XX - Sentiments
Natanaël était assis sur le vieux fauteuil en cuir, près de la cheminée éteinte. Il s'était nettoyé rapidement à l'eau froide, la nuit dorénavant bien entamée. Il demeurait torse nu, en plein été, la chaleur était parfois très rude et ne descendait que de quelques degrés la nuit.
Appuyé sur ses jambes qu'il ne pouvait s'empêcher de bouger, il se rongeait l'ongle du pouce, l'air perdu dans ses pensées, silencieux. Maria couchait les filles, Hervos ramassait les débris de la grange brûlée et Harold l'aidait. Natanaël, lui, ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour Aeria. Ils l'avaient laissée se reposer dans une chambre, elle ne s'était plus réveillée mais respirait, son coeur battait.
Maria descendit les escaliers puis s'arrêta au pas de ceux-ci, remarquant que Natanaël n'avait toujours pas bougé de sa place. Elle laissa ses épaules s'affaisser puis s'avança vers lui.
— Tout va bien ? demanda-t-elle.
Il releva les yeux vers elle.
— Je ne comprends pas comment cela puisse être possible, marmonna-t-il. Je l'ai entendu rendre son dernier souffle, j'ai senti sa peau devenir froide, son coeur qui ne battait plus et... elle est en vie.
Maria s'assit sur le fauteuil juste à côté puis posa sa main sur celle de Natanaël qui reposait sur sa jambe. Il cessa aussitôt de la bouger et fixa le sol, se mordillant les lèvres.
— Certaines choses ne peuvent pas toujours être expliquées, rétorqua-t-elle.
— Tu as sûrement raison, oui... grommela-t-il. Peut-être est-ce le Dragon qui lui a donné ce pouvoir. Moi qui pensais cela une malédiction, finalement, elle subit la même chose que moi.
— Peut-être est-ce le Dragon oui, ou peut-être est-ce les bébés, ou tout simplement elle seule ? Nous ne pourrons le savoir...
Natanaël hocha la tête et se redressa, passant ses mains dans ses cheveux tout en soupirant longuement.
— Je suis navré pour votre grange... il nous faudra quitter ces lieux, et vite.
— Natanaël, tu peux rester ici le temps que tu le souhaites et les Dragons... tu sais, Theodora les aime beaucoup.
— Je sais, oui. Mais un Dragon ne garde pas cette taille toute sa vie, ils vont continuer de grandir et ce ne sera plus la grange qu'ils brûleront par la suite. Ils ne peuvent pas rester ici, leur place est dans la nature, dans les Montagnes, pas si près d'une ville.
Maria détourna le regard et lâcha la main de Natanaël.
— Theodora le vivra très mal... souffla-t-elle.
— Je sais, répondit Natanaël en lui jetant un regard, cependant elle comprendra.
Maria lui adressa un chaleureux sourire et se rapprocha de lui, posant sa main sur son épaule dénudée.
— Je tenais à te remercier Natanaël, pour tout ce que tu as fait pour nous. Je ne te parle pas de la ferme, je te parle de tout cet or que tu nous envoyais, même quand Hervos n'était pas avec moi. Cette ferme t'appartient autant qu'elle nous appartient. Et ces prothèses que tu as confectionné pour lui... c'est de loin le plus beau cadeau que tu pouvais lui faire.
Natanaël demeura muet mais lui rendit son chaleureux sourire. Il serait toujours là pour Hervos et quand bien même, il avait fait l'erreur de le punir sévèrement, ces prothèses étaient pour lui, sa façon de se faire pardonner. En une année, il avait beaucoup appris et son humanité avait probablement été sauvée.
— Tu peux aller voir Aeria, je lui ai préparé un bain froid, afin qu'elle puisse se nettoyer un petit peu. Je vais aller voir où en est Hervos.
Maria se leva et quitta la demeure. Natanaël hésita un instant mais se décida à se rendre à l'étage. Il longea le corridor étroit de la bâtisse et poussa doucement la porte grinçante donnant dans la chambre d'Aeria. Elle était allongée sur le lit, recroquevillée sur elle-même sous une couverture, les yeux fermés. Natanaël entra et avança lentement, il s'assit au bord du lit et observa la jeune femme de longues secondes. Il passa une mèche de ses cheveux emmêlés derrière son oreille, dégageant son visage angélique.
