Prologue (10) : Dernier tour avant l'écrasement

Le bon vieux temps ne pouvait évidemment pas durer.

Après un souper rapide, préparé par Ibrahim qui fait le gratin de pommes de terre comme un dieu, nous sommes tous allés nous coucher plus ou moins vite. Houshang n'est pas descendu malgré la bonne odeur de gratiné, et ni Ruben ni Flor, les deux autres à avoir pris une chambre, ne l'ont vu descendre. Pas très enclin aux relations, on dirait.

Ne restait donc dans le salon qu'Ade, Ibrahim, Emerens et moi. Ade a pris un canapé, Emerens l'autre, et Ibrahim et moi avons rassemblé des matelas et des coussins pour dormir à même le sol.

A mon grand regret, et celui de mon dos, le souci étant qu'Emerens ne m'a pas lâché d'un pouce depuis la dispute d'hier. Et que c'était ça ou dormir collé à lui dans le même canapé.

Et je n'ai pas vraiment envie de reprendre le bon vieux temps tout de suite. Aucune envie de dévoiler à quel point nous sommes proches si tôt, sans savoir ce qui m'attend après.

Du coup, je suis allongé sur un matelas au sol. Ma main serrée dans la sienne depuis hier. Et si tenter de bouger pour vaquer à mes occupations matinales n'était pas synonyme de mon décès par réveil de dragon, je trouverai ça très mignon.

L'avantage, c'est que cette fois, je me suis réveillé tout seul. Sans les pépiements d'Alannah, restée dans l'autre maison. En plus, l'odeur du délicieux café m'accueille au réveil en même temps qu'Ibrahim, qui pose devant moi un plateau recouvert de boissons chaudes.

« Bonjour, Thibault. Bien dormi, malgré la... Position particulière ? »

Il désigne la main d'Emerens, qui enserre toujours la mienne. Je me contente de hausser les épaules.

« Mieux qu'hier, en tout cas. Merci pour le café, je le prendrai après avoir échappé à la mort. »

Ibrahim a un léger sourire amusé.

« C'est un plaisir. Je m'occupe de prévenir Houshang, Ruben et Flor que le petit-déjeuner est prêt, je reviens tout de suite. »

Et le voilà disparu dans les escaliers à une vitesse impressionnante pour son gabarit et son attitude tranquille... Me voilà donc seul dans la pièce, avec pour seule compagnie Ade, qui me fixe avec circonspection.

« Il est donc si terrible que ça au réveil ?

— T'as pas idée, je soupire. Déjà à l'internat c'était quelque chose, mais pas plus tard qu'hier, Alannah s'est pris un coup de prothèse en espérant le faire émerger. J'ai déjà de la chance qu'il ait dormi avec. »

Bon, à l'internat, j'avais deux avantages, un, le fait qu'il fallait qu'on se bouge le cul avant que les surveillants nous engueulent, deux, Elijah avait un truc pour désamorcer la bombe, même si j'ai jamais compris comment il pouvait le réveiller en douceur.

Bon. Allez, il me tient pas la main trop, trop fort, je peux essayer de desserrer ses doigts sans le réveiller.

Je me redresse, histoire d'exercer le moins de tension possible sur son bras, et commence à décrocher, un à un, ses doigts de ma paume. Avec les gestes les plus délicats possible.

Cela me prend bien cinq minutes, mais finalement, je parviens à retirer mes doigts de l'étau, et ce en ne lui arrachant qu'un petit grognement. Et comme je sais ce qui risque fort de me tomber dessus, je me penche sur-le-champ. Juste assez vite pour éviter son bras cherchant à me serrer contre lui comme une peluche Pikachu géante.

Dans les dents, le piège à loup ! Tu m'auras pas cette fois !

Flor choisit ce moment pour redescendre, accompagnée de Ruben. Houshang les suit de peu en discutant avec Ibrahim. Je les salue tous les quatre d'un hochement de tête, que Flor me rend ; Ruben me fait un petit signe, et Houshang s'incline légèrement dans ma direction. Le tout avant chacun de s'emparer d'une tasse de boissons chaudes, laissant Ibrahim ramener la bouffe.

