XVII - Un vieil ami

Chaos, le Dragon noir déposa Aeria sur une colline à l'herbe verdoyante et légèrement humide. Elle roula sur le sol puis se redressa, soutenant ses côtes douloureuses à cause des serres du Dragon. Elle grimaça, une tuméfaction s'était logée au niveau de son cou et la marque des doigts de Kaïs sur sa peau ne la quittait plus.

Elle resta agenouillée dans l'herbe frétillante sous le vent frais de cette fin de journée. Aeria releva la tête vers le Dragon Noir qui repliait tout juste ses ailes. Elle n'en revenait pas, son cœur battait si vite à se trouver là, face à cette gigantesque créature sans pitié. Pourtant, il n'avait pas tenté de la dévorer, ni de lui faire du mal. Il secoua sa gueule sombre et la baissa à hauteur de la jeune femme.

— Tu te souviens de moi, affirma Aeria.

Les piques sur sa colonne se hérissèrent et un léger grognement doux et rauque provint du fond de sa gorge. Ses pupilles n'étaient plus autant dilatées et il l'observait, calmement, avec une certaine admiration.

— Tu m'as manqué... souffla-t-elle.

Elle tendit sa main libre et le Dragon sembla hésiter un instant avant de coller son museau contre sa paume. Sa chaleur procura un frisson à Aeria qui en ferma les yeux. Ses lèvres s'élargirent en un faible sourire à ce contact. Lorsqu'elle rouvrit les paupières, la créature se redressa, le cou droit, ses grandes ailes recouvrant presque tout son corps.

Aeria se releva malgré quelques difficultés, elle ne lui en voulait pas, il l'avait sauvée et surtout, il avait entendu sa prière. Seule, elle ne pourrait pas le libérer des mords qui étaient enfoncés dans sa chair et qui semblait avoir fusionnés avec sa mâchoire abîmée.

— Tu dois me mener chez quelqu'un, souffla Aeria.

Elle grimpa sur son dos non sans difficultés, puis elle laissa glisser sa main sur ses écailles, se coucha presque totalement en avant contre lui. Elle pouvait sentir sa puissance et même l'entendre. Ce dragon était unique.

— Je sais que tu sauras où me mener, reprit-elle.

Le dragon poussa un rugissement sifflant puis déploya ses ailes, les fit battre à plusieurs reprises avant de prendre son envol.

Il volait vite, droit et gagna les nuages en quelques secondes seulement. Lorsqu'il les passa, le silence et la sérénité gagnèrent Aeria. Elle se redressa légèrement et huma l'air frais. Sentir le vent danser dans ses cheveux la réveilla, l'air frais lui fouettant le visage rougissait sa peau laiteuse.

Elle ne put retenir un sourire, puis, petit à petit, elle se redressa totalement et tendit les bras de part et d'autre de son corps, la tête en arrière.

Voler était une sensation indescriptible. Elle se sentait si bien dans les airs, tellement libre, tellement vivante. C'était comme si tous ses problèmes, si haute dans le ciel, ne l'atteignaient plus et n'existaient plus. Plus de souffrance, plus de craintes... Juste elle, le Dragon et la liberté.

En quelques heures seulement, Chaos la mena jusqu'à une chaumière perdue à l'orée d'une forêt. Il se posa entre deux arbres et écrasa quelques branches sous son large corps. Le craquement des branchages résonna en plusieurs échos qui hantèrent la forêt et ne durent échapper aux habitants de cette chaumière isolée.

Aeria descendit de Chaos puis se tourna vers lui.

— Tu te souviens comment cela fonctionne ? Tu restes en retrait et ne viens que si je siffle. D'accord ?

La bête pencha la gueule sur le côté tout en l'observant.

— Comme ça, reprit-elle en enfonçant deux doigts dans sa bouche.

Elle siffla, la créature se redressa, ses piques se hérissèrent et frétillèrent au rythme de son sifflement. Elle cessa, sans pouvoir s'empêcher de sourire et hocha la tête.

— Tu as compris. Maintenant, je vais aller rendre visite à mon ami et toi, tu devras rester ici. S'il te plaît, ne te mets pas en danger et ne t'enfuies pas. Je te promets que je reviens vite.

La créature se coucha sur le sol, écrasa les arbustes sous son corps et s'enfonça légèrement dans la vase.