Ses paupières bougèrent légèrement puis finalement, elle ouvrit lentement les yeux. Son visage restait marqué par une fatigue puissante mais son teint n'était plus aussi inquiétant qu'à son arrivée. Elle tourna légèrement la tête pour croiser le regard de Natanaël. Elle cligna plusieurs fois des paupières et se redressa difficilement, tirant la couverture avec elle pour cacher son corps.
— Natanaël, je...
Elle ne termina pas sa phrase, elle se pencha en avant pour l'enlacer, les bras autour de son cou. Elle colla sa tête contre son épaule, ferma les yeux et laissa plusieurs larmes rouler sur ses joues. Natanaël posa sa main dans son dos, fixant un point droit devant lui.
— Tout va bien, Aeria, lui souffla-t-il.
Elle se détacha de lui pour sonder son regard.
— Vous devriez prendre un bain, déclara-t-il.
— Je suis si fatiguée...
— Je vais vous y emmener.
Il se leva et la porta, lui laissant la couverture sur les épaules. Elle s'accrocha à son cou et pendant qu'il avançait, elle le regardait, le détaillait même. Ses mâchoires carrées, sa barbe de quelques jours, ses longs cheveux noirs, sa cicatrice creusant sa pommette, coupant son sourcil en deux...
Il l'aida à se mettre sur pieds et garder l'équilibre, alors elle laissa glisser la couverture à ses chevilles, cacha sa poitrine avec ses bras puis entra dans la baignoire en bois. Elle s'assit dans le liquide froid, ce fut étrange, à son contact avec l'eau, de la vapeur sembla s'évaporer des pores de sa peau, à cause de la différence de chaleur. Elle garda ses jambes contre sa poitrine et posa son menton sur ses genoux, fixant un point devant elle.
Natanaël s'apprêta à quitter la pièce quand elle le retint.
— S'il vous plaît, restez avec moi...
Sa voix semblait presque trop basse, comme si elle n'osait à peine le dire. Natanaël se retourna vers elle et hocha la tête. La petite pièce dans laquelle ils se trouvaient était rattachée à la chambre, comme une garde-robe et ici étaient installés une baignoire en bois, un évier, du linge propre et quelques bougies pour éclairer l'endroit.
— Vous semblez ailleurs, commenta Natanaël en remarquant l'air pensif d'Aeria.
Elle restait dans la même position, semblait complètement vidée, comme si elle n'était pas réellement réveillée.
— Je me sens si étrange, avoua-t-elle.
Natanaël croisa les bras et baissa les yeux un instant.
— Je ne connais que trop bien cette sensation.
Elle gardait son menton appuyé sur ses genoux ramenés contre sa poitrine et lui jeta cependant un regard à l'entente de cette réponse.
— Vraiment ? s'étonna-t-elle.
— Je suis mort plusieurs fois, vous savez. Et à chaque fois que je revenais, j'avais l'impression qu'une partie de moi manquait. Comme un morceau de mon âme que la mort avait gardé avec elle.
— Est-ce que cette sensation a disparu avec le temps ? demanda la jeune femme.
Natanaël releva ses yeux bleus vers elle.
— Je crains que non... vous apprenez simplement à vivre avec.
Aeria détourna le regard et demeura silencieuse de longues secondes, dans ce bain froid, qui lui permit de ralentir les battements de son coeur et atténuer cette sensation de brûlure qui ne la quittait plus. Sa blessure infectée n'était presque plus perceptible, la plaie était refermée, quelques croutes s'y étaient formées mais laissaient davantage pensé à une cicatrice récente dorénavant.
— Pouvez-vous m'aider à nettoyer mon dos ? quémanda-t-elle.
