1 - Jour de vent (suite)


Le lendemain soir, c'est le moment crucial pour Pam, son premier vernissage dans sa galerie toute neuve avec un coin réservé à mes œuvres. Elle joue gros, contrairement à moi qui me fiche bien de vendre ou pas, de plaire ou pas. Alors pourquoi j'expose ? Parce qu'elle y tient, qu'elle a toujours été ma plus grande fan et que je suis incapable de lui refuser quoi que ce soit.

Le petit plus est l'opportunité offerte de masquer la motivation première de ces prises de vues. Avoir tous ces clichés entassés chez moi sans rien en faire serait étrange pour tout le monde, louche pour une personne maligne, et carrément un aveu pour un policier.

Par chance, tous les individus réunis ce soir ne le sont pas, flics ou futés. En revanche, pour ne pas trop attirer l'attention sur mes goûts, je fournis aussi à Pamela des photos amassées lors de mes escapades dans la nature.

J'arrive sur place au milieu des gens. En costume sombre pour me fondre dans la foule, je me fais discret. Avec Pam, nous avons convenu qu'elle ne me ferait pas subir les applaudissements de la foule en délire. J'en rajoute juste parce que je déteste ça, il faut retenir qu'elle respecte mon besoin relatif d'anonymat. Appuyé contre un pilier avec une coupe de champagne à la main, j'observe les réactions face aux clichés présentés.

Comme je m'en doutais, Pamela a réalisé un excellent travail. Pour commencer, la décoration type « industrielle » de la galerie est très moderne avec une parfaite association de bois aux tons chauds et de métal foncé. L'ambiance est intimiste tout en restant épurée. Ensuite, le buffet est esthétiquement dressé et bien garni en boissons comme d'amuse-bouches. Pour l'exposition même, les styles sont mélangés, mais parfaitement accordés entre les tableaux et les sculptures. En ce qui concerne ma partie, les vues de paysages et les sujets particuliers sont alternés. Apercevoir la rondeur d'un sein encadrée par des collines du Montana me fait sourire. Sa disposition axée sur les formes donne un résultat très harmonieux. Du coup, je suis curieux de découvrir ce qu'elle a bien pu trouver pour accompagner l'oreille.

Aussitôt, je pars à sa recherche en parcourant la salle du regard et lorsque je la repère, je me retiens d'applaudir son génie. Cette magnifique oreille encore entière — contrairement à la minute qui a suivi la prise du cliché — est entre deux vues des serpentins rocheux du Grand Canyon. Pam est la meilleure.

Les invités accueillent l'exposition par diverses réactions. Il y a les habituels exubérants qui se croient obligés d'extérioriser bruyamment leur extase, je ne les apprécie pas. Ceux qui ressentent la nécessité d'étaler leur science en expliquant ce que l'auteur a voulu exprimer, ils me fatiguent. Je préfère ceux qui se contentent d'observer, d'approuver par un sourire ou des paroles simples. Les personnes les plus naturelles sont une rareté.

Comme cette jeune femme seule et à l'écart qui passe calmement d'un cadre à l'autre sans laisser transparaitre la moindre émotion. La voici devant un de mes souvenirs, l'arrondi d'une épaule tamisée de la lumière rouge d'un feu stop qu'on ne distingue pas puisque c'était celui de mon véhicule. Tout à coup, elle fronce les sourcils, puis recule de deux pas pour une vision plus large avec les deux montagnes qui l'entourent. La voir dubitative m'interpelle.

Elle se situe dans le coin délaissé par les visiteurs, alors je m'approche pour engager la discussion. À moins d'un mètre derrière elle, mon attention est subitement happée par sa queue de cheval qui s'ondule au gré des mouvements de sa tête. Lorsqu'elle passe d'un cadre à l'autre, un coup à droite puis à gauche, cela crée un effet de balancier presque hypnotisant. Après quelques secondes, mes narines s'agitent à l'odeur de frais qu'elle dégage. Même pour ça, elle est en décalage avec les femmes aux parfums capiteux souvent écœurants. En restant derrière elle, j'inspire cette douce fragrance. Rapidement, je m'aperçois que mon attitude devient étrange. Je me reprends avant de parler en me penchant vers son oreille.

– Vous aimez ?

Elle sursaute et se retourne d'un bloc avec un air apeuré. Une fragile.

– Faites du bruit la prochaine fois. J'ai cru que vous étiez sur mon épaule !

– Dans ce cas, vous auriez senti ma présence, je m'esclaffe.

Elle lève les yeux au ciel puis me tourne le dos en soufflant d'agacement. Fragile et dépourvue d'humour. Et qui vient de me mettre un vent. Bien. Je ne vais pas me laisser démonter pour si peu, je me place à son côté.

– Hum hum. Je recommence. Je souhaitais savoir si vous aimez ce que vous voyez.

Elle soupire fortement puis pivote la tête pour m'offrir un regard blasé.

– C'est important ?

– Pas vraiment, mais je suis curieux.

– Pour quelle raison ? Vous vous rendez bien compte que je détonne dans cette salle remplie de gens bien habillés avec mon jean et mes baskets. De toute évidence, je ne suis pas une spécialiste des us et coutumes de ce type d'évènements. D'ailleurs, j'ose admettre que je n'y connais rien en art, quelle que soit sa forme. Et maintenant, je sais qu'on ne se présente pas à un vernissage dans cette tenue, ronchonne-t-elle à la fin.

