XXXII - Natanaël Astassard PART I
La femme, allongée dans des draps de soie, hurlait à s'en tordre de douleur. Elle s'accrochait aux draps, s'arc-boutait, tandis que son personnel gravitait autour d'elle. Les draps auparavant blancs étaient imbibés de sang pourpre à mesure que les minutes s'écoulaient.
— Pitié... sanglotait-elle entre deux gémissements, pitié, appelez mon époux...
À bout de forces, la jeune femme n'était pas sans savoir que donner la vie pouvait aussi tuer. Elle sentait ses forces s'évaporer, son coeur ralentir, la douleur que devenait son corps ne laissait guère entrevoir une possible survie.
Peu de temps après, son époux fut présent à ses côtés. Il lui tint la main, déposait des baisers dessus. Horrifié par ce spectacle, il l'encourageait cependant pour lui donner de la force, pour qu'elle ne se sente pas seule.
— Poussez, Majesté, poussez ! Ordonna une servante.
— Tu peux le faire, mon amour, je crois en toi ! S'exclama le roi.
Alors elle poussait, poussait, poussait... accrochée au bras de son époux, le visage déformé par la douleur. Elle donna tout ce qui lui restait pour permettre au petit être qui avait grandi en elle pendant neuf mois de voir le jour. Alors, lorsque les premiers cris de nouveau-né résonnèrent dans la pièce, elle laissa retomber sa tête sur le coussin plein de sueur, un sourire étirant ses lèvres dessinées.
— Félicitations, c'est un petit garçon ! Déclara la servante tout en prenant en charge le petit être.
Sa mère, à bout de force, les yeux creusés par des cernes noires, les lèvres gercées et le visage enduit de sueur, fixait le plafond, ce sourire ne quittant pas son visage.
— Tu as réussi, mon amour ! S'enthousiasma le roi.
— Elle perd beaucoup trop de sang, donnez-moi du linge propre ! S'exclama l'une des servantes présentes.
— Quoi ? Mais non, elle va bien ! S'offusqua le roi.
Les servantes ne l'écoutèrent pas et commencèrent à mettre des linges blancs entre ses jambes repliées pour éponger le sang, les tissus devenaient rouges en quelques secondes seulement. Il serra la main de sa femme dans la sienne et se pencha au dessus d'elle, de sa main libre, il lui caressa le visage pour écarter quelques mèches de cheveux collées sur son front.
— Amélia, regarde-moi...
Elle tourna lentement ses yeux bleus vers son époux. Une larme perlait au coin de son oeil, comme si elle tentait, par tous les moyens, de retenir ses sanglots.
— Il... il... il s'appelle Natanaël... souffla-t-elle d'une faible voix. Tu verras... notre fils deviendra un grand homme... pro-protège-le, et... chéris-le pour moi...
Il hocha la tête, les lèvres retroussées, le coeur battant la chamade.
— Je t'aime, Lauan... déclara sa femme, dans un dernier soupir.
Après ces quelques mots, ses yeux se figèrent, perdirent leur éclat de vie. Lauan la toisa un instant, remarquant la larme salée qui roulait sur la joue sans vie de sa chère et tendre, et comprenant qu'elle n'était plus là, il se mit à sangloter. Il posa son front contre le sien, ne pouvant contenir ses larmes, son chagrin, sa peine.
— Non... se plaignit-il dans un sanglot, par pitié, reviens-moi... pitié... pitié... mon amour !
On le força à prendre son fils dans les bras, un tout petit nourrisson, s'égosillant, mort de faim. Le pauvre était perdu, les yeux gonflés à force d'avoir pleuré, sa femme morte recouverte d'un drap, s'étant vidée de son sang. Il regardait l'enfant, comme un meurtrier.
Il y eut des jours où Lauan observait son bébé dans son berceau et avait cette envie de le tuer, de l'étouffer pour qu'il n'ait pas cette chance de vivre, celle qu'il avait volé à sa femme. Il fut difficile pour lui de faire son deuil, d'accepter la naissance de son fils et la mort de la femme de sa vie.
La haine était sa seule façon de rester en vie, de ne pas sombrer dans une dépression qui l'aurait mené tout droit dans les abysses.
Au fil des années, et notamment lorsqu'il rencontra sa seconde femme, Lauan accepta Natanaël comme son fils et commença à le faire participer à certaines tâches, à lui parler de sa mère et à passer plus de temps avec lui. Jusqu'à présent, c'était le personnel de maison qui s'occupait de lui.
Il donna accès à son fils à la bibliothèque, quand il fut en âge de comprendre ce qu'était la vie et la mort, il l'autorisa à participer aux réunions du Conseil et lui expliqua aussi, à quoi servaient les Dragons dans ce monde. Natanaël fut aussitôt passionné. Pour un enfant comme lui, parfois délaissé par son paternel qui partait des jours durant et peu intéressant pour sa belle-mère, se renfermer dans les récits et les bestiaires était pour lui sa raison de vivre.