Natanaël accepta, il se saisit de la brosse et du savon puis commença, doucement, à frotter le dos d'Aeria. Elle avait beaucoup maigri durant son voyage avec Harold, à cause de l'infection qui s'était lentement installée, elle avait perdu l'appétit et les heures de voyages ne firent qu'empirer son état. Natanaël put constater une certaine maigreur à la vision de ses côtes apparentes et de sa colonne vertébrale. Il savait qu'elle reprendrait des forces, comme il avait su le faire et il ne doutait pas de sa beauté, celle-ci restait la même à ses yeux.
Il passa de l'eau sur ses épaules, poussa ses cheveux d'un côté, ce qui hérissa les poils de la jeune femme qui n'osait point le regarder. Elle gardait ses bras autour de ses jambes pliées contre sa poitrine et regardait droit devant elle, appréciant en silence, la douceur dont faisait preuve Natanaël.
— Vous vous êtes mise en danger, déclara Natanaël après un long silence.
— Je l'ai fait pour vous...
— En êtes-vous satisfaite ?
Aeria se mordit les lèvres, les larmes au bord des yeux. Elle avait tout perdu, son père, son chat, Epinasse tout entier, les dragons et sa dignité. Une culpabilité intense la rongeait, sans qu'elle ne se sente capable de l'exprimer.
— Non... j'ai échoué.
Natanaël s'accroupit à côté de la baignoire et la toisa, ce qui poussa la jeune femme à tourner la tête vers lui et se perdre dans ses yeux bleus. Elle avait rêvé de ce regard chaque nuit, le fait de le voir, face à elle, semblait irréel. Jamais elle n'avait pensé qu'il puisse autant lui manquer, ils ne se connaissaient pas tant que cela tous les deux mais le fait d'avoir vu à travers les yeux du Dragon lui avait donné ce sentiment de connaître Natanaël mieux que quiconque.
— Ce Dragon, commença-t-elle, ce bébé... il était si spécial, Natanaël. Ses écailles noires arboraient de magnifiques reflets dorés... ses yeux étaient perçants, mais tellement doux à la fois. Il avait cette particularité de pouvoir hérisser ses piques le long de sa colonne vertébrale et sur sa tête. Il était spécial et nous étions liés, je le sentais...
— Pensez-vous qu'il va bien ? demanda Natanaël en penchant la tête sur le côté.
— Oui, je le pense... je l'espère, il est auprès de sa mère. Mais je ne pense pas que cela durera. Je pense que le roi leur fera du mal.
— Je le pense aussi.
— Je ferai tout pour les sauver, Natanaël. Vous savez, j'ai entendu et compris ce que vous m'aviez dit, dans les cachots mais je n'ai pu me résigner à laisser tomber... à vous laisser tomber.
Natanaël arbora un sourire pincé.
— Je vous en remercie.
— Je sais que vous pensez que je suis trop jeune, que je ne sais pas ce que je ressens et que je n'ai pas suffisamment d'expériences mais...
Natanaël posa sa main sur la joue de la jeune femme, ce qui la fit taire aussitôt. Elle restait plongée dans ses yeux, intimidée par ce contact et à la fois rassurée.
— Je vous vois, Aeria, lui souffla-t-il.
Elle ne dit plus un mot, et ils se considérèrent ainsi, de longues secondes, dans un silence apaisant. Natanaël se redressa très légèrement pour approcher son visage de celui de la jeune fille. Il ne la lâchait pas des yeux, son pouce caressa sa joue encore brûlante puis frôla ses lèvres pulpeuses.
Il finit par presser ses lèvres contre les siennes. Aeria ferma les yeux, son coeur martelant sa poitrine, lui rappelant qu'elle était en vie. Ce baiser ne dura que quelques secondes, mais réveilla en elle une flamme, celle qui put réchauffer son coeur glacé par la mort. Elle le regarda, ses lèvres encore si près des siennes.
— Oublions les erreurs du passé, reprit-il, et concentrons nous sur notre présent.
Elle hocha la tête et sourit légèrement.
— Voulez-vous bien rester avec moi ce soir ? demanda-t-elle. Je n'ai pas envie de rester seule...
