'une teinte similaire. Un goût prononcé pour les relations amoureuses foireuses, aussi.

Au bout d'un moment interminable à sentir le regard interrogateur de Nathan sur elle, Sandra se décida à lui donner ce qu'il voulait :

— Elle n'a pas menti.

— Mais bien sûr que non ! Parce qu'on parle de Jes-si-ca. De toute façon, peu importe ce qu'elle ferait, tu trouverais qu'elle est parfaite. Moi je te dis juste que t'es prête à retourner dans un monde post-apocalyptique, pour une femme... Tout ça parce que Jess a dit que cette meuf avait des sentiments pour toi.

— Et c'est reparti... se plaignit la jeune femme en soupirant.

— Je veux juste te dire ce que j'en pense. Jessica a dit que Sydney t'aimait. C'est louche.

— Merci... Et tu dis ça, parce qu'on peut pas m'aimer, c'est ça ?

— Mais non, c'est pas ça du tout, s'insurgea Nathan. C'est juste qu'elle te connaissait depuis une semaine ! Qui tombe amoureux en une semaine ?

— T'étais le premier à dire que je lui plaisais, je te signale.

— Oh, joue pas à ça avec moi. Je te connais par cœur ! Tu sais très bien qu'il y a un fossé abyssal entre être aimé par quelqu'un et lui plaire. D'ailleurs, combien de fois tu as dit "je t'aime", hum ?

— Tu connais la réponse, argua Sandra sur la défensive. Arrête de m'embêter avec ça.

— Ne fous pas ta vie en l'air pour une histoire de cul, laisse ça aux mecs.

Sandra sourit à ces mots. Cela faisait des mois qu'elle avait parlé des sentiments qu'elle éprouvait à l'égard de la destructrice à Nathan, mais elle avait occulté son projet de reprendre l'ascenseur jusqu'ici. Son ami n'avait pas manqué de se moquer, de lui rappeler qu'elle voulait toujours celle qu'elle ne pouvait pas avoir. Dans un sens, il avait raison. Car quand ils étaient là-bas, à aucun moment elle n'avait ressenti la moindre attirance envers Sydney.

— Nathan, j'ai quelque chose... j'ai quelque chose à te dire.

L'intéressé arborait désormais un air sévère. Ce n'était pas tous les jours que son amie l'apostrophait de la sorte. Il ne savait pas à quoi s'attendre. Tout son être réagit en conséquence : son rythme cardiaque s'accéléra et ses mains devinrent moites sous l'effet du stress.

— Sydney est... Sydney est la...

Sandra s'interrompit, Nathan suspendu à ses lèvres. Elle prit une profonde inspiration et se passa les mains sur le visage avant de mettre fin au supplice :

— Sydney est la fille de Jess.

Dans un premier temps, Nathan resta parfaitement immobile. Après quelques secondes, la gargouille pencha la tête, puis reposa son dos contre le sol froid de la terrasse. Il plongea son regard dans les mêmes cieux que sa partenaire.

— Donc... Tu essayes de me faire croire que Sydney est la fille de Jessica ?

— C'est ce que je viens de te dire, oui.

Nathan, songeur, ne pipa mot, comme perdu dans des pensées trop profondes et intrinsèques pour les partager avec autrui.

— Dis quelque chose, s'impatienta Sandra.

— Qu'est-ce que tu veux que je dise ?

— Je sais pas, mais moi quand je l'ai appris, j'étais beaucoup moins sereine que toi !

— Je suis si serein, comme tu dis, parce que je n'y crois pas, tout simplement.

— OK, laisse tomber.

Sandra se leva brusquement et se dirigea vers la porte de sa maison. Nathan s'interposa :

— Je sais que tu adores fuir quand on ne va pas dans ton sens, mais tu pourrais au moins essayer de m'expliquer, pour une fois, non ?

— Sydney est la fille de Jess, qu'est-ce que tu veux que je t'explique de plus ? Comment on fait les bébés ?

— Arrête de jouer les imbéciles. Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— C'est Sydney qui me l'a dit. Au milieu d'une histoire avec des feuilles l'une sur l'autre et de trous... Je ne sais ni comment, ni pourquoi, mais j'y crois. Je ne te demande pas d'y croire toi aussi, juste ne te fous pas de moi. Cela n'influence en rien le fait que je veux la revoir, et que je me pose des questions sur les grands projets de l'univers.

Nathan éclata de rire. Il savait très bien que la jeune femme face à lui était loin de croire à toutes ces choses, que seule la science et les théories établies trouvaient grâce à ses yeux.

— Promets-moi de ne rien lui dire. De ne pas en parler à Jess.

