Chapitre 31

Sunset s'approcha de la fenêtre au fond de la pièce. De sa main griffue, il effleura les pétales de la fleur que la plante déployait fièrement au bout de sa hampe. De couleurs flamboyantes, le végétal contrastait avec la sobriété qui l'entourait, et même si elle n'y connaissait presque rien dans ce domaine, Sandra reconnut une orchidée. Ce genre de plante que tout le monde avait déjà eue, qu'on prétend rustique et facile à cultiver, mais qui finit toujours par faner quoi qu'on fasse.

Des cris stridents s'élevèrent dans l'immeuble. Par dizaines. Ces hurlements réverbéraient dans les immenses couloirs vides, les ondes sonores se déversaient comme des torrents dans chaque pièce, jusque dans la leur. Combien de goules abritait ce bâtiment ? Car sans les voir, Sandra devinait leur présence en ces murs. L'énergie des corps en ces lieux était palpable. Une alchimie, lien tissé entre Sunset et ses femelles, s'imposait dans l'espace clos.

Seul le vampire savait ce que ces sons signifiaient. Mais nullement perturbé, il délaissa sa plante tropicale pour se rapprocher de son otage, tournant autour tel un vautour cerclant le ciel au-dessus d'un cadavre :

— Pourquoi tu t'accroches à la vie ?

— La vie ? Je ne m'y accroche pas.

— Je ne suis pas stupide, bien sûre que tu veux vivre ! s'exclama Sunset. On le veut tous. Certains plus que d'autres... Et toi plus que les autres.

— Je vois pas ce qui te fais dire ça. Si c'est ma tête quand je te vois, c'est pas de l'envie de vivre, c'est juste du dégoût.

— Je vois. Et si je te disais qu'on n'est pas si différents, toi et moi ?

— Permets-moi d'en douter, répliqua Sandra.

— Le même sang coule dans nos veines. Nous ne sommes pas des monstres, et les humains ne sont pas des anges. La gratitude que tu penses trouver chez certains d'entre vous n'est qu'un mensonge. Tout comme elle t'a menti. Elle a également fait l'impasse sur ce que sont les vampires, car il est plus facile pour les humains de massacrer ce qu'ils considèrent comme des animaux que comme un équivalant d'eux-mêmes.

— Je t'arrête tout de suite, on voit que tu ne connais pas les Américains. Pas besoin de considérer les gens comme des animaux pour les tuer, c'est révolu. De nos jours, il suffit de prétendre qu'ils veulent la bombe nucléaire et le tour est joué.

Sunset ricana doucement à ces mots.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, s'étonna la jeune femme.

— Laisse-moi te raconter une histoire.

— Je suppose que j'ai pas le choix de toute façon, vu que je suis ton seul public, maugréa Sandra, qui trouvait le temps long. J'espère qu'il y aura des licornes, quitte à écouter un récit contre mon gré.

— Je vais te confier l'histoire de ma race. Tout cela a commencé il y a très longtemps, en des temps immémoriaux, entama le vampire sur un ton tragique. Les Hommes, avec leur soif de pouvoir et de supériorité, ont voulu asseoir leur suprématie sur les minorités...

Sandra bâilla bruyamment. Sunset resta en suspend, décontenancé.

— Quoi ? s'offusqua l'humaine. C'est super chiant ta façon de raconter. Et je m'ennuie facilement quand ça ne parle pas de licornes.

Devant l'air hébété du vampire, Sandra rajouta :

— Enfin je veux dire, il me tarde d'ouïr cette épopée fantastique, mon très cher Seigneur des Ténèbres sans arhinie.

— Je disais donc, reprit le vampire comme s'il n'avait pas été interrompu, à cette époque - que nous appelons l'époque de la Grande Guerre - les différents camps humains, dans l'arrogance la plus sournoise dont ait été dotée cette espèce, se sont déclarés la guerre. Ce qui débuta par de simples croisades, avec des avions et des chars, dégénéra bien vite en une démonstration de force par l'attirail nucléaire. Les bombes atomiques ont explosé un peu partout sur le globe, tuant des masses de vie, contaminant l'eau et la nourriture. Le conflit était devenu mondial, et certains pays, horrifiés par les dégâts du nucléaire sur leur population et sur la nature, s'opposèrent à cette barbarie et rappelèrent toutes leurs troupes. Le drapeau blanc fut hissé en Europe et en Russie.

