XXIX - Le chagrin avant la tempête
Aeria restait allongée sur la paillasse depuis des heures. Cela faisait deux jours qu'ils étaient rentrés dans les Landes, deux jours qu'elle avait découvert son chat, égorgé, gisant dans une boite en bois.
La couverture sur le corps pour se réchauffer du froid des Landes, Aeria était tournée dos à la porte, les yeux fixés sur le mur et la fenêtre faces à elle, les mains sous le visage. Ses yeux étaient cernés à force d'avoir pleuré et elle avait refusé de se nourrir, ni même de sortir de cette pièce.
Elle put entendre la porte s'ouvrir, puis des bruits de pas. Il n'était pas difficile de reconnaître la présence de Natanaël. Il posa une assiette avec de la viande cuite près de la paillasse puis s'assit près d'elle. Il hésita un instant avant de poser sa main sur son bras, en signe de réconfort. Aeria ne lui jeta aucun regard, à son contact, elle ferma les yeux pour laisser une couler une larme. La pièce était quasiment vide, une paillasse en guise de lit, quelques bougies et la cheminée allumée pour garder la chaleur.
— Il faut que vous mangiez, Aeria, déclara Natanaël ce qui brisa le silence.
— Je n'ai pas faim.
— Je comprends mais...
— Je n'ai plus de famille, souffla-t-elle.
Natanaël retira sa main de son bras puis détourna le regard, à travers la fenêtre, il pouvait voir la Montagne du Trépas, en son sommet, la neige et un peu plus bas, tous ces sapins qui reprenaient vie.
— Flocon était tout ce qui restait de ma vie d'avant, de ma famille. Quel être humain peut faire une chose pareille... Lauan a tué mon père, et Kaïs, mon chat...
— Votre nouvelle famille est ici, à présent. Vous avez une mère, vous avez un frère et vous avez des amis, Aeria.
Elle lui jeta un regard, Aeria s'assit, les jambes repliées contre sa poitrine. Elle les entoura de ses bras puis posa son menton contre ses genoux, cet air attristé ne quittant plus son visage.
— Je suis désolée, je suis submergée par le chagrin et j'en oublie l'essentiel.
— Sachez, en tout cas, que je suis là pour vous, rétorqua Natanaël.
Aeria hocha la tête puis tendit sa main qu'il prit sans hésiter dans la sienne.
— Pouvez-vous me serrer dans vos bras, s'il vous plaît ?
Elle relâcha ses jambes tandis que Natanaël se rapprocha d'elle pour l'enlacer. Elle posa sa tête contre son épaule, ferma les yeux et laissa quelques larmes couler. Évidemment, sa famille était là à présent mais elle détestait savoir que des êtres innocents périssaient sans raison. Ôter la vie des innocents était cruel et cela ne devait plus se produire.
Se retrouver près de Natanaël, le serrer dans ses bras... tout était réconfortant, sa présence en elle-même l'était. Il était le pilier de sa vie à présent, et le resterai, c'était certain. Il devenait difficile de s'imaginer un avenir sans lui ou encore de songer à se retrouver de nouveau séparée de lui pour des mois. Ce n'était plus envisageable pour Aeria et pour Natanaël, ces mêmes idées lui traversaient l'esprit. Il se libérait d'un certain poids, lorsqu'il acceptait ses sentiments, lorsqu'il ne se cachait plus ou qu'il ne tentait pas à tout prix de contrôler ses émotions.
Lorsqu'on frappa à la porte, les deux tourtereaux se détachèrent l'un de l'autre puis elle s'ouvrît sur Irënia, ce qui en étonna Aeria. Elles ne s'étaient pas parlés depuis qu'elles s'étaient rencontrées et malgré deux mois à naviguer sur un bateau, il n'avait pas été difficile de s'éviter. Natanaël se releva aussitôt.
— Je vous laisse seules, pensez à manger, Aeria, déclara-t-il avant de quitter la pièce sous l'oeil attentif d'Irënia.
Lorsque la porte se referma, la Daghvïirienne croisa ses mains devant son bassin puis observa sa fille un long instant. Elles se ressemblaient quelque peu, de part leur chevelure rousse, leurs tâches de rousseurs. Irënia avait cette particularité, comme Thearsis jadis, d'avoir des tâches de rousseurs qui semblaient briller à la lumière du soleil.
