XXVII - Le coeur brisé , plus rien n'importe
Une choppe de bière à la main, Natanaël observait les lieux avec méfiance. La sensation que n'importe qui, dans cette petite auberge, pouvait être un disciple du roi et qu'à n'importe quel moment, il pouvait agir contre eux. Vivre dans la méfiance constante, il connaissait bien, c'était même devenu un mode de vie pour lui. Il essayait parfois de comprendre comment en était-il arrivé là.
Avant de se marier avec Aeria, il était parvenu à devenir roi des Landes, il avait un peuple qui le respectait. Toutes ces personnes qui, auparavant, avaient été rejetées. Son peuple avait eu sa place dans Les Landes et certaines fois, en y songeant, il regrettait de les avoir chassé mais c'était plus fort que lui, il n'avait pas souhaité que ces gens meurent pour sa cause, après tout ce qu'il avait causé, après le chaos qu'il avait déversé cent ans plus tôt. Sa quête de vengeance n'avait jamais été terminée. D'une part, car le roi Lauan III souhaitait par dessus tout, reprendre Les Landes ou du moins, chasser Natanaël mais il n'avait jamais flanché, jusqu'à Aeria...
Il avait souhaité une femme, pour prouver aux Cinq Terres qu'il était digne, que dans Les Landes ne vivaient pas que les monstres. Puis, après avoir entendu autant d'histoires sur ses beaux cheveux roux, il n'avait pu nier sa curiosité, d'autant plus après tout ce que Gorgia lui avait dit peu de temps avant sa mort. Il avait songé aussitôt aux Dragons et s'était laissé envahir par un besoin de pouvoir, comme si Aeria pouvait lui permettre d'assouvir sa vengeance et pour cela, il souhaitait l'aider à se lier au Dragon. Malheureusement, il ne parvint pas à ses fins et tout ce qu'il avait gagné en cent ans, il l'avait perdu en une seule journée.
— Natanaël ? appela Aeria.
Il cligna des paupières puis reporta son attention sur elle, il était perdu dans ses pensées et ne s'en était même pas rendu compte.
— Tout va bien ?
— Oui, je vais bien, rétorqua-t-il.
Il but une gorgée de sa bière et détourna le regard sur le groupe qui chantait à tue-tête. L'un d'eux jouait du Luth, l'autre du tympanon et le troisième chantait une drôle de chanson qui contait l'histoire d'un vieux pirate à la quête d'un trésor.
— J'espère que Maria s'en sortira... reprit Aeria à travers la musique.
Natanaël se mordilla la lèvre inférieure puis inspira profondément. Il craignait qu'elle ne succombe à ses blessures. Cet homme n'était pas médecin et probablement que l'amputation n'avait pas été effectuée correctement. Avec un petit peu de chance et d'espoir, Maria survivrait et il l'espérait de tout coeur.
— Elle s'en sortira, affirma-t-il.
— Tout ce sang qui coulait de la table... toute cette douleur que cela lui a infligé...
— Aeria, l'interrompit Natanaël, Maria était d'accord pour que nous amputions sa jambe. Ne commencez pas à culpabiliser.
Elle hocha simplement la tête puis passa des mèches de ses cheveux derrière ses oreilles. Elle commanda une boisson également, qu'elle but à grosses goulées, ce qui étonna Natanaël. Elle but environ trois grosses choppes rempli à rat bord et à la fin de la troisième, elle restait assise sur sa chaise, penchant légèrement sur la droite, victime d'un hoquet persistant.
— La musique est vraiment agréable pour les oreilles, dit-elle sans articuler.
Natanaël haussa les sourcils.
— On peut dire cela, oui...
— Roooh, Natanaëëël ! S'exclama-t-elle en laissant tomber ses bras sur la table. Souriez un petit peu, soyez vivant !
— Vous êtes ivre, observa-t-il.
— Oui, il se peut que je sois ivre... mais, vous, vous gardez cet air renfrogné constamment.
Elle l'imita, l'air renfrognée, elle croisa les bras.
— Je suis Natanaël Astassard, le vieil homme de cent trente ans, qui n'aime personne, qui ne rigole jamais. Invincible, brutal, je suis toujours bougon...
Natanaël ne put réfréner une faible esquisse à l'entente de cette imitation caricaturée de sa personne.