Il ne jouait pas dehors comme tous les autres enfants, il aimait apprendre de nouvelles choses sur les Dragons, confectionner des prototypes de selles, de prothèses, d'inventions en tout genre qui pouvaient leur servir. Tout cela le faisait vibrer, le faisait vivre et sourire.
Il fut heureux également de devenir grand frère quand son père lui annonça la grossesse de sa belle-mère, persuadé qu'il pourrait apprendre pleins de nouvelles choses à son petit frère, qu'il ne serait alors plus seul dans ce grand et triste palais.
À ses dix sept ans, Natanaël sentit que son père lui cachait quelque chose. En fait, cela faisait des mois déjà qu'il le pressentait, mais cette fois, plus encore.
— Vous souhaitez partir en voyage, encore une fois, pour étudier les Dragons ? s'enquit Natanaël, un livre à la main.
— Je ne suis pas dans l'obligation de te justifier chacun de mes faits et gestes.
— Si je dois vous succéder, père, je suis en droit de savoir.
— Non ! s'exclama son paternel. Tu es en droit de te taire et de te plier à mes règles, tu n'es pas encore majeur et tu n'es pas encore roi.
Natanaël releva le menton, ne cillant guère devant son père. Il n'était pas rare, lorsqu'il n'était qu'un enfant, que quelques coups lui soient infligés s'il désobéissait.
— Vous souhaitez toujours plus de Terres, plus de pouvoirs, mais jusqu'où irez-vous, père ?
Lauan se tenait dos à lui, il releva la tête, la main sur la poignée de la porte de la bibliothèque, sentant le regard insistant de son fils derrière lui. Il y avait six rois pour six Terres et Lauan avait abandonné Les Landes après la mort de sa dulcinée, il régnait alors que Hazanel, ayant laissé Les Landes a un autre gouverneur.
— J'irai là où mon destin me mènera, rétorqua-t-il d'un ton ferme. Et toi, tu resteras à ta place de prince.
Son père quitta la pièce, sans un mot pour son fils.
— Ne repoussez pas les Dragons, cela risquerait de nous retomber dessus ! s'exclama le jeune homme.
Son père était cependant déjà loin. Rien ne tiraillait plus Natanaël que les questions qui le taraudaient en ce qui concerne les occupations de son père. Il avait bien remarqué, durant des mois, que son père s'absentait en pleine nuit, sans même en avertir sa femme et ce voyage durait depuis déjà trois mois, sans nouvelles de sa part. Il n'était pas rare pour Natanaël de voir son père rédiger une missive et la faire envoyer par un corbeau, sans en avertir quiconque dans le domaine.
Il faisait croire à Natanaël qu'il gérait le château durant son absence mais il n'en était rien, la main du roi gérait tout et ne laissait Natanaël s'en mêler que lorsqu'il n'en avait pas le choix. Alors, pendant qu'il habillait sa monture, Natanaël ronchonnait pour lui-même, serrant fermement les sacs sur son cheval, équipé de son épée. Durant son temps libre, Natanaël s'entraîner à combattre avec quelques chevaliers, ce qui lui permettait de rester en forme.
— Me mentir ainsi, me cacher des choses... bougonna-t-il. Je ne suis pas sot au point de ne pas voir que mon père me cache quelque chose. Je suis bien déterminé à trouver ce que c'est, tant pis s'il me tape sur les doigts, tant pis si je suis fouetté, je dois savoir. Je le sens, Comète, quelque chose se trame... et... je suis persuadé que je suis né pour quelque chose de bien précis.
Il marqua une pause et caressa sa monture prénommé Comète.
— Peut-être est-ce de protéger les Dragons ? Ou bien, tous les animaux dans ce monde, vous le méritez... vous qui n'avez pas une once de mesquinerie en vous... Vous avez cette part d'innocence que les Hommes n'ont pas.
Il partit sur les routes, sur le dos de son destrier. Il dormit dans plusieurs auberges, refusa les avances de femmes de joie, donna de l'argent à un sans-abris, dormit parfois à la belle étoile, avec son cheval pour le réchauffer. Un voyage qu'il apprécia, le premier de tous, vers Les Landes, la Terre natale de son père. Le roi vivait cependant à Hazanel, mais lui avait bien indiqué qu'il était né dans Les Landes et que sa mère y était morte. Il ne les avait jamais visité encore. Alors en découvrant ces marais, ces forêts, toutes ces fleurs, ces herbes hautes, verdoyantes, ces papillons, ces oiseaux chanteurs et tous les petits rongeurs grouillant autour d'eux, Natanaël fut époustouflé par tant de nature préservée, comme un conte de fées. C'était ici, la maison des Dragons et il comprenait pourquoi, il y avait une sorte de magie qui y régnait, il pouvait la sentir. Cet endroit était paisible, hors du temps.
Il ne tarda point à trouver le camp de son père, installé non loin de la Montagne du Trépas. Il attacha son cheval à un poteau prévu à cet effet puis traversa le camp, ignorant le regard interloqué de plusieurs de ses hommes. Il entra dans la tente du roi, et s'immobilisa en découvrant quatre autres personnes avec lui.
