2 - Les semis (suite)


Elle aussi avait certainement besoin d'un peu de calme. Sa venue rompt le mien, mais je ne peux pas lui reprocher de chercher un peu d'isolement. Tant qu'elle ne m'enquiquine pas directement, ça ira. C'est le cas pendant quelques minutes, elle se contente d'observer devant elle en silence, alors je reste immobile afin qu'elle ne détecte pas ma présence pour qu'elle ne vienne pas ensuite me saouler de paroles. Mais tout à coup, une immonde sonnerie stridente déchire le calme et mes tympans.

La jeune femme fouille aussitôt dans son sac pour en sortir un téléphone et répondre. Quelle horreur ! Je déteste supporter les conversations des autres, les pires étant ceux qui braillent en racontant leur vie insignifiante alors que nous nous trouvons dans un transport ou une salle d'attente.

– Salut, toi. Oui, tout va bien. Je suis à une soirée et je m'ennuie à mourir.

Tiens ? Elle remonte un peu dans mon estime si elle ne fait pas partie de la troupe exaltée d'amateurs d'art.

– Ils déblatèrent tous sur ce qu'ils ont acheté, sur ce qu'ils vont acheter ou sur ce qu'ils rêvent d'acheter. C'est horrible. Moi, j'achèterai bien un pétard pour leur décoincer le derrière, s'esclaffe-t-elle.

Non ?! Ce ton mordant ! Je viens de reconnaître cette voix, c'est la fille en jean du vernissage ! J'avais abandonné l'idée de la revoir, mais le destin me donne un coup de main. Ce coup-ci, hors de question de la laisser filer.

Pendant qu'elle continue de converser, je me lève et me place à son côté, mais en conservant une petite distance pour ne pas l'effrayer cette fois-ci. Confiant, je me signale d'une voix suave.

– Bonsoir.

– Ah !

Ce que je voulais éviter arrive, elle sursaute. Le vrai problème est que son téléphone en fait autant, il lui échappe des mains. Elle se jette dessus pour le rattraper au vol, elle le manque une fois, deux fois, puis il disparaît. Le son de l'impact qui nous parvient ensuite indique qu'il est tombé sur la terrasse en contrebas.

– Mais non, gémit-elle, penchée sur la rambarde.

Je me poste à côté d'elle pour regarder en bas à mon tour. Tout n'est pas perdu, il se trouve dans une jardinière de l'appartement en dessous avec l'écran encore allumé.

– Au moins, il n'est pas cassé, fais-je remarquer.

– Sophie ! hurle-t-elle.

Pour le coup, c'est moi qui bondis de peur et l'invective.

– Mais ça ne va pas ?!

– La communication n'est pas coupée. Je dois prévenir ma copine, sinon, elle pensera qu'un tueur m'a attaqué, se justifie-t-elle avant de se remettre à beugler. Ne t'affole pas ! Tout va bien ! Je te rappelle !

La tête vers le bas, nous fixons son appareil dont l'écran s'éteint après quelques secondes.

– Elle a compris et coupé, approuve-t-elle en se redressant.

– Je pense que c'est le cas pour tous les habitants du quartier.

– Je m'en fiche, ce ne sont pas mes voisins. Maintenant, vous n'avez plus qu'à aller le chercher.

– Pardon ? je m'étrangle.

– C'est à cause de vous que mon téléphone neuf est en semis et on ne va pas attendre la pluie pour savoir s'il va germer. Donc, vous allez le récupérer ! m'ordonne-t-elle en me toisant avec les deux mains sur les hanches.

Elle est bien bonne celle-là ! Je lui dis que le criminel dont elle parlait juste avant, c'est moi ? Bien sûr que non, mais je peux être sarcastique.

– Je ne peux pas. Je n'ai pas pris ma cape.

– Ça tombe bien, il y a un ascenseur.

Houla ! La demoiselle fait vraiment preuve d'aplomb et de répondant, quel numéro.

– Je veux bien vous aider, mais...

– Je n'attends pas votre aide. J'attends que vous répariez votre ânerie. C'est une habitude chez vous de terroriser les gens ? C'est un truc d'artiste pour se donner un genre ?

Alors... oui, ça m'arrive régulièrement de terrifier des individus, mais aucun ne pourrait le confirmer. Ils ne peuvent plus et c'est une bonne chose. À mon sens en tout cas.

– Je me ferais pardonn...

– Nous en débattrons lorsque j'aurai récupéré mon téléphone, me coupe-t-elle encore.

L'impression de douceur et de chaleur qu'elle dégageait l'autre soir s'est évaporée. Il est bien dissimulé de prime abord, mais on dirait bien qu'elle soit pourvue d'un caractère bien trempé. Elle m'intriguait, maintenant, elle commence à me plaire.

– Soit. Tel le preux chevalier que je suis dans l'âme, j'enfourche mon blanc destrier et vous ramène votre si cher objet. Je vous en prie, prenez place et servez-vous en attendant. Je vous ramène une coupe propre, je propose en lui désignant mon plateau avec une courbette.

– Bonne idée. Évitez de choir de la monture, ce serait ballot, ricane-t-elle en partant s'assoir.

Je me suis trompé, elle a de l'humour et acide à souhait. Nul doute que je vais m'amuser avec elle. Ravi, je lui amène sa coupe puis la laisse pour m'acquitter de ma tâche.