Natanaël accepta sa proposition et attendit Aeria dans la chambre. Dorénavant, tout le monde était couché. Natanaël, allongé sur le dos, un bras sous la tête, fixait le plafond, perdu dans ses pensées. Il tentait de comprendre comment cela était possible, mais ne parvenait pas à trouver de réponses. Lui qui avait étudié les dragons durant des années, ne parvenait pas à une conclusion logique des évènements passés.
Aeria le rejoignit dans le lit, simplement vêtu d'une longue chemise de nuit. Elle se coucha à ses côtés, par dessus les couvertures à cause de la chaleur. Elle se blottit contre lui, sa main sur son ventre et sa tête sur son torse dessiné. Ils demeurèrent silencieux, appréciant simplement la compagnie de chacun.
Natanaël sentait qu'Aeria était tourmentée, probablement par son voyage avec la mort, par sa culpabilité suite au massacre d'Epinasse mais ne souhaitait pas la bousculer, ni même paraître intrusif à lui poser des questions. Si elle souhaitait en discuter, elle le ferait.
Lorsqu'il posa sa main sur la sienne, Aeria remarqua la bague qu'il portait toujours a son annulaire. Elle sourit légèrement et montra sa main à elle.
— Moi aussi, je porte toujours notre bague de mariage.
Natanaël esquissa un faible sourire.
— Alors finalement, être mariée au roi des Landes ne vous effraie plus tant que cela, déclara-t-il.
— Plus depuis que je sais qui vous êtes vraiment.
Elle s'appuya sur son coude pour le regarder, l'admirer, le contempler. Elle espérait que plus jamais, ils ne seraient séparés au risque de ne pouvoir le supporter.
— Vous m'avez dit que vous refusiez de croire que je ressentais un semblant de sentiments à votre égard, commença-t-elle ce qui effaça le sourire de Natanaël. Mais vous aviez tort.
Il demeura silencieux, appréciant simplement la vision de sa chevelure rousse sous les rayons de la lune qui passaient par la fenêtre entrouverte, ses courbes dans la nuit, sa chaleur contre lui.
— Vous aviez tort de refuser de croire cela, reprit-elle. Je ne suis pas trop jeune ni trop naïve pour savoir ce qu'est l'amour.
Natanaël détourna le regard, les lèvres pincées.
— L'amour prend de multiples formes, vous savez. Nous pouvons aimer nos parents, nos amis, notre chat ou même un Dragon autant que nous pouvons aimer une personne qui complète notre âme. Je ne suis pas trop jeune pour le comprendre. Je pense que vous, vous êtes trop vieux pour l'accepter.
Natanaël se redressa à son tour, appuyé contre la tête de lit, il lui jeta de nouveau un regard, sans un mot. Probablement avait-elle raison et son silence en était la preuve. Natanaël arborait un torse musclé, dessiné avec quelques cicatrices qui venaient décorer sa peau, dont une faisant penser à la griffure d'un dragon près de l'aine.
— Ne dites plus jamais cela et ne refusez plus jamais de croire en mes sentiments.
— Il m'est difficile d'aimer, avoua Natanaël. Et d'accepter d'être aimé.
— Je sais et je le comprends. Je ne vous demande pas de m'aimer. Ce que je souhaitais, c'est que vous puissiez voir la femme que je suis et pas simplement la jeune fille perdue et effrayée.
— Et je la vois, rétorqua-t-il.
Il la regardait, paraissait sincère. Son regard sur elle l'intimidait constamment. Natanaël avait cette lueur dans le regard, cette façon d'observer ses interlocuteurs qui pouvait parfois les mettre mal à l'aise. Sa prestance n'y était pas pour rien.
— Pouvons-nous dormir à présent ? Je suis exténuée...
— Bien-sûr.
Elle se coucha sur le côté, la main sous l'oreiller, face au mur.
— Prenez-moi dans vos bras s'il vous plaît... murmura-t-elle.
Elle sentit Natanaël se coller à elle et l'enlacer, ce qui lui procura un sentiment de sécurité. Elle ferma ainsi les yeux, espérant trouver le sommeil.
Cependant, cette nuit fut le début d'une longue série de cauchemars, desquels elle pensait ne jamais se réveiller.
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