La nuit noire enveloppait les rues bétonnées et les bâtiments de briques. Le petit groupe marchait tranquillement à travers le dédale de ruelles désertes qu'offrait l'heure tardive. Deux silhouettes marchaient un peu en retrait : Sandra et Blair. En fait, les talons hauts de Blair l'empêchaient de suivre le rythme et Sandra n'avait pas plus envie que ça de se mêler aux autres.

Jessica ouvrait la marche et avait pris un raccourci à travers la ville pour rentrer chez elle, une magnifique maison de banlieue dans un quartier tranquille. La bâtisse était située de l'autre côté de la ville, et même si ce n'était pas très loin, Blair n'aurait jamais accepté qu'elle rentre seule. La jeune femme avait une vieille voiture Ford dans son garage, mais l'alcool ingurgité toute la soirée l'empêchait de prendre raisonnablement le volant. Presque tout le monde avait bu – trop bu – sauf Sandra. Même si Blair marchait encore droit, les rires gras des quatre comparses devant trahissaient leur état d'ébriété.

— Merci d'être venue, commença Blair, souriante.

— Y'a pas de quoi, lui répondit Sandra avec beaucoup moins d'enthousiasme.

— Ma mère m'a demandé des nouvelles de toi. Je sais que tu penses que je t'ai invitée parce qu'elle m'a demandé de le faire, mais c'est pas le cas. Si ça peut te consoler...

— Nathan t'a dit quelque chose ? la coupa Sandra, surprise.

— Pas besoin, je vous ai entendu parler tout à l'heure. Tu sais, c'est pas parce que ta mère était la meilleure amie de la mienne que je t'ai invitée. Je suis ton amie aussi. C'est pour ça que je t'ai proposé de venir, je voulais qu'on se retrouve tous, comme avant, quand on formait le club des six.

Sandra sourit à ses mots. Des bribes de souvenir s'imposèrent à elle. Le premier jour de leur rencontre. C'était en première année de prépa médecine, au début des cours. Le professeur de physique, un homme d'une soixantaine d'années avec des cheveux gris et légèrement ébouriffés - tout le monde l'appelait Einstein sur le campus - avait constitué des groupes de six personnes pour résoudre un problème avec des boîtes et un rayon de lumière. C'était ainsi que s'était formé le club des six, en référence au célèbre club des cinq. Sandra se souvint de l'hilarité qu'avait soulevé le choix de celui qui tiendrait le rôle de Dagobert.

Tim émit un cri assez strident pour sortir Sandra de ses songes. Le jeune homme était le geek du groupe, un garçon sympa, de corpulence chétive avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Le voir agiter ses bras en montrant un énorme bâtiment à appartements avait quelque chose de drôle.

— Vous avez vu la taille de cet immeuble ? lança-t-il au groupe. Vous pensez qu'il y a combien d'étages ?

— Au moins dix ou douze, lui répondit tranquillement Jessica en regardant vers le sommet de l'édifice.

— T'as pris des champis ou quoi ? demanda assez sèchement Blair au blond.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que non ! Mais ça me fait penser au film « Attack the block ». On dirait trop le même immeuble ! se défendit Tim.

— T'es encore en train de parler de tes films de geek que jamais personne n'a vu, tu t'en rends compte au moins ?

— Moi ça me fait plutôt penser à une légende urbaine, les coupa Dylan. Une légende méga flippante qui circule sur Internet.

Dylan était tout l'inverse de Tim, grand et musclé, le teint mat, les cheveux noirs et les yeux bruns. Il avait un vrai physique de quaterback, même si le foot n'était pas du tout sa tasse de thé.

— Quelle légende ? demanda innocemment Jessica, les yeux toujours rivés sur le haut du bâtiment.

— C'est coréen je crois. Ça s'appelle le « rituel de l'ascenseur ». C'est une légende qui raconte que si tu montes dans un ascenseur dans un immeuble de minimum dix étages et que tu sélectionnes les uns après les autres des étages précis, ben tu débarques dans un autre monde...

— Et c'est vrai ? questionna machinalement Jessica.

— Comment veux-tu que je le sache ? J'ai jamais essayé et je n'en ai pas envie, rétorqua Dylan, mal à l'aise.

— Et si on essayait pour vérifier ? hurla presque Tim, une lueur d'amusement dans le regard.

Alors que tous lui intimèrent de se taire par un « chut », Dylan reprit la parole :

— Nan, moi je le fais pas, ça me fait trop flipper. J'y crois, je prends toujours les escaliers depuis que j'ai vu des trucs là-dessus.

Les autres le regardèrent, incrédules. Comment un gars aussi sûr de lui et bodybuildé pouvait avoir peur d'une légende aussi grotesque ?

— Moi je veux bien le faire, ce rituel ! s'exclama Nathan, jusqu'ici muet.

Sandra le soupçonna de faire son malin pour impressionner Jessica. Lui et Tim se tapèrent dans la main. Dylan les fixa avec une expression entre la peur et l'incompréhension affichée sur le visage. Blair était plutôt décontenancée par ces deux jeunes hommes qui se comportaient comme des gamins pré-pubères, elle qui voulait juste rentrer chez elle et dormir.

— Je viens avec vous, dit Jessica. Mais on ne sait pas s'il y a un ascenseur, il a pas l'air tout récent, votre immeuble, les gars.

Nathan se tourna vers Blair et Sandra :

— D'autres volontaires ?

— Alors là, sûrement pas, les habitants vont appeler la police en vous voyant débarquer, grogna Blair. Et si mes parents me retrouvent au poste, ils vont soit me tuer, soit me priver de toutes mes libertés à vie !

— Moi je viens, proposa Sandra.

Jessica décolla enfin ses yeux du sommet du monstre de briques pour les poser sur elle.

Qu'est-ce qui m'a pris ? se demanda Sandra, stupéfaite de sa réponse.

Elle avait répondu plus vite qu'elle n'avait réfléchi. La jeune femme n'en avait rien à faire de cet ascenseur ou de leur jeu stupide.

— Attendez, je ne connais pas le rituel par cœur, révéla Dylan. Je me souviens juste qu'il faut monter un à la fois dans l'ascenseur pour que cela fonctionne...

— Comme si ça allait fonctionner, grommela Blair.

— Pas grave, j'ai trouvé !

Tim pianotait avec ses pouces à toute vitesse sur son smartphone tandis que Nathan avait déjà commencé à appuyer sur les sonnettes. Contre toute attente, la porte se déverrouilla rapidement. Le petit groupe s'engouffra dans le hall, surexcité. Blair et Dylan décidèrent de rentrer à la villa après leur avoir fait promettre de ne pas s'éterniser et de raccompagner Jessica.