« Nako est passée ce matin, annonce Ibrahim pendant que je me délecte de ses œufs brouillés. Apparemment, elle aimerait bien qu'un groupe se rende au parc où se trouve Sparrow. Ça l'a intriguée, et la savoir loin de nous l'inquiète.

— Est-ce vraiment nécessaire ? Soupire Houshang en grignotant un toast. On devrait plutôt chercher le dernier Ultime qu'il nous manque. Sparrow nous rejoindra bien une fois les seize rencontrés.

— j'en doute, ça, j'interviens. Tu l'as vu plus que moi, mais j'trouve qu'il a l'air assez paumé pour pas se rendre compte quand il a pas le choix. »

Houshang hoche la tête.

« Certes... Mais visiter un parc ne nous apprendrait que peu de choses. Pourquoi ne pas se séparer pour la recherche ? »

Ce serait bien, sauf que, contrairement à hier, on a pas d'objectif précis en tête. Ce qui fait que la seule capable de retrouver les autres efficacement, c'est Alannah. On peut moyennement se séparer en trois groupes en sachant ça, surtout si comme hier, Ruben reste à la maison.

Ibrahim se prend le menton entre les mains.

« Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Nous avons résolu hier de développer notre communication au mieux avec ceux qui ne parlent pas anglais, ce qui inclut Flor, mais aussi Moanaura, désormais, et Aldéric ne semble pas très doué en anglais non plus de ce que me rapporte Nako. Elle voulait rester derrière avec eux pour leur apprendre l'anglais, et permettre à Ruben de garder un point de chute...

— Flor parle espagnol, n'est-ce pas, intervient Ade. J'ai quelques notions dans cette langue. Je peux rester derrière pour aider nos amis francophones et hispanophones à apprendre à se débrouiller sans nous. »

Cash. Et ça m'évite de rester là pour faire un cours, je serais un très mauvais prof, surtout en langues. En plus, le parc m'a rendu curieux.

« Bref, reprend Ibrahim. Du coup, se séparer n'est pas une bonne idée. Notre seul point de repère capable de nous guider efficacement vers n'importe quel groupe d'Ultimes, c'est Alannah. Avec deux groupes d'exploration, on prend le risque que l'un d'entre eux se perde.

— Légitime, répond Houshang en haussant les épaules. Faites ce que vous voulez, je suivrai le groupe de sortie. »

Ibrahim a un léger sourire.

« Finissons de manger, d'abord. On sera mieux d'attaque lorsqu'ils viendront nous chercher. »

Vrai, En plus, un petit-déjeuner est le meilleur moyen d'en apprendre plus sur les autres. Par exemple, je suis stupéfait du nombre de sucreries que Flor avale à la seconde. Et Houshang n'est pas mieux. Qui bouffe des toasts au camembert au petit-déjeuner ? ça pue si fort que je suis surpris qu'Emerens se soit pas encore réveillé !

Heureusement qu'il y a Ruben, Ibrahim et moi pour les petits déjeuners normaux. Ade, elle, mange peu, une simple orange accompagnée d'un yaourt à la confiture.

Par contre, même pas le temps de finir. A peine ai-je entamé mes tartines de beurre que j'entends une porte qui claque, et une salutation enthousiaste précède Moanaura dans la pièce.

« Salut la compagnie ! J'viens chercher les élèves en anglais, vous vous ramenez ? »

Je lève les yeux au ciel, et Ade traduit avant de se tourner vers Moanaura, froide.

« Au cas où tu n'aurais pas remarqué, on est encore en train de manger.

— Oh, t'inquiète, ça peut attendre. J'vais me poser et vous laisser bouffer. Qui c'est qui vient avec moi, du coup ?

— Moi, et Flor. Ruben aussi, je pense, si vraiment on lui évite les excursions. Les autres seront libres de faire ce qu'ils– Qu'est-ce que tu fais, espèce d'idiote ?!? »

Je me posais la même question, tiens. Parce qu'elle s'est dirigée droit à côté de moi, sauf qu'à côté de moi, il n'y a pas de place confortable sur le canapé, et– Oh, par toutes les équations régissant ce monde pourri par l'engeance noir et blanc, là, ce n'est plus une incompréhension, qu'est-ce que tu fabriques, triple conne ?!?