— Je ne suis pas si vieux, se défendit-il.
— Oh si, vous l'êtes, répliqua Aeria les joues rouges à cause de l'alcool. Cent ans, vous imaginez ? Si vous ne gardiez pas cette apparence si... si... séduisante, vous seriez incroyablement ridé, votre peau pendrait, et vous seriez voûté, vous n'auriez d'autre choix que d'avancer à l'aide d'une canne.
Elle rigola légèrement, remuant ses épaules et secoua la tête en posant sa main sur son front.
— Désolée, je me suis imaginée votre personne, si vieille...
Difficile pour Natanaël de réprimer des sourires, la voir ainsi, libérée du poids qu'elle portait sur ses épaules, le temps de quelques minutes avant que l'alcool ne fasse plus effet, c'était plaisant. Elle souriait, elle oubliait, elle vivait. C'était agréable que de l'écouter, même si elle se moquait de lui. Son visage, bien que rouge à cause de l'effet de l'alcool et de la chaleur environnante, rayonnait davantage lorsqu'elle riait. Cela la rendait encore plus belle.
— Si seulement j'avais pu vieillir, je suppose qu'aujourd'hui, je ne serai plus qu'un tas de cendres six pieds sous terre.
Aeria appuya ses bras sur la table, légèrement en avant et pencha la tête sur le côté pour le dévisager.
— C'est vrai, vous avez raison, dit-elle. Heureusement, vous êtes vivant et encore vaillant, sinon, jamais je n'aurais pu vous rencontrer.
Natanaël releva le menton, les lèvres pincées pour ne pas sourire. Elle le faisait craquer, et ce, malgré lui, malgré toutes ses tentatives pour rester loin d'elle, pour ne pas s'attacher, pour ne rien ressentir...
— Peut-être auriez-vous rencontré un beau prince et auriez-vous vécu une paisible vie, sans accrocs.
— C'est vous mon beau prince.
Natanaël hocha la tête, un léger rictus puis se leva. Il se posta devant elle et lui tendit la main, elle l'interrogea du regard.
— Il est temps d'aller vous coucher, Aeria.
— Uniquement si vous dormez avec moi.
— Nous verrons cela, venez.
Elle prit sa main et se releva, légèrement titubante. Ils montèrent à l'étage, elle peinait à mettre un pied devant l'autre, sans ricaner ou tanguer sur la droite et la gauche. Elle se tenait au bras de Natanaël puis ils entrèrent dans la deuxième chambre offerte par Elsa, l'aubergiste. Aeria se laissa tomber sur le lit, allongée sur le dos, les bras écartés. Elle poussa un long soupir de soulagement, probablement fatiguée par sa longue marche. Finalement, elle se redressa et tapota le matelas.
— Venez vous asseoir, l'invita-t-elle.
Natanaël ferma la porte puis vint s'asseoir près d'elle, au bord du lit. Elle se tenait derrière lui, puis, agenouillée sur le matelas, elle s'approcha de lui, posa ses mains sur ses épaules. Elle les laissa glisser sous sa chemise, afin de sentir sa peau, ses muscles, ses cicatrices...
— Aeria, grommela-t-il.
— N'aimez-vous pas mes caresses ?
Il ne dit rien, c'était agréable que de sentir ses mains brûlantes sur son corps. Cependant, ses côtes le faisaient souffrir, son dos également, à cause de certaines brûlures qu'il préférait cacher. La priorité était la santé de Maria pour le moment. Aeria commença à déposer des baisers sur sa nuque, puis son cou. Ce ne fut guère déplaisant, cependant, chaque fois qu'elle lui demandait de dormir avec elle, elle faisait en sorte qu'ils aient un ébat.
Lorsqu'elle laissa glisser ses mains sur son ventre, par dessus ses vêtements et qu'elle palpa son entre-jambe, Natanaël se redressa et saisit fermement son poignet.
— Nous ne devons pas faire cela, grogna-t-il.
Aeria poussa un long soupir d'exaspération, retira ses mains et se laissa tomber en arrière. Natanaël se retourna pour lui jeter un regard, remarquant que cela semblait l'agacer.
— Pourquoi ne voulez-vous pas de moi ? soupira-t-elle. Je ne vous attire plus ? Le sexe est-il si nul que cela ?