— Je suis navrée pour ton chat, commença Irënia. Les animaux ne devraient jamais souffrir.
— Merci...
Irënia passa ses cheveux derrière ses épaules, ils étaient très longs, légèrement ondulés, quelques mèches étaient tressées et sa peau au teint hâlée contrastait légèrement avec celle bien plus pâle d'Aeria.
— Si tu as été adoptée, je suppose que ton père est mort.
— J'ai cru comprendre qu'il avait succombé à une pneumonie lors du voyage.
Irënia ferma les yeux et hocha simplement la tête, les lèvres pincées. Tout comme Natanaël, cette femme contrôlait ses émotions à la perfection.
— As-tu eu une belle vie, Aeria ? demanda-t-elle finalement.
Difficile à dire. Aeria avait eu des parents qui avaient principalement profité de son physique pour gagner de l'argent. Au moins, ils ne manquaient jamais de nourriture et elle avait eu droit de garder son chat près d'elle durant de longues années. Cependant, une belle vie n'était peut-être pas le terme approprié. Se prostituer et se forcer à assouvir les désirs les plus sombres de ces messieurs fut difficile pour Aeria et aujourd'hui encore, une part de son esprit restait marqué par ces années de luxure brutale.
— Oui...
Irënia s'assit sur la paillasse, près de sa fille. Elle sonda son regard doré, ce qui fit frissonner Aeria. Se retrouver face à sa véritable mère était étrange et jamais elle ne s'était imaginée que cela se produirait un jour.
— Le mensonge entraîne d'autres mensonges et c'est ainsi que notre âme s'assombrie, rétorqua Irënia de son accent prononcé.
Aeria passa une mèche de ses cheveux derrière son oreille tout en soupirant.
— J'ai été utilisée par mes parents... je me rendais chez des hommes fortunés et... je leur vendais mon corps. Des personnes ont vécu pire que moi, mais je suppose que ce n'était pas la vie rêvée. Malgré cela, je sais lire, je sais écrire et... j'ai toujours eu à manger dans mon assiette.
Irënia gardait ses sourcils froncés, visiblement outrée par ces propos.
— Une enfant ne mérite pas de vivre dans la violence et les hommes ne devraient pas à avoir la possibilité et le droit de toucher une enfant. C'est répugnant. Je suis désolée, Aeria...
Cette dernière sentit ses yeux se gorger de larmes à nouveau. Entendre ces paroles de la bouche de sa mère lui procura un drôle de sentiment. Irënia semblait si sincère soudainement. Il était évident qu'à présent, Aeria se demandait à quoi aurait bien pu ressembler sa vie, si elle était restée à Daghvïir. Un jour ou l'autre, Kaïs serait forcément réapparu.
— Je voulais partir avec ton père et toi mais je ne le pouvais pas. Je ne pouvais pas abandonner mon père, seul sur l'île... alors j'ai espéré que tu vives une belle vie par delà les mers et j'apprends que tu as été forcée de faire des choses abominables... je m'en veux terriblement. Je sais que si cela devait arriver à Amilièn, je ne le supporterai pas. Tu n'aurais jamais dû vivre tout cela.
— Ce n'est pas de ta faute, rétorqua Aeria.
Irënia lui adressa un faible sourire.
— Tu es une enfant unique, tu sais, reprit-elle. Je me souviens de ta naissance comme si c'était hier. Edhmir était un homme particulièrement beau et... particulièrement têtu. Il ne venait pas de Daghvïir. Du moins, il était fils d'une Daghvïirienne mais son père était un homme des Six Terres. Malgré tout, notre peuple l'a accepté tel qu'il était, car il nous ressemblait et parce que j'étais tombée amoureuse de lui. Mon père a difficilement accepté notre liaison mais... quand tu es né, il est devenu grand-père et il t'as tout de suite adorée.
Irënia marqua une pause, un faible sourire étirait ses lèvres lorsqu'elle racontait cette histoire.