Parce qu'évidemment elle ne pouvait pas se contenter de s'asseoir par terre. Non, non, elle a posé ses grosses fesses sur Emerens sans la moindre gêne. Quelque chose me dit qu'on va pas tarder à voir passer un meurtre...

Sans perdre de temps, je coince mon bout de pain entre mes dents, avant de me carapater dans les jupons d'Ibrahim. Qui a les lèvres pincées, le regard vrillé sur Moanaura insensible à ses signes de la main alarmés.

« Moanaura, je siffle le plus bas possible. Lève tes grosses fesses de là en silence. Pas de gestes brusques.

— Quoi. Je suis assise sur une mine ?

— Oui. Vraiment, t'es pas en sécurité ici. Je déconne pas. »

Elle rigole.

« T'en fais tout un plat pour rien. Il peut pas bouger, j'suis littéralement assise sur ses abdos ! Pas trop mal au demeurant, mais pour qu'il puisse bouger, il en faudra pl–

— ... Fais moi le plaisir de dégager ! »

Tu disais, Moanaura ? Parce que moi, j'ai même pas eu le temps de la voir venir, la claque, et pourtant, je le surveillais attentivement. Alors toi, j'imagine même pas.

Elle a tout juste le temps de se lever avant qu'une autre claque n'atterrisse droit sur sa deuxième joue, s'enfuyant enfin en sécurité loin du dragon. Même si le néerlandais d'Emerens n'est pas très prompt à faire passer l'énervement, je pense que tout le monde a bien compris de son ton et de sa tronche qu'il n'était vraiment pas de bonne humeur.

Je me pince l'arête du nez entre les mains.

« Et voilà, qu'est-ce que je disais. »

Moanaura, loin d'être aussi joyeuse que tout à l'heure, montre les dents vers Emerens, la main posée sur son sabre. Par contre, si elle pensait l'impressionner, c'est mort. Son air agacé ne tremble même pas, et entre ses mains sa prothèse prête à être décrochée me fait bien plus l'effet d'une arme que le littéral sabre de l'Ultime Capitaine.

Heureusement pour moi, il ne semble pas prêt à la castagne. Vu qu'il accepte sans broncher le café qu'Ibrahim lui tend précautionneusement, encore chaud par pur miracle.

« Sans déconner ? Gronde Moanaura. Il s'en sort comme ça après m'avoir collé une baffe ?

— Mérité, lance froidement Ade. Tu as commencé en t'asseyant sur lui, et Thibault comme Ibrahim ont tenté de te prévenir. »

Non mais sans blague.

« Bon, si on finissait le petit-déjeuner histoire de calmer le dragon ? Après, on verra qui sort. Flor, Ruben et Ade restent avec Moanaura et co, mais pour ce qui est des autres...

— Je vais rester aussi, annonce Ibrahim. Seo-jun suivra sûrement Ansgar, je préfère assurer la sécurité du camp.

— Tu veux calmer le dragon ? Marmonne Emerens dans le même temps, toujours en néerlandais. Viens un peu par ici pour voir, j'ai plein de méthodes à te montrer. »

C'est mort ! Je m'approche pas de toi de bon matin, je risque autant la prison que le décès. Contente-toi de boire ton café tranquille, on en rediscutera quand tu auras ta dose.

Je l'ignore donc royalement pour me tourner vers Ibrahim.

« Je compte sortir, perso. Flemme de rester là, et je suis curieux du reste de la ville. En plus, un parc dans une telle zone urbaine, c'est pas commun.

— Je note, soupire Ibrahim. Pense à te signaler au groupe, je crois qu'Houshang et toi allez être les seuls à sortir.

— Comptez-là-dessus, grommelle Emerens. Je ne vais certainement pas te lâcher, Thibs. »

Eh bien on dirait que je n'ai pas le choix. Je finis donc en quatrième vitesse mon petit déj avant de me préparer. Difficilement, vu que Flor met trois heures à se laver les dents, et y passe même du fil dentaire. Du fil dentaire. Rendez-vous compte.

