Chapitre 9 - L'autre monde
Les deux femmes passèrent toute la matinée à discuter. Sandra en apprit plus sur le monde dans lequel ils avaient débarqué, et surtout, sur les goules. Loin de l'image surnaturelle des créatures dépeintes dans son monde, elles étaient de simples êtres vivants, qui avaient pour ancêtre l'homo sapiens ou l'homme moderne, mais avaient évolués différemment il y a des centaines d'années. C'était donc des êtres devenus des super-prédateurs et parvenus au sommet de la chaîne alimentaire.
Les goules se regroupaient en nids, qu'on appelait « territoires ». À leur tête, un vampire. Derrière une nomenclature différente se cachait en réalité des créatures analogues : des mangeurs d'êtres humains. Les goules et les vampires étaient la même espèce, seule la différence de sexe justifiait une appellation différente de la part des locaux.
Lors de l'émergence des vampires, les hommes s'étaient abrités en construisant des villes fortifiées, pour éviter de périr en masse sous leurs griffes. Ces métropoles, gardées par l'armée et protégées par d'immenses clôtures électrifiées, étaient réservées à l'élite, à la fraction la plus aisée de la population.
— On se trouve dans l'une de ces villes ? se renseigna Sandra.
— Non, pas du tout, rigola Sydney, visiblement très amusée que cette idée ait pu effleurer l'esprit de la jeune femme. On est dans ce qu'on appelle une ville barrière. C'est ici qu'on entasse toute la population pauvre et sacrifiable. Les villes barrières ceinturent les villes fortifiées, de sorte que les goules se servent chez nous et permettent aux plus riches de vivre loin de l'agitation. Toute la technologie, les armes et les médicaments se trouvent dans les villes fortifiées, et nous produisons le reste. La nourriture dans le cas de Plainfield. Les villes nourricières sont celles où le niveau de vie est le plus appréciable. Enfin, en dehors des villes fortifiées, évidemment.
— Mais c'est dégueulasse ! En gros, ils laissent crever les gens ?
— Cela fonctionne différemment dans ton monde, peut-être ? ironisa Sydney.
— Ben... euh, en fait... je pense, oui. Il n'y a pas de goules déjà, et en général on aide les plus faibles, bafouilla Sandra, étonnée que la destructrice tente de la désarçonner de cette façon.
— Ce sont des conneries. Partout, cela fonctionne pareil, c'est la nature humaine. Si tu n'es pas né du bon côté, ta vie ne vaut rien.
— Comment peux-tu juger mon monde, alors que tu ne le connais pas ? Bon, d'accord, il y a certaines personnes qui n'ont pas de chance, mais on ne les empêche pas de rentrer dans une ville ou...
Ou peut-être que si, en fin de compte. On construisait des murs, des palissades, des grillages. On empêchait, on contrôlait, on réprimait. Son monde était un reflet de celui-ci, comme un pâle filigrane que l'on viendrait superposer à l'original. Alors que dans le monde de Sandra, l'excuse des goules n'était même pas valable.
Sandra était née du bon côté, elle ne pouvait pas comprendre la rage logée au cœur de Sydney. Toute la vie de la destructrice n'avait sûrement été que survie, atrocités et injustices. Des injustices sociales que Sandra n'avait jamais connues ou même approchées avant aujourd'hui.
En effet, elle était issue d'une famille suffisamment aisée pour qu'elle fasse des études de médecine, pour qu'elle vive le rêve américain, bien que sa situation commençait à déprécier depuis quelques mois et qu'elle avait tout plaquer pour endosser l'uniforme d'un Night Shop. Cela n'avait toutefois rien à voir avec la dureté de la vie ici, de toute évidence.
Sydney souriait en regardant Sandra. Elle savait qu'elle avait raison. Sandra était comme une novice sur un taureau mécanique, qui s'était faite éjecter dès le premier changement de direction. La destructrice était bien plus intelligente et perspicace que ce que Sandra aurait pu imaginer, bien trop focalisée sur l'éducation qu'une vie dans ce monde pouvait offrir, que sur les capacités de l'individu en question. Elle n'avait pas affaire à une bande de décérébrés, mais à des hommes et des femmes comme elle.
***
Le chemin du retour se révéla interminable pour Sandra. La fatigue, la douleur et la chaleur écrasante se mélangeaient en un cocktail accablant. Ce fichu soleil était brûlant au possible et asséchait tout. Le béton et la terre réverbéraient le rayonnement chaud et transformaient l'atmosphère en fournaise. Le réchauffement climatique avait déjà dû avoir lieu il y a longtemps de ce côté de l'ascenseur. Archimède marchait péniblement, la langue pendue en dehors de son immense gueule.
Lorsqu'ils arrivèrent à l'appartement et passèrent l'embrasure de la porte d'entrée, le chien se jeta littéralement sur le sol frais. Dommage que Sandra ne puisse pas en faire autant.
Nathan et Jessica étaient réveillés dorénavant. Ils avaient des têtes de déterrés, les yeux vitreux et les traits tirés. En plus du stress et du manque de sommeil, ils avaient l'alcool à éliminer, ce à quoi Sandra était contente d'échapper.
Nathan proposa à Sandra d'aller fumer, ce qui signifiait en réalité qu'il voulait lui parler, puisqu'elle ne fumait qu'occasionnellement aux soirées. Une fois sur le balcon, Nathan lui tendit l'une de ses dernières cigarettes, qu'elle refusa. Accoudés tous les deux à la rambarde, ils regardaient au loin. On apercevait la périphérie de la ville et les vastes champs au-delà des clôtures.
— Tu m'en veux ? se risqua Nathan.
— Comment je pourrais ne pas t'en vouloir ? Tu collectionnes un arsenal d'affronts à notre amitié que tu t'amuses à dégainer sans cesse. Et à ce stade, je ne fais pas que t'en vouloir, j'ai envie de te tuer.
— Écoute, je comprends que tu m'en veuilles pour certains trucs, tu sais, mais je ne sais pas ce que tu t'imagines pour le reste...
— Je ne m'imagine rien du tout, je t'ai vu avec Jessica, vous avez passé la nuit ensemble, dans le même lit, et ce matin tu... Laisse tomber.
Sandra se redressa et tourna les talons, mais Nathan lui barra la route :
— Attends, tu penses quoi ? Qu'après tout ce qu'on vient de vivre, j'ai couché avec elle dans la pièce à côté ? questionna Nathan en ne manquant pas de vérifier que la porte était bien close. Elle est juste effrayée comme nous tous. Elle a besoin de réconfort, de savoir qu'on ne va pas l'abandonner, ajouta-t-il tout bas.
— Tu plaisantes ? Tu ne te souviens pas que tu nous as abandonnées, justement ? Que tu as couru plus vite que ton ombre ! cracha son amie en le poussant pour passer.
Mais ce dernier resta solidement ancré au sol, sans sourciller :
— Parce que toi, tu ne te débines jamais, peut-être ? Tu passes ta vie à éviter de parler, de dire ce que tu as vraiment sur le cœur, à quitter des pièces comme maintenant. Et d'ailleurs, ce matin, tu étais où ?
— J'étais sortie pour ne pas t'arracher les couilles ! explosa Sandra, excédée.
Nathan, de marbre, attendit là un long moment sans rien dire, jusqu'à ce qu'elle redescende en pression. Quand les muscles de son amie se détendirent et que sa respiration ralentit, il la serra dans ses bras et la jeune femme laissa enfin s'échapper les larmes qui l'étouffaient.
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