A ces noms qu'elle reconnut, Sandra redressa la tête. Sunset parut enchanté et, sûrement certain d'avoir l'attention de son auditoire sur son récit, poursuivit avec entrain :

— Mais les Américains n'avaient pas encore eu le temps de sortir leur arme. Celle que les ingénieurs avaient mis des décennies à confectionner, à perfectionner. Les dirigeants voulaient, coûte que coûte, la tester. C'est à ce moment que le monde bascula irrémédiablement : un avion de l'armée américaine lâcha une bombe atomique nouvelle génération, une bombe à tritium. Sa puissance avait été très mal calculée, puisque, une fois tombée en plein milieu de l'Europe, en Roumanie très exactement, la bombe irradia sur des centaines de miles, rayant le pays de la carte pour toujours. C'est fascinant, n'est-ce pas ? L'atome qui détruit l'atome.

— Passionnant... Vraiment... Mais je vois toujours pas pourquoi je dois me taper ton discours moralisateur, tu étais pas censé parler de l'histoire des vampires ?

— J'y viens, jeune impatiente. Une fois la Roumanie détruite, quelque chose se produisit, quelque chose qu'aucun scientifique n'était parvenu à prévoir : la réaction en chaîne, qui s'était produite au sein de la bombe pour qu'elle explose, continua. Les atomes instables d'oxyde de tritium se projetèrent sur les molécules stables de vapeur d'eau contenue dans l'air, les rendant instables, et ainsi de suite. Ce qui devait soi-disant mettre fin à la guerre mit fin à l'humanité. L'explosion mondiale tua la plupart des humains et des animaux. Seule une partie de l'Amérique, l'Alaska, fut épargnée et permit à quelques milliers d'hommes et de femmes de suivre. Mais une autre partie des humains survécurent également : sous terre. Il existait, en Allemagne, de vastes réseaux de galeries très profondes, dans lesquelles des centaines de survivants s'étaient réfugiés. La profondeur des souterrains leur permirent de survivre à l'explosion. A l'heure actuelle, personne ne sait qui a prévenu ces individus de se mettre à l'abri. Était-ce des illuminés faisant partie d'une secte, des survivalistes ? Personne ne le sait. Mais une chose est certaine : ils sont restés vivants... des milliers d'années. Au fil des décennies, tous ceux qui remontaient à la surface périssaient inexorablement. Le corps de ceux qui restèrent enfouis sous terre se modifia : leur peau devint très pâle en l'absence de soleil, leurs pupilles se dilatèrent pour mieux voir dans l'obscurité des tunnels. Et, après des années, ceux qui restèrent en vie durent chasser. Se nourrir, pour perpétuer l'espèce. Mais dans les boyaux sous terre, nul animal, nul végétal. Ils s'entretuèrent. Ils se mangèrent. Et les individus les plus forts, les mieux adaptés, se reproduisirent et firent évoluer l'humain vers une espèce supérieure : le vampire.

Sandra avait la bouche ouverte de stupéfaction. Même si Sydney avait vaguement parlé du fait que les vampires descendaient de l'espèce humaine, elle n'avait pas abordé les circonstances exactes. La mutation d'hommes enterrés pendant des siècles sous terre, et obligés de manger les siens pour survivre, semblait réaliste. La sélection naturelle était telle que la peau, les yeux, les ongles, les dents ou la posture pouvaient se modifier sur quelques générations à peine. Rajoutez à cela que seuls les plus adaptés survivaient et engendraient, sans aucune aide pour les faibles, et vous obteniez un prédateur, attiré naturellement par la chair humaine crue, puisque ce fût durant des siècles son seul moyen de subsistance.

En dehors de la colère et de la rage qui l'habitait, Sandra était fascinée par ce qu'elle avait devant elle : le sommet de la chaîne alimentaire. Un humain plus fort, plus rapide, et parfaitement capable de tué sans aucun outil.