Finalement, je rejoins Houshang et Emerens dehors, déjà en meilleure forme que tout à l'heure. Ils discutent avec beaucoup plus d'animation que ce que j'aurais pensé entre l'Ultime Romancier et l'Ultime Danseur, surtout au vu de leurs caractères très différents.

Ou alors, c'est parce qu'ils ignorent royalement Sachiko, qui se tient à quelques mètres d'eux, de fort mauvaise humeur et retenue uniquement par la main d'Ansgar sur son bras. Seo-jun et Alannah sont postés à côté d'elle, les deux nous saluant amicalement.

Je leur rends leur salut, ne tenant pas à me rapprocher d'eux plus que nécessaire, et me dirige vers Sachiko, qui se met à marcher à peu près au même moment. Sans doute dans la direction de ce fameux parc.

« Décidée à te tenir tranquille ?

— Pourquoi c'est moi qu'on agresse quand la blondasse existe, elle grogne, jetant un regard noir à Emerens dans son coin. Si j'étais pas certaine que ça ne ferait que nous enfoncer davantage dans la merde, je l'aurais très volontiers éventré. »

Je lève les yeux au ciel. Et c'est parti...

« Je tiens à te signaler que c'est toi qui as commencé, autant hier que lors de notre première rencontre. Si tu tiens tant que ça à ne pas nous enfoncer dans la merde, reconnais-le, au moins.

— Bien sûr, et le laisser faire ce qu'il veut, certainement pas. Je le vois venir à des kilomètres, il va causer notre fin à tous.

— Je n'ai aucune envie d'écouter ton biais, et surtout s'il s'avère que nous sommes bel et bien dans une Tuerie, je réplique passablement agacé. S'inventer des raisons ne nous aidera pas.

— S'inventer des raisons ? »

Elle plisse les yeux. Avant de se pencher, brusquement, vers moi. Un large sourire ironique lui déchire le visage.

« Mais je n'invente rien, petit humain. Regarde-les, tous, ceux qui sont ici comme ceux qu'on va chercher. Lui, elle fait en montrant Seo-jun, il s'enterre sous le poids de son incompétence. Elle, elle a une famille à protéger, elle ajoute en montrant Alannah. Le type aux yeux maquillés cache du sang derrière ses ongles manucurés. Et ne parlons pas de l'autre tarée et de son fantastique crime passionnel qui va nous tomber dessus au moment où on s'y attend le moins. »

Elle sourit.

« Dans cette optique, tout le monde est dangereux, du petit bonhomme froussard à celle qui ne sait rien sur son identité. Et si j'ai un biais, toi, tu es dans le déni. »

Je serre les dents. Sa proximité me met très mal à l'aise, et ses mots plus encore. Je ne sais pas quel calme je parviens à maintenir son regard, de même que mes positions.

« Quelle connaissance des Tueries te permet d'affirmer ça ? Tu as lu l'Enfer Aquatique, ou vu des témoignages ? Parce que je te trouve bien sûre de toi, là. As-tu des connaissances qu'on à pas ?

— L'enfer quoi ? »

... Elle se fiche de moi là ?!

« L'Enfer Aquatique, Sachiko. Le livre écrit par Wen Xiang Monogatari, tu sais, celui qui a fait la lumière sur les Tueries. Ne me dis pas que tu n'en as jamais entendu parler ?! »

Elle a un petit rire. Nan mais c'est pas possible, là, elle se fiche de moi. Comment tu peux être japonaise et ne jamais avoir lu le bouquin qui a tout commencé ? Et le pire, c'est qu'elle n'en a absolument rien à foutre, et que son sourire reste toujours le même.

« Oh, alors comme ça elle a écrit un livre. Intéressant, je manquerai pas de le lire quand je sortirai. »

Mais bordel de–

« Par contre, elle ajoute en se penchant vers moi, pas besoin de lire le moindre bouquin pour déchiffrer la douleur dans leurs yeux. »

Son sourire a disparu.