Le propriétaire de l'appartement du dessous est moins joyeux que moi lorsqu'il ouvre la porte après que j'aie sonné au moins quatre fois. Heureusement, Pamela m'accompagne afin d'éviter un drame ou la venue de la police. J'entends juste par là que le type aurait eu peur d'un cambriolage, rien de plus. À force de sourires désolés et de paroles suppliantes, il accepte de nous écouter. Pour commencer, je lui tends la bouteille de champagne apportée pour nous faire pardonner et après nos explications, il me l'arrache des mains avant de nous claquer la porte au nez.

– Il nous envoie paître ? je questionne, perplexe.

– Nous allons attendre et si dans dix minutes, il n'est pas revenu, alors c'est oui, pouffe Pamela.

En fait, c'est non puisqu'il réapparait très vite. Il nous jette le téléphone que je réceptionne avant qu'il chute encore, puis nous claque à nouveau la porte au nez. Bien le bonsoir à vous aussi, Monsieur. L'opération de sauvetage accomplie, je vais enfin pouvoir en apprendre plus sur la petite demoiselle. De retour dans l'appartement de Pamela, je la remercie et la laisse s'occuper de ses invités pour rejoindre avec hâte la terrasse.

J'admets que la retrouver assise me rassure. Spéciale comme elle l'est, elle aurait pu partir et réclamer son appareil à Pam plus tard. Devant elle, je lève le téléphone dans une posture de vainqueur.

– Et voilà ! Il est intact. Vous avez même le droit de m'embrasser pour la peine, j'annonce avec l'assurance d'un héros.

– Il était dans un pot de plants de cannabis ? rétorque-t-elle en haussant un sourcil.

– Euh... non. Pourquoi ?

– Votre phrase et surtout la fin qui m'a fait penser que vous en auriez brouté un peu au passage.

– Je blaguais, je me justifie, vexé.

Mais je mentirais en disant que j'aurais refusé un baiser. Elle vient encore de me déstabiliser, elle est impossible. Je m'assois dans le transat à côté du sien avant de reprendre la conversation.

– Nous allons recommencer depuis le début et dans le calme. Moi, c'est Joshua Gordon, j'annonce avec un immense sourire.

– Je sais. J'ai appris ça à votre arrivée en grande pompe ce soir. Vous m'avez bien eue l'autre jour en me tirant les vers du nez.

– Ce n'était pas mon intention, mais au moins, vous étiez sincère. Ça me change.

– Je l'aurais été et je peux encore l'être. Vos clichés de dermatologue, je n'aime pas.

J'éclate de rire. Elle me rentre dedans sans complexe. Cette fille est un régal.

– Ça, c'est fait. J'ai définitivement intégré que vous n'êtes pas une fan. Et vous, puis-je connaître votre nom ?

– Jules.

Pourquoi ne veut-elle pas me le donner ? Je ne comprends pas puisque je devrais avoir gagné sa confiance. De plus, ça ne l'engage à rien. Je m'apprête à la questionner, mais elle me devance.

– Ne faites pas cette tête.

– Laquelle, au juste ?

– Celle de l'homme contrarié qu'une femme refuse de lui confier son nom. Je m'appelle vraiment Jules.

Sidéré, j'en reste muet. Jules ?! Sérieusement ? En savoir plus me taraude, mais je me mords les lèvres de peur de la froisser en épiloguant sur son prénom si... masculin. Détectant mon trouble, elle s'explique d'elle-même.

– Il doit y avoir un pour cent de la population française au courant que ce prénom est mixte et j'ai l'inestimable chance que mes parents en fassent partie, soupire-t-elle en agitant la main.

Il ne faut pas, surtout pas. Mais j'ai beau lutter, c'est plus fort que moi, je pouffe.

– J'admets que c'est drôle pour les autres. Pour moi, c'est plus compliqué à porter. Encore plus quand il s'agit de draguer un homme. Et je ne vous parle pas de sa tête lorsqu'il comprend qu'en sortant avec moi, c'est lui qui aura un Jules.

Alors là ! Je ne peux rien retenir, je pars en fou rire. Blasée, elle lève sa coupe de champagne comme pour trinquer aux joies de sa particularité patronymique. J'en pleure.

– C'est une expression française. Étant Américain, vous n'aurez pas ce genre de problème avec moi, dis-je en m'essuyant les yeux.

– C'est un bon point pour vous, mais je ne fréquente pas d'Américains.

Décontenancé par sa rebuffade, je m'insurge.

– C'est de la discrimination !

– Non, de la sagesse. Les relations à distance, ça ne fonctionne pas.

Le plus important dans sa remarque est que ce n'est pas ma personne qu'elle refuse, mais mon statut d'Américain. C'est nettement moins contrariant.

– Je n'ai pas la prétention de vous faire changer d'avis ce soir, ce serait prématuré...

– Et présomptueux, ricane-t-elle.

Si j'avais besoin d'une confirmation qu'elle n'est absolument pas manipulable, en voici encore une. Quel défi que cette jeune femme !

– Certes. En revanche, consentirez-vous à ce que nous puissions faire connaissance comme il se doit et avec tout le respect que je compte vous accorder ?

– Vous manquez d'amis ? Plutôt étonnant après les acclamations à votre arrivée ici.

– Rien à voir. Ce ne sont pas des amis, juste des acheteurs. Je souhaite réellement faire votre connaissance. Déjà, vous n'aimez pas l'art, c'est une excellente base, je conclus en riant.

Je plaisante pour la convaincre afin d'éviter de la supplier. Je ne suis pas empressé habituellement, bien au contraire. Mais elle est si stupéfiante que je veux absolument l'approcher de plus près. De beaucoup plus près. 

----

Vous connaissez le nom de notre héroïne !

J'adore Jules :-D   

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top