— Non, cela n'a rien à voir, bougonna Natanaël.
Aeria s'appuya sur ses coudes pour sonder son regard.
— Cependant, reprit-il, vous m'utilisez et cela, je n'apprécie pas.
— Je ne vous utilise pas.
— Bien-sûr que si, chaque soir, vous voulez faire l'amour, et je suppose que cela a un rapport avec les cauchemars que vous faites la nuit.
Aeria haussa les sourcils, finalement, elle se recoucha et se tourna dos à lui.
— Très bien, ne dormez pas avec moi, pesta-t-elle. Je n'en ai rien à faire.
Natanaël détourna le regard puis leva les yeux au ciel.
— Si seulement vous acceptiez de me parler et...
— Non, l'interrompit-elle, je n'ai pas envie de parler de mes cauchemars.
— Et d'Epinasse ?
Aeria fixait le mur face à elle, les mains sous sa tête. Ses yeux se gorgèrent de larmes qui coulèrent aussi rapidement qu'elles étaient apparues. Son coeur se serra, frappa sa poitrine, son estomac se noua et l'euphorie de l'alcool sembla doucement disparaître.
— Laissez-moi... marmonna-t-elle.
— Aeria, vous devez parler de ce que vous ressentez.
— Vous ne le faites pas non plus, Natanaël.
— Je n'en ai point le besoin, plus depuis toutes ces années.
— J'apprendrai moi aussi, souffla-t-elle.
— Vous ne devez pas laisser un mal intérieur vous ronger. Ne faites pas cette erreur.
Elle ferma les yeux, ce qui fit davantage couler le flot de larmes qui brûlait ses yeux. Jamais elle ne se pardonnerait pour ce qui était arrivé au peuple d'Epinasse. Elle avait encore cette image en tête, celle de la place, non loin de son château, inondée de sang, les dalles blanchâtres étaient devenues pourpres, avec tous ces cadavres, ces femmes, ces hommes, ces enfants... tous morts, massacrés par les hommes du roi. Le sang coulait à flot, partout où elle se trouvait et ces images marquaient son esprit, comme des empreintes indélébiles, ce qui ne faisait que la tourmenter davantage plus les jours passaient.
Un bruit sourd dans la pièce d'à côté retentit, ce qui fit se redresser Aeria aussitôt. Leurs regards se croisèrent avant qu'ils ne se lèvent en trombe pour se rendre dans la pièce voisine. Natanaël ouvrit la porte et découvrit Harold, un carreau d'arbalète planté dans l'épaule, si profondément qu'elle l'avait transpercé et le maintenait contre le mur. Aeria se précipita vers lui pour l'aider, alors qu'il ne cessait de pousser des gémissements de douleur. Natanaël fit le tour de la chambre, regarda sous le lit, sous les couvertures, mais ne parvint guère à trouver Theodora et Camille. Il se redressa et jeta un regard à Harold qui se libérait tout juste du carreau. Plante dans le mur, pour éviter d'arracher ses chairs, il convenait d'avancer et ne pas l'arracher, alors l'entièreté du carreau traversa son épaule. Il manqua de tomber en avant, cependant Aeria le retint juste à temps.
— Où sont les filles ? grogna Natanaël.
— Ils... ils les ont emmenées... balbutia Harold en grimaçant.
— Qui ?
— Les hommes du roi...
Natanaël sortit de la pièce rapidement et descendit les escaliers tout aussi vite, il observa les lieux, sans une trace de soldats du roi. Il sortit alors à l'extérieur, au moment même où des chevaux partaient au galop en hennissant. Il se mit alors à courir derrière eux, réveillant la douleur au creux de ses côtés. Trop tard, ils prenaient de l'avance.
Il finit par s'arrêter, comprenant qu'il ne parviendrait pas à les rattraper. Essoufflé, les côtes douloureuses, il s'appuya sur ses genoux un instant afin de reprendre sa respiration, tout en se soutenant les côtes lorsqu'il inspirait.
De retour dans l'auberge, légèrement boiteux, Natanaël poussa la porte de la cave pour rejoindre Hervos et le prévenir. Il s'arrêta lorsqu'il franchit la dernière marche des escaliers en remarquant le visage décomposé de son ami. Hervos restait assis près de sa femme, son teint avait viré au gris, ses lèvres devenaient blanches et le sang sur la table avait commencé à sécher. Hervos releva la tête vers Natanaël, les lèvres retroussées, le contour des yeux rouges à force d'avoir pleuré.