« Tu vois de qui je veux parler, pas vrai ? Wen Xiang Monogatari. Neia Hirristel. Clayton Sanders. Reina Satou. Ceux-là, qui se différencient des autres pégus qui ont survécu, parce qu'on voit dans leurs yeux que la douleur les a choisis. Qu'ils ne se sont pas simplement contentés de la subir. »

Je n'arrive plus à bouger.

« Ils sont très loin du simple Kagari Goto ou des autres survivants de Tuerie. Rien que les voir suffit à faire se rendre compte des âmes qu'ils portent sur leurs épaules, et à comprendre chacune de ces pertes. »

Mon souffle est coupé.

« Et si je puis te conseiller un petit quelque chose, c'est qu'à ta place, je ne laisserai pas ta salope de blondinette favorite encaisser le poids de ces âmes à ta place, parce que je peux t'assurer qu'il ne va pas les sentir. »

Et elle me plante là. Accélérant le pas sans même me laisser le temps de répliquer, droit vers la verdure qui commence à se dessiner dans mon champ de vision.

Le fameux parc, j'imagine.

Douché, je me dirige vers Emerens et Houshang. Mon meilleur ami, me voyant arriver, a une moue inquiète.

« Eh bien. Tout va bien, Thibs ?

— Nan. T'inquiète. Sachiko est juste cryptique, je soupire, tentant tant bien que mal de reléguer ses paroles loin dans mon subconscient. J'ai besoin de me reposer un peu le cerveau.

— Tu t'adresses aux mauvaises personnes, dit Houshang avec une pointe d'humour. Emerens et moi-même avions une fascinante conversation sur la nature humaine avant que tu n'arrives. »

Yeesh, si j'avais su je serais allé voir Seo-jun. La philo, c'est clairement pas mon truc, à moi pauvre mathématicien. Heureusement pour moi qu'Emerens semble prêt à laisser tomber le sujet, vu le rire qui l'anime.

« Désolé, Houshang, on reprendra plus tard. De plus, on arrive vers le parc, et j'entends du bruit qui ne viens pas d'humains... J'avoue que ça me rend curieux. »

Houshang pince les lèvres.

« Auraient-ils osé mettre des animaux ici ?

— j'avoue que de ce que je sais, ce serait bien la première fois, je grimace. Jusqu'ici, on était limités aux poissons...

— Une seule manière de vérifier, conclut Emerens. Alannah, Ansgar, Seo-jun et Kimura y sont déjà. Pressons le pas. »

Effectivement, tout le monde a pris de l'avance sur nous... Houshang ne proteste pas une seconde de plus, et prend la tête du groupe. Juste le temps qu'un cri d'Alannah retentisse au loin.

« OH ! Les gens, les gens, venez voir, vite, vite, vite ! »

Houshang se raidit, visiblement atteint par l'urgence de son ton. Avant de nous jeter un regard éloquent et se précipiter vers le parc, ne laissant derrière lui qu'Emerens et moi.

Ce dernier a une légère grimace.

« Houshang est bien gentil, mais il oublie que j'ai une jambe artificielle. Je ne peux pas courir aussi vite que vous, et encore moins dans un parc sans avoir idée des obstacles... Tu veux bien rester avec moi, Thibs ?

— T'inquiète. Et puis, j'ai besoin de respirer un peu. »

Je vois son sourire s'élargir, et il profite d'un instant de faiblesse de ma part pour me passer une main dans les cheveux.

« Merci. »

Je dois bien avouer que le parc est magnifique. Et extrêmement bruyant. L'étrange mélodie qui résonne entre les arbres n'est pas le seul son que j'entends, des perroquets crient de partout, et de temps en temps, des tourbillons de plumes passent dans mon champ de vision, plus colorés encore que les fleurs sauvages du coin. C'est une véritable jungle contrainte à des limites de pierre, et tout semble y trouver refuge. Oiseaux, insectes. Mais aussi, entre deux arbres, des formes bipèdes et poilues qui me font fortement penser à des...

« Des singes hurleurs, me souffle Emerens. Et des capucins, aussi. Ce sont tous des singes d'Amérique du Sud, habitués à la jungle... Et à cause de la déforestation, ce sont des espèces en danger.