Elle lui tourna le dos, traversa le peu de forêt qui la séparait de la chaumière puis passa le portillon qui délimitait le terrain de la bâtisse et la nature. Elle avança dans l'herbe, les bras le long de son corps. Elle était vêtue d'un long manteau aux bordures dorées, d'une ceinture aux mêmes couleurs et le reste de ses vêtements étaient noirs, parsemés de cuir. Ses cheveux lâches emmêlés, Aeria positionna ses épaules en arrière puis poussa un profond soupir, probablement pour s'encourager.

Lorsqu'elle frappa à la porte, elle recula de deux pas, déglutit difficilement et tenta de contrôler les battements de son coeur. Chaos l'avait-il menée à l'endroit qu'elle avait demandé ?

Quelqu'un ouvrit la porte, une petite fille au teint métissé, aux cheveux frisés et aux tâches de rousseurs parsemés sur son visage juvénile. Elle ouvrit de grands yeux avant d'afficher un large sourire.

— AERIA ! s'enthousiasma la petite.

Aeria s'accroupît et Theodora se jeta à son cou. Elle l'enlaça longuement, touchée par cette réaction si familière et chaleureuse.

— Theodora, qu'est-ce que...

Hervos s'arrêta au pas de la porte et Aeria se détacha de sa fille lorsqu'elle affronta son regard déconcerté. Elle croisa ses mains devant son bassin et lui adressa un faible sourire.

— Hervos...

— Aeria, souffla-t-il, je suis heureux de te savoir en vie.

Il n'arborait pas un sourire, ses sourcils restaient froncés. Il avait pris quelques rides, avait coupé ses cheveux courts et s'était même rasé la barbe. Un nouvel homme, en perspective. Cependant, Aeria ne manqua pas de remarquer qu'il portait toujours les prothèses offertes par Natanaël.

— Je suis sincèrement désolée pour ce qui est arrivé à Maria... déclara-t-elle la gorge nouée par les sanglots. Ce fut terrible et nous aurions dû agir autrement... cette écaille de Dragon, nous aurions dû l'utiliser pour...

— Aeria, l'interrompit Hervos, ce n'est pas de ta faute.

Elle hocha la tête et se pinça les lèvres.

— Maria était pleinement consciente qu'elle était mourante et que, amputer sa jambe pouvait accélérer sa perte. Elle en était consciente et consentante.

Hervos poussa un profond soupir, la main sur la porte.

— J'ai blâmé Natanaël, j'ai préféré lui cracher ma peine en plein visage plutôt que l'accepter et vivre avec. Je n'aurais jamais dû lui dire tout cela.

Aeria hocha la tête, elle croisa son regard et finalement, il lui tendit les bras. Elle se blottit contre lui et apprécia cette étreinte amicale un court instant.

Hervos l'invita chez lui et lui servit une choppe de bière qu'il confectionnait lui-même puis s'assit face à elle. Theodora avait été priée d'aller jouer dans sa chambre avec sa sœur encore toute jeune. La chaumière était petite mais douillette, un tapis en peau de bête était posté devant la cheminée avec deux fauteuils et une petite table sur laquelle étaient posées des fleurs fraîchement cueillies.

— Je suppose que ce n'est pas une visite de courtoisie, commença Hervos sa choppe à la main. Alors dis-moi, que fais-tu ici ?

Aerie but une gorgée de sa bière puis posa son regard sur son ami.

— J'ai besoin de toi, Hervos, avoua-t-elle.

Ce dernier haussa les sourcils et vida presque son récipient.

— Une terrible guerre approche, reprit-elle.

— La guerre n'a-t-elle pas commencée il y a deux ans de cela ? Je pensais qu'elle n'avait simplement jamais pris fin.

— Lauan est mort.

Trop éloigné de la civilisation, Hervos n'avait pas appris cette nouvelle et en sembla quelque peu perturbé. Lauan, mort ? Comment ? Qui était le nouveau roi ? Natanaël ? Il l'aurait su, d'une manière ou d'une autre...

— Eh bien... bon débarras, grommela-t-il.

— Mais nous avons un ennemi encore plus dangereux que lui, poursuivit la jeune femme.

Hervos termina sa chope et la posa sur la table, son bras restait en appuie sur celle-ci et son dos contre le dossier de sa chaise. Il avait vécu pendant une année entière, reclus, avec ses filles et cela lui avait fait un bien incroyable. Faire le deuil de son épouse lui fut difficile et peut-être même ne pourrait-il jamais en être totalement guéri, cependant, il ne souhaitait plus prendre part aux hostilités.