Il y avait la belle Gorgia, une magnifique femme aux cheveux roux, elle ne devait pas être bien plus âgée que Natanaël, il ne manqua guère sa beauté éblouissante et tomba même sous son charme en une fraction de secondes.
Il y avait Demos, un homme chauve, tatoué, musclé et plutôt intimidant et Marcus, un homme d'une cinquantaine d'années, le visage abritant une sensibilité palpable. Une jeune femme du nom de Lena les accompagnait.
— Que fais-tu ici ?! s'exclama son paternel.
— Et vous, père ? Que faites-vous ? Élaborez-vous un plan pour tuer les Dragons, les faire fuir ?
Le roi poussa un profond soupir et se pinça l'arête du nez.
— Non, bien-sûr que non...
— Nous cherchons à apprivoiser les Dragons, intervint Demos.
— Il n'est pas obligé de le savoir ! bougonna le roi.
— Pour quelle raison souhaitez-vous les apprivoiser ? s'enquit Natanaël.
— Pour monter sur leur dos, pour acquérir du pouvoir, rétorqua Marcus.
— C'est de la folie, cela reviendrait à devenir des... des...
— Des Dieux ? l'interrompit Gorgia.
Natanaël hocha la tête. Un court silence plana durant lequel les quatre individus et son père le toisèrent. Natanaël hésita mais il lui fallait tenir tête à son père, surtout s'il s'agissait des dragons et parce qu'il devait faire confiance à son pressentiment.
— Je veux en être, père, déclara-t-il. Vous n'êtes que cinq et il y a six Dragons, laissez-moi en apprivoiser un.
— Sortez tous, gronda le roi.
Les quatre individus quittèrent la tente, seule Gorgia s'arrêta à côté de Natanaël et lui jeta un regard en coin.
— Un Dragon de Terre te serait parfait, souffla-t-elle. Tu as la prestance pour.
Elle quitta la tente à son tour, Natanaël la suivit du regard puis se concentra sur son père rapidement lorsqu'il lui saisit fermement le bras.
— Je t'interdis de t'introduire dans mon camp et de faire un caprice devant mes convives, est-ce bien clair ?
— Qui sont-ils ?
— Ce sont des personnes différentes, soupira le roi en serrant le bras de son fils.
Natanaël grimaça mais ne dit rien à son père quant à la douleur que sa poigne lui procurait. Il lui avait appris à ne pas se plaindre, lui répétant qu'on homme qui se plaint d'une douleur est un homme faible.
— En quoi sont-ils différents ?
— Ils... ils approchent les Dragons, facilement... comme si... comme si les Dragons qu'ils approchaient pouvaient comprendre leurs intentions, en un simple regard... je... j'ai vécu ce phénomène, moi aussi... avec un Dragon d'eau, tu n'étais encore qu'un bébé et à partir de ce jour, j'ai tout tenté pour en approcher d'autres, en vain. Alors j'ai voyagé, j'ai eu plusieurs correspondances avec toutes sortes d'individus avant de tomber sur eux. Tu ne peux donc pas arriver et tout gâcher.
— Je ne gâcherai rien, père, je vous le jure. Je pourrais vous aider, j'en connais beaucoup sur les Dragons, ils me fascinent, je... je sais que je peux en approcher moi aussi.
Lauan le lâcha puis lui tourna le dos tout en secouant la tête.
— Foutaises...
— Vous ne me faites pas confiance... vous ne m'avez jamais fait confiance... soupira Natanaël en se massant le bras.
Lauan lui jeta un regard par dessus son épaule, serrant et desserrant les mâchoires.
— Me blâmer pour la mort de ma mère ne la ramènera pas, reprit Natanaël.
Fou de rage rien qu'à l'entente de ces mots, Lauan se jeta sur son fils, lui saisit la gorge et le cogna contre le bureau derrière lui. Il serra son cou, entrant ses ongles dans sa peau ce qui fit grimacer Natanaël.
— Je t'interdis de parler de ta mère, tu entends ?
— Laissez-moi vous prouver ce que je vaux... tenta Natanaël la gorge serrée.
Le roi le toisa, les yeux noirs de colère et de rancoeur. Finalement, peut-être à contre coeur, il lâcha la gorge de son fils et se redressa, faisant craquer sa nuque, relevant le menton de façon hautaine pour le toiser, le regarder de haut, comme il l'avait toujours fait. Natanaël toussa légèrement, afin de reprendre sa respiration puis leva ses yeux bleus, identiques à ceux de sa mère, vers son père. Regarder son fils dans les yeux revenait à se renvoyer constamment l'image du regard océan de sa femme, ce qui le torturait depuis dix sept longues années.
— Je t'accorde une seule chance, pesta le roi. Si tu échoues, je ne veux plus jamais t'avoir dans les pattes, est-ce bien clair ?
Son fils hocha la tête, docile, quelque peu fier d'être parvenu à convaincre son paternel.
— Vous ne le regretterez pas, père.
Cependant, la rivalité entre un père et son fils peut être telle, que le monde en devient leur victime.
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