— Des singes, ici ? Est-ce que c'est un parc ou bien on est reliés à la jungle amazonienne ? »

Emerens grimace.

« C'est un parc. Jamais des singes sauvages ne s'approcheraient autant de l'homme, ou de ces constructions extrêmement humaines. Par contre, je vois ce que tu veux dire. Le parc est remarquablement bien conçu, on pourrait presque croire que cette jungle est notre limite avant la liberté.

— Tu en connais des trucs, dis-donc. »

Il a un petit rire, et revient m'ébouriffer les cheveux.

« Thibs, trésor, je suis un auteur. Tu n'as pas idée des connaissances qu'un écrivain doit accumuler s'il veut limiter les impairs. »

J'aimerais bien en rire avec lui, mais son hilarité se calme tout de suite.

« J'espère que personne n'aura l'idée de tenter de s'échapper par-là, ça va vite faire des déçus. Et cette jungle est faite pour être vue de l'extérieur. Ça ne m'étonnerait pas que, au cœur de ce petit coin de nature, on tombe sur des êtres et plantes horriblement dangereux. »

Gloups. Eh bien, tu es rassurant, mon pote.

Heureusement, on ne met pas trop longtemps avant de retrouver Alannah. De même que le reste du groupe, les yeux fixés sur un bassin en plein milieu d'une placette de pierre, dans lequel se trouve– Dites-moi que je rêve.

« Des capybaras ! S'exclame Alannah, déjà en train de gratouiller les oreilles d'un rongeur. Ils sont trop, trop, trop mignons ! Regarde, Thibault, comment ils sont câlins ! »

Non, je ne veux pas regarder, merci, je veux d'abord comprendre qu'est-ce que foutent des capybaras dans un bassin clairement conçu par l'homme, sacré nom d'un développement limité ?! Et pourquoi tout le monde ne se pose pas les mêmes questions ? Parce que encore, les singes, je veux bien, ils ont leur coin de nature sauvage. Mais les capybaras ???

Le pire, dans l'histoire, je crois que c'est Sparrow. Ce dernier est assis au beau milieu du bassin qui lui atteint le torse, et ne laisse même pas dépasser ses genoux de l'eau, juste assez pour que je puisse me donner une idée de sa position. Tous les capybaras à une ou deux exceptions lui tournent autour, lui donnant des coups de museau, qui ne semblent absolument pas le distraire. Ses lèvres forment des mots que je ne comprends pas, mais qui composent la mélodie qui accompagne les perroquets depuis tout à l'heure.

C'est à peine s'il nous voit. Il est trop occupé à fredonner sa chanson et caresser les rongeurs, les yeux les plus brillants que le lui ai jamais vu. Même son sourire a l'air un peu moins vide.

Emerens, encore à mes côtés, se claque la joue, une grimace déformant son visage.

« Pas que des capybaras, on dirait. Ces foutus moustiques sont de retour et bien décidés à me sucer le sang jusqu'à la dernière goutte. Je ne sais pas où on est, mais visiblement cet écosystème n'est pas le seul à proximité qui favorise leur développement...

— Dommage pour toi, pouffe Seo-jun, on dirait bien que les moustiques sont les seuls à vouloir sucer quelque chose de toi.

— Quelle vulgarité, pouffe Emerens. Celle-là, je n'y aurai même pas pensé.

— Menteur ! »

Bon. Eh bien on dirait que les seuls encore un peu intelligents sont Ansgar et Houshang, dont l'expression épuisée est le reflet de mon propre visage. Les autres sont plus concentrés sur les capybaras ou leurs blagues pour quoi que ce soit d'autre.

« Ils sont apprivoisés, sourit Sparrow en voyant Alannah courir après un capybara. Regardez comme ils sont proches de l'homme. Aucun animal sauvage ou capturé de force n'aurait ce comportement. »

Des capybaras apprivoisés... J'avoue que ça me fait me poser des questions, au sujet des perroquets et des singes, notamment. Et je préfère me concentrer là-dessus que sur les sous-entendus bien sales des deux imbéciles géants. Autant profiter de l'étonnante loquacité de Sparrow, dont c'est la première fois que je l'entends aligner autant de mots à la suite.