— Les Dragons sont si spécieux, tu sais, expliqua Aeria. Thearsis n'était pas un simple Dragon, elle fut humaine jadis et s'est réincarnée dans le corps de l'une de ces créatures... eh bien... cela se produit aussi chez les Hommes. Les Hommes qui portent les mêmes gènes que moi.

Il plissa les paupières, l'air inquisiteur.

— Thearsis, dans sa forme humaine, a donné naissance à un fils qui... je ne sais trop comment, a bénéficié de la vie éternelle, si bien qu'il m'a dit avoir été un Dragon dans une autre vie.

— J'ai énormément de mal à te suivre, Aeria.

— Kaïs, il s'appelle Kaïs. Il a tué le roi Lauan, sous mes yeux et ceux de milliers de personnes. Il a montré à une grande partie de notre monde ce que son pouvoir pouvait faire.

— C'est-à-dire ?

— Il a privé Lauan de son éternité, je l'ai vu vieillir en l'espace de quelques secondes et il a succombé à sa vieillesse.

Hervos se rapprocha de la table et se massa les globes oculaires. Difficile de tout comprendre et de tout croire. Cette histoire semblait encore plus folle que l'existence des Dragons.

— Il m'a effacé la mémoire... enfin, je crois...

— Vraiment ?

Aeria hocha la tête.

— C'est terrible, souffla Hervos. Que va devenir notre monde sous le règne d'un individu si puissant...

— Nous devons l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard.

— Non, Aeria. Je ne souhaite plus me battre. Mes filles ont beaucoup trop soufferts de la mort de leur mère et Theodora fait encore des cauchemars dans lesquels elle voit Natanaël battre à mort son père sans défense. Sais-tu comme c'est difficile de guérir l'âme traumatisée d'une enfant de neuf ans ?

— Je le comprends, cependant, si tu ne te bats pas, si personne ne se bat... alors tes filles grandiront dans un monde dévasté.

— Tu ne sais pas si ce Kaïs fera du mal autour de lui. C'est un régicide, puissant mais pas forcément un bourreau.

— Je le sens au fond de moi... il n'est pas bon.

— Et bien montes ton armée, tu sais te battre, Aeria.

— Qui d'autre que toi pourrait se trouver à la tête d'une armée ?

Hervos se leva et posa sa chope dans l'évier. Il s'appuya contre celui-ci puis observa l'extérieur, tout en se mordillant les lèvres. C'était étrange de le voir sans sa barbe fournie, il ressemblait davantage à un père qu'à un chevalier dorénavant.

— Natanaël court un grand danger, insista Aeria.

Hervos ferma les yeux.

— Il ferait tout pour te venir en aide si c'était ton cas, tu le sais.

Hervos ne pouvait nier la loyauté de Natanaël malgré ses erreurs passées. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il observa ses prothèses d'acier et se souvint de ce soir-là, lorsqu'ils buvaient à en devenir ivres, qu'ils rigolaient en se racontant de vieux souvenirs et lorsque Natanaël lui avait offert ces cadeaux qui faisaient de lui un homme et plus un estropié.

— Kaïs veut sa mort, il me l'a dit, Natanaël est le seul capable de le tuer. Comment il le sait ? Je n'en sais rien mais vu l'étendu de son pouvoir, je ne remets pas sa parole en cause là-dessus.

— Connaissant ce bougre de Natanaël, il va de soit qu'il serait capable de tuer le plus puissant des Dragons s'il le fallait, Aeria, gronda Hervos. Natanaël Astassard, vieux de plus de cent ans, immortel et guerrier... évidemment qu'il pourrait le tuer...

Aeria esquissa un faible sourire. Hervos se retourna vers elle, adossé à son évier en pierre. Il observa la jeune femme de longues secondes dans le silence.

— Je suis incapable de monter une armée seule, renchérit-elle. Mais avec toi près de moi, je sais que j'y parviendrai.

Hervos pesa le pour et le contre : quitter ses filles mais leur offrir un avenir meilleur ? Rester auprès d'elle mais leur offrir un avenir incertain entre les mains d'un inconnu aux pouvoirs illimités ?

— Ce sera la dernière ? bougonna-t-il.

Aeria hocha la tête, souriante.

— Après cela viendra la paix, assura-t-elle.

— Alors j'en suis.

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