— Tu penses toujours que nous sommes les méchants, alors que mon espèce ne fait que survivre à ce que la tienne lui a infligée ? s'enquit Sunset. Après des milliers d'années, ceux de ma race ont pu enfin s'extirper des entrailles de la terre pour retrouver l'air libre et sain, sans radiations. Mais le peu de survivants humains avaient eux aussi reconquit la terre. Et il a bien fallu la partager. Mais l'homme, espèce fourbe, perfide et sournoise, a décidé de nous rabaisser au rang de monstres assoiffés de sang. D'espèce à éradiquer ! Et ils ont essayé... Durant des siècles, les hommes et les vampires se sont menés la vie dure, avec de lourdes pertes des deux côtés. Les destructeurs étaient la milice active des humains, tuant chaque goule sur leur chemin. Mais les goules sont bien plus fortes qu'ils ne le pensaient... Des villes fortifiées, protégées de nous, se sont érigées partout sur terre. Elles n'accueillent que les plus riches, offrant à leurs âmes une vie particulièrement douce et agréable. Et les autres, les petites mains ouvrières, sont parquées à l'extérieur. Dans le garde-manger des vampires.

— Attends, tu as dit que les destructeurs avaient pour mission de tous vous tuer, c'est bien ça ? Y'en a pas beaucoup qui se bousculent au portillon pourtant, c'est grève générale aujourd'hui ?

— Les destructeurs sont obsolètes. Les villes fortifiées une fois bâties, les destructeurs n'avaient plus de raison d'être. Beaucoup ont été embauchés comme milicien pour protéger ses villes, d'autres ont continué leur rôle. Mais les dirigeants des villes fortifiées ont interdit aux humains de tuer sans raison les goules, de peur de représailles. Ils espèrent ainsi une forme de paix entre nos deux espèces. Les destructeurs sont tous soit à la retraite, soit corrompus.

— Et Sydney ?

— Elle n'est rien. Elle ne devrait pas s'immiscer dans mes affaires. Elle n'a aucun droit sur ce monde. Sa présence nuit à mon moral, à celui de mes femmes et à ma faim.

— Elle n'est donc ni corrompue, ni à la retraite, en conclut Sandra.

— En effet. Elle tient son sens de la droiture de son maître, ce vieil imbécile boiteux. Elle aurait pu mieux tomber en arrivant dans ce monde que sur ce vieux chasseur aigrit. Il lui a tout appris, et à sa mort, elle a repris du service à mon plus grand désarroi. Mais aujourd'hui, je mets un terme à cette traque perpétuelle qu'elle me voue, et cela, grâce à toi. Je vais enfin pouvoir prétendre à ce qui m'est dû : mon territoire et ma tranquillité.

Comment quelqu'un qui chassait et mangeait les êtres humains pouvait-il parler de tranquillité ? La scène de la mort de Tim s'imposa dans l'esprit de Sandra. Les yeux effrayés du jeune homme, sa stupeur, son incompréhension étaient une image indélébile pour celle qui ne supportait pas qu'on puisse justifier ses atrocités par une quelconque évolution. Plus jamais elle n'aurait l'image de son ami heureux, son agonie serait pour toujours encrée dans son esprit. La peur laissait peu à peu la place à la haine, une sensation de brûlure qui irradie dans tout le corps jusqu'à en oublier qu'elle n'est qu'une femme face à un tueur né :

— Tu te considères comme une victime dans ce monde, hein ? Le pauvre petit vampire qu'on n'empêche de batifoler en paix ? Mais moi, tout ce que je vois, c'est une créature répugnante, de celles qui ont tué mon ami. Oh ! Et aussi, t'as vraiment une tête de bite, alors si c'est ça l'évolution, c'est vraiment dommage.

Le vampire resta silencieux, ses orbites remplies de noir dans le vague. Son corps, jusque-là si souple, s'était raidi. Il n'était donc pas si indifférent que cela à la critique, Sandra avait fait mouche. Elle espérait qu'il perde son sang-froid, pour ne pas suivre ses funestes plans et qu'elle parvienne peut-être à s'échapper sans que Sydney ne s'approche de cet endroit. Parce que même si au début elle aurait tout donner pour qu'elle vienne la secourir, il était désormais très clair que la destructrice ne faisait pas le poids. Elle ne voulait pas voir quelqu'un d'autre mourir devant ses yeux.

Après plusieurs minutes de réflexion, les lèvres du vampire s'étirèrent en un rictus malsain tandis qu'il s'approchait de la jeune femme, une lueur malfaisante dans les prunelles :

— Je pourrais faire ce que je veux de toi. Si je veux te manger maintenant, me délecter de ta chair, ou si je veux te laisser pourrir pour me sustenter de ta viande faisandée, je le fais. Parce que tu es ici, dans mon antre, sans défense.

En approchant son visage de celui de Sandra, il lui murmura à l'oreille :

Du bist Fleisch für mich. Es ist kein Spiel, du wirst sterben.

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