C'est un fait, elle donne l'impression de revenir d'une ballade dans un bois. À croire qu'elle passait devant la vitrine, le monde et les lumières ont attisé sa curiosité, alors elle a franchi le seuil. Toutes les personnes présentes sont apprêtées et même son sac en toile aux coloris chamarrés n'a pas sa place ici. Je ne vais donc pas la contredire, ce serait mentir.

– Oui, j'avais remarqué. Vous ne faites pas... habituée. C'est justement la raison de mon intérêt sur votre sentiment.

– Soit, cède-t-elle en levant la main. Pour les photos de paysage, je les trouve belles. Des teintes éclatantes et des formes mises en valeur par les ombres naturelles. Ça ferait de chouettes fonds d'écrans.

Outch ! Je m'étrangle en me raidissant sous l'insulte, mais je ne dis rien puisqu'elle est sûrement persuadée de faire un compliment. Le début était très bien, la chute beaucoup moins. Elle s'apprête à poursuivre sa critique, je crains le pire.

– Pour ce qui est des photos d'épiderme, je n'aime pas.

Ah ? Ça alors, c'est pourtant ma signature et ce que les gens préfèrent. Exactement comme le groupe en face qui se répand en félicitations auprès de Pam. Leurs voix exagérément hautes nous parviennent jusqu'ici : « Comme c'est vivant ! » « On ressent la chaleur dégagée par cette peau. » Tout faux.

– Vous leur reprochez quoi ?

– C'est morbide, grimace-t-elle.

Incroyable ! C'est la première fois en cinq ans que j'entends cette remarque. Justifiée, en plus. Il faut que je comprenne comment cette jeune femme qui n'y connaît rien peut être plus perspicace que tous les autres.

– Pourquoi cette sensation alors que sur celle devant vous, on voit la chair de poule, donc, une réaction.

– C'est vrai. C'est justement ce qui m'interpelle avec cette photo parce que c'est la seule avec ce type de détail. Du coup, j'inventais des films d'horreur, raison pour laquelle vous m'avez fait sursauter en débarquant silencieusement, s'esclaffe-t-elle.

– Et pour vous, c'est morbide ? Pourtant, une caresse fait cet effet et c'est quelque chose d'agréable, non ?

– Pas dans ce cas. Là, je vois des poils dressés de peur.

Elle ne sait pas à quel point elle est dans le vrai. J'ai obtenu cette enivrante réaction en posant une lame sur le cou de la dame.

– Donc, je me disais que c'est ici la seule photo d'une personne vivante.

Encore tout bon, mademoiselle. C'était un essai que je trouve concluant, donc à réitérer.

– Comme si c'était une immense frayeur, une sensation de fin, justement. Voilà pourquoi ça me met mal à l'aise, continue-t-elle.

Sidéré, je lui fais face pour détailler un peu mieux ce prodige de la déduction. Charmante, c'est le premier mot qui me vient. Simple et naturelle, des traits fins sur un visage ovale surmonté de cheveux châtains qui doivent être mi-longs détachés, ce que je peux voir aux mèches qui s'échappent de sa queue de cheval mal faite. Des yeux noisette et interrogateurs qui me fixent. Cette femme dégage douceur et chaleur, de celles dont la vision est apaisante.

– Alors ? J'imagine que mon avis n'a rien d'intéressant.

– Bien au contraire et pour être honnête, je suis épaté par les histoires que vous parvenez à leur attribuer. Même si elles sont étranges, je m'esclaffe d'une manière forcée.

Je ne lui précise pas que son intervention me colle quelques suées froides. Présentant mes œuvres comme de l'art, celles-ci ont toujours été accueillies et détaillées comme telles. Or, cette jeune femme vient de m'apprendre qu'un non-initié a une approche plus réelle de ce qu'il voit. Et qu'il peut tomber juste sur ce que l'on souhaite dissimuler.

Elle me fiche la frousse, mais elle est stupéfiante.

– Je vous offre un verre ?

– Ils sont gratuits, ricane-t-elle.

– Je...

Deuxième fois qu'elle me décontenance en dix minutes. Mais d'où sort-elle ?

– C'est exact. Je reformule donc ma proposition : puis-je vous apporter un verre ?

– Non merci. Au revoir, lâche-t-elle en me plantant là.

Les bras ballants, scotché par le vent que je viens encore de prendre, je la regarde s'éloigner. Je ne suis pas un expert en vie sociale et rarement le gai luron dans les soirées, malgré tout, je n'ai jamais été renvoyé dans mes buts de la sorte.

Il faut que j'en sache plus sur cette jeune femme parce que je veux comprendre cette scène surréaliste. Sans compter qu'elle a piétiné mon orgueil. Elle est ici et les entrées sont filtrées, donc elle a obligatoirement une invitation. À moins qu'elle accompagne quelqu'un.

Pamela ! Vite, que je la retrouve pour la questionner !

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Je ne vous ai pas fait attendre pour la rencontre, c'est fait.

Cela dit, ce n'est pas gagné pour Joshua.

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