— Je te le promets... et en même temps, je te signale qu'on ne se parle plus, elle et moi.

Depuis qu'ils étaient revenus, le club des six s'était scindé. Sandra et Nathan, qui étaient des amis de longue date, continuaient de se voir régulièrement, même si ce dernier poursuivait ses études et que la jeune femme travaillait. Leurs vies à l'opposé l'une de l'autre n'avaient pas eu raison de leur amitié. 

Par contre, pour les autres, c'était une autre histoire. Blair et Dylan, qui n'avaient jamais cru à la moindre explication de leur part, s'étaient éloignés. Jessica, quant à elle, s'était complètement renfermée sur elle-même et n'adressait plus la parole à ceux qu'elle avait connus avant l'ascenseur. 

La disparition de Tim avait semé un doute monstrueux dans tout ce petit groupe. Si certains connaissaient la vérité, le restant les soupçonnait encore, deux ans plus tard, d'être à l'origine de sa mort. Ou disparition, puisqu'il n'y avait pas de corps.

La police avait enquêtée, et manque de preuves, aucun des jeunes n'avait pu être inculpé. Néanmoins, Sandra, Jessica et Nathan étaient les trois derniers à avoir vu Tim vivant. Lors de leur interrogatoire, Sandra avait bien eu envie de crier, de répondre à leurs questions, de leur hurler que oui, Tim était mort. Que oui, elle savait comment cela s'était produit. Que non, ils n'étaient pas coupables. Mais elle avait raconté le même mensonge que les autres, comme convenu : après la soirée, tout le monde était rentré chez lui. Tim allait bien. Il était dans un état normal, et non, Monsieur l'Agent, elle n'avait rien vu de suspect. Tout s'était déroulé comme d'habitude.

— C'est pour ça que tu t'entraînes, ces derniers mois ? la sortit Nathan de ces songes. Tu t'es remise à la boxe, tu vas courir tous les jours... Et sans parler de tes randonnées au canyon.

— Grillée. Et j'ai même voulu apprendre le krav maga. Mais Lucas m'a sortie du cours quand j'ai demandé comment se battre contre un adversaire qu'on ne sait pas désarmer, du genre de Wolverine.

Les deux amis étouffèrent un rire. Nathan comprenait aussi pourquoi son amie lui réclamait les notes de cours. Au début, il s'en était réjoui, pensant que Sandra allait enfin reprendre ses études de médecine. Mais après deux années sans qu'elle ne se réinscrive, il commençait à désespérer. Et seulement maintenant, il avait sa réponse : jamais elle n'avait eu l'intention de reprendre le moindre cours. Elle se préparait à survivre dans un autre monde, voilà tout.

Son échine fut parcourue d'un irrépressible frisson quand il se remémora ce monde. Glacial, mais pourtant étouffant. Horrible. Peuplé de monstres. Jamais il ne pourrait approuver, ou ne fut-ce que comprendre, le besoin d'y retourner de Sandra.

— Je voudrais que tu sois heureuse. Je pense que tu le sais. Mais il n'y aurait pas une autre solution ? Tu pouvais pas tomber amoureuse d'une Européenne ?

— J'ai pas choisi. Si j'avais mon mot à dire sur tout ça, jamais je ne la choisirais elle.

— Ou alors... commença Nathan, concentré. Ou bien, tu attends.

— J'attends quoi ?

— Oh ! Mais réfléchis un peu, tu veux. Si elle est la fille de Jessica, tu attends. Y'a bien un moment où vous vous croiserez dans ce monde-ci.

— Arrête tes conneries. C'est presque glauque ce que tu supposes, parce que ça sous-entend que je devrais attendre que Jessica ait une fille, qu'elle grandisse, pour la pervertir à la fleur de l'âge...

— Ben quoi ? Dans Twilight, ça n'a dérangé personne !

— A part que là, je te parle de moi, et que c'est très dérangeant ce que tu me proposes de faire. Surtout que je ne suis pas sûre que tourner autour de la fille Jess ravisse sa mère. Elle serait capable de me faire enfermer.

Nathan prit soudain un air sérieux, presque triste. Ses prunelles rivées sur celles de son amie, il ne put s'empêcher de penser à l'avenir, à ce que serait sa vie sans elle. Si seulement il pouvait la retenir, la convaincre de rester. Mais Sandra était la personne la plus butée qu'il connaisse. Sa force de persuasion se heurterait à un mur d'indifférence, quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse. L'espace d'un instant, l'atmosphère tiède de cette soirée de printemps l'enveloppa, et il dit quelque chose d'égoïste, mais de sincère :

— Je ne veux pas te perdre. 

https://youtu.be/yLsVGwNWOA4

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