— Lorsque nous t'avons bénie par la lumière de la lune et les premiers rayons de soleil... j'ai su que tu serais unique, par le simple fait que tes yeux sont devenus dorés aussitôt. Mais... avec toutes ces histoires de Dërva, de Prêtresse et de pouvoir... je ne souhaitais pas que mon enfant vive le même destin tragique que Thearsis. Alors j'ai renvoyé Edhmir d'où il venait et je lui ai demandé de t'amener avec lui. Mon père ne m'a jamais pardonnée cet acte... car il pensait qu'en toi vivait la mémoire de notre Prêtresse.
— Je l'ai rencontrée, cette Prêtresse, tu sais, expliqua Aeria.
Irënia en haussa les sourcils.
— Ce Dragon Doré pour qui j'aurais donné ma vie... c'était elle, c'était Thearsis, réincarnée dans le corps d'un Dragon. Elle a vécu des siècles sur nos Terres.
— Où est-elle ?
Aeria baissa la tête, son coeur se serra de nouveau dans sa poitrine.
— Malheureusement, elle est morte pour de bon cette fois...
La main d'Irënia sur la sienne força Aeria à relever la tête, surprise par ce geste tendre et réconfortant. Irënia se rapprocha d'elle, serra sa main et plongea ses prunelles vertes dans les siennes.
— Aeria, tu dois te ressaisir. Nous avons tous quitter Daghvïir pour suivre Natanaël... moi je l'ai fait pour te suivre, toi. Il ne faut plus que tu pleures tes proches perdus, il faut que tu te battes.
Aeria hocha la tête, inspira profondément et sentit son coeur s'accélérer dans sa poitrine.
— Je sais que ton pouvoir est immensément grand, tu dois t'en servir et tu dois détruire Dërva.
— Mais la légende dit que...
— La légende a été inventée par Thearsis, rien n'affirme que Natanaël ne périra pas s'il affronte Dërva. Tu as des pouvoirs que Natanaël n'a pas.
— Je ne suis pas immortelle...
— Oh... mais toi tu es probablement éternelle, comme l'était Thearsis.
— Et l'éternité ne m'empêchera pas de mourir si Kaïs s'en prend à moi.
Irënia secoua la tête.
— Il te cherche, il veut quelque chose de toi. Il ne te tuera pas.
Et Aeria espérait un jour comprendre ce que Kaïs lui voulait, pour quelle raison il ne l'avait pas encore tuée, pour quelle raison il tuait les êtres qui lui étaient chers dans le seul but de la faire changer d'avis. Que cherchait Kaïs exactement ?
— Es-tu prêtre à affronter Dërva ?
— Je n'y arriverai jamais seule...
Irënia posa sa main sur la poitrine de sa fille, à l'endroit même où se trouvait son coeur.
— La Guerre ne peut être gagnée par un seul cœur vaillant. Nous serons tous à vos côtés, nous serons votre armée. Si tu veux que les personnes qui te sont chères restent en vie, il est temps de l'arrêter, car Dërva ne s'arrêtera que par la Mort.
Irënia retira sa main, elle marqua une courte pause avant de lui adresser un chaleureux sourire.
— Je serai ravie de te présenter à ton petit frère lorsque tu te sentiras prête.
Elle se releva puis quitta la pièce. Lorsqu'elle fut enfin seule, Aeria laissa ses épaules s'affaisser. Elle se leva, traîna des pieds jusqu'à la fenêtre et observa la cour du château. Ils bricolaient, rénovaient de vieux lits, de vieux meubles et commençaient à s'installer. Des tentes étaient éparpillées un petit peu partout pour que tout le monde puisse se reposer à l'abri. L'hiver était passé dans les Six Terres mais le froid persistait dans les Landes.
Irënia avait raison, se lamenter sur son sort n'arrêterait pas Kaïs. Il était temps de l'affronter pour de bon, pour cela, il fallait se préparer à la Guerre.
Elle serra son poing fermé puis lorsqu'elle rouvrît sa main, dépliant chacun de ses doigts minutieusement, du feu prit place au creux de sa paume. Cela la réchauffa puis l'émerveilla lorsqu'elle vit ces flammes prendre vie par la simple force de son esprit et de son corps, en harmonie.
Les Dragons sont aussi des Humains.
Et si Kaïs avait déjà été vaincu par des Dragons une première fois, l'histoire pouvait se répéter avec des Hommes.
— Je t'attends Kaïs, marmonna Aeria.
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