Je me rapproche de lui, un peu curieux, mais pas le temps de lui poser la moindre question. Parce que Sachiko, visiblement toute animosité oubliée, m'en a collé un juste sous le visage.

Un capybara, j'entends. Assez proche pour pouvoir me mordre le nez rien qu'en respirant.

« Mate ça, petit humain, rigole l'importune, un large sourire aux lèvres. J'en ai un rien qu'à nous ! On peut l'appeler Flushy ?

— Tu l'appelles comme tu veux, je grogne en me mettant à distance sécuritaire des dents de l'animal, du moment que tu ne me mêles pas à ça ! Je ne sais pas m'occuper des capybaras, moi !

— Oh, si ce n'est que ça, intervient Sparrow de son ton tranquille. Les capybaras ne sont pas n'importe quels rongeurs domestiques, mais... Ceux-là ont l'air d'être bien soignés. Sans doute entretenus depuis le début. Et je doute que ce soit le fait de mademoiselle derrière l'arbre... Quelque chose doit les maintenir en vie. »

Je m'attarderais bien à discuter avec Sparrow pour une fois qu'il parle mais une de ses phrases m'intrigue. Mademoiselle derrière l'arbre ? Personne n'est caché derrière un arbre, pourtant...

Un glapissement venu de derrière Sparrow m'interrompt dans ma réflexion. Il vient, effectivement, de derrière un arbre ; et la personne cachée derrière a beau y mettre tous ses efforts, je la vois quand même entre deux branches nous fixer avec une terreur contenue.

Elle est maigre à faire peur. Cheveux bruns coupés en carré et sec, les joues creusées, et son corps très certainement pas dans le meilleur état caché derrière ses vêtements amples. Sa longue jupe de coton bleue est prise dans les feuilles, mais ça n'a pas l'air de la déranger, vu comment elle se renfonce dans la jungle.

Malheureusement pour elle, je ne suis pas le seul à l'avoir remarquée. Alannah ne tarde pas à délaisser son capybara pour lui foncer dessus avec un large sourire.

« Coucou ! T'es qui ? Pourquoi tu te caches ? Ils te font peur ?

Le flot de questions ne trouve pas de réponses. J'entends son interlocutrice baragouiner quelque chose en une langue que je ne connais pas avant de secouer violemment la tête. Emerens soupire.

« C'est de l'allemand, ça. Laisse-moi faire. »

Ah bah tout compte fait, sa LV2 allemand va s'avérer utile. Houshang, que je suppose doué des mêmes notions vu sa vie en Allemagne, le suit, et les deux commencent à parler doucement en direction de la jeune femme.

Enfin, aussi doucement qu'on le puisse dans cette langue du démon qu'est l'allemand.

Alannah, vite distraite, retourne gagatiser sur les capybaras avec Sparrow et Sachiko, sans doute en plein concours de celui qui leur gratouillera le plus les oreilles. C'est finalement de moi que l'intruse, calmée visiblement par Emerens et Houshang, s'approche, avant de se montrer du doigt et bafouiller, dans un anglais très approximatif :

« Je... Ester Koppel. Ultime Dentiste. »

Emerens lui sourit, ajoutant quelques mots en allemand, avant de se tourner vers moi.

« La demoiselle est estonienne, de ce que j'ai compris. Elle parle anglais, mais mal, et peu. Ça ne va pas faciliter son intégration avec les autres, mais contrairement à Flor et Moanaura, elle, au moins, elle comprend à peu près bien quand les gens parlent.

— Evidemment, c'est toi qui te tapes le boulot de trad le plus facile, je bougonne. On en est à combien, là ? »

J'ai perdu le fil depuis trop longtemps. Mais, au vu de son expression, pas Emerens.

« Thibs... »

Il pousse un profond soupir.

« C'était la seizième. »

Un crachotement de haut-parleur couvre sa dernière syllabe.

Suivi par un affreux caquètement.

« Ce n'est pas troptôt, les enfants, vous m'avez fait attendre ! Bien, maintenant que tout lemonde s'est retrouvé, je veux vous voir tous au centre du parc le plus vitepossible ! Il est temps de porter la touche finale... »


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