— Elle est morte... annonça-t-il. J'ai tout essayé mais... elle est morte, elle est froide...
Les épaules de Natanaël s'affaissèrent aussitôt, une grande peine l'envahit. Cependant, lorsqu'il voulut s'approcher de son ami, ce dernier se leva de sa chaise et tendit la main vers lui.
— N'approches pas ! gronda-t-il.
— Hervos... je suis tellement désolé... souffla Natanaël.
— Tout est de ta faute !
Natanaël releva le menton, afin de rester digne.
— Je comprends ta colère et ta peine...
— C'est de ta faute, Natanaël ! pleura Hervos. À cause de toi, à cause des ces fichus Dragons, ma femme est morte ! Elle a tellement souffert... par ta faute, par leur faute !
Hervos secoua la tête, sans pouvoir cesser de pleurer tant il était meurtri par son chagrin. Le coeur brisé, il n'avait plus aucune raison de se battre, si ce n'était ses deux petites filles. Cependant, plus rien n'importait, pas même son amitié avec Natanaël.
— Je ne veux plus jamais que tu approches ma famille, tu entends ?
— Hervos... souffla Natanaël attristé. Mon frère, s'il te plaît...
Ce dernier gardait ses mâchoires serrées. Il essuya ses larmes d'un revers de la manche, et releva ses yeux rouges vers son ami.
— Tu n'es pas mon frère, vociféra Hervos, tu ne l'as jamais été.
Le coeur de Natanaël se déchira à l'entente de cette phrase cinglante. Il s'en voulait, énormément. Il avait supplié Hervos de l'aider à récupérer les oeufs et à les cacher. Il savait qu'il aurait dû quitter cette ferme beaucoup plus tôt, peut-être que s'il l'avait fait, Maria serait encore en vie.
— Tes filles...
Natanaël déglutit difficilement.
— Les hommes du roi les ont emmenées.
Hevos fixait Natanaël, son regard triste se transforma en dédain, en haine indescriptible. Il le vit serrer les poings, les tendons de son cou saillaient, sa respiration était rauque. Sa colère, sa peine, accumulés le faisaient bouillir de rage.
— Vas-t-en... siffla Hervos sans même lui jeter un regard. Je ne veux plus vous revoir, ni ces monstres de Dragons...
— Je vais te ramener tes filles, assura Natanaël. Je te le promets...
— VAS-T-EN et ne reviens JAMAIS !
Natanaël baissa la tête, les lèvres retroussées, le souffle coupé. Il se résigna, il tourna le dos à son ami, en jetant un dernier regard empreint de culpabilité au corps inerte de Maria puis remonta les escaliers, d'un pas lent et fatigué.
Il remonta dans la chambre, là où Aeria terminait tout juste un bandage de bonne fortune à Harold. En remarquant la mine déconfite de Natanaël, elle se redressa et s'avança vers lui. Cependant, il passa à côté d'elle pour ramasser leurs affaires.
— Nous devons partir, dit-il d'un ton monocorde.
— Que s'est-il passé ? s'enquit Aeria. Où sont les filles ?
— Nous allons les récupérer, rétorqua Natanaël.
— Et Hervos ? intervint Harold.
Natanaël se redressa après avoir rassemblé leurs affaires, il jeta un regard par la fenêtre, le ciel était sombre, couvert d'étoiles scintillantes.
— Maria est morte, leur avoua-t-il.
Aeria sentit de nouveau des larmes brûler ses yeux, elle releva la tête vers le plafond et tenta de contrôler ses émotions.
— Nous devons partir maintenant, reprit Natanaël d'un même ton monocorde.
Il quitta la chambre, Harold et Aeria sur les talons.
— Hervos ne vient pas, c'est cela ? demanda-t-elle.
Ils passèrent la porte de l'auberge, Natanaël avançait, sans se retourner. Il venait d'enfouir au plus profond de lui toute sa douleur.
— C'est cela, il ne viendra pas.
Il venait d'enfouir, au plus profond de lui, la blessure d'une amitié perdue.
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