XI - Le Dragon Doré
— NON ! Lâchez-moi ! Vous n'êtes qu'un monstre !
À travers toute la forêt, on peut entendre les hurlements d'Aeria. Elle enfonce ses pieds dans la terre, ceux-ci traînent sur le sol puisque son époux tire son bras pour la ramener avec lui. Il est hors de question pour Aeria de le suivre après le meurtre qu'il vient de commettre juste sous ses yeux. Alors elle ancre ses pieds dans le sol, fléchit les jambes et pousse avec celles-ci pour se défaire de son étreinte ferme et douloureuse.
— Il suffit, cessez de geindre de la sorte ! Je vous ramène au château.
— Lâchez-moi, j'ai dit !
Elle frappe son bras pour qu'il la lâche, lorsqu'il le fait, la jeune femme tombe en arrière, sur les fesses. Une vive douleur au coccyx coupe sa respiration le temps de quelques secondes. Natanaël se retourne vers elle, les lèvres retroussées, les yeux sombres, le regard grave.
— Vous ne comprenez rien à rien, Aeria ! D'une part, vous vous mettez en danger et de l'autre, vous mettez tout mon Royaume en danger ! Apprenez à rester à votre place de femme !
Elle hausse les sourcils, se relève tant bien que mal, les poings serrés et affronte son sombre regard menaçant.
— Voilà le discours qui manquait, je me disais que vous ne pouviez pas ne pas être comme tous les autres. Fort heureusement, vous l'êtes, sinon, j'aurais eu tendance à croire que vous n'étiez pas un vrai homme.
Il fait un pas en avant, son doigt levé à hauteur du visage de la jeune femme, menaçant.
— Ne me provoquez pas, vous vous adressez à votre roi, vocifère-t-il entre ses dents.
— Non, je m'adresse à l'homme horrible que vous faites. D'abord, vous coupez le nez d'un envoyé du roi des Cinq Terres lors de notre mariage, puis ensuite, vous vous ivrognez à longueur de journée, vous cachez des choses à vos proches et puis vous faites couper les doigts à l'un de vos amis tout cela parce qu'il ne vous a pas écouté à la lettre et pour terminer tout cela, vous tuez un pauvre innocent. Songez-vous à sa famille ? Avez-vous pensé une seule seconde que ce soir, pour le souper, ils l'attendront à table et il ne reviendra jamais ? Si sa famille apprend que vous êtes l'auteur de cette disparition, pensez-vous qu'ils vous idolâtrerons toujours autant ?
Natanaël la toise, il ne cligne même plus des paupières, son visage devient rouge de colère, il serre son arc dans sa main, se pince les lèvres si fort que le goût du sang imprègne sa langue.
— Vous êtes un monstre, un homme vide d'émotions, vous n'êtes pas digne d'un roi ! reprend Aeria.
Le roi, sans contrôle, aveuglé par sa colère, heurte la joue laiteuse de sa femme avec violence. La gifle a fait valser la tête d'Aeria sur le côté, elle fut si violente qu'elle en perd presque l'équilibre. Elle pose sa main dessus, la chaleur et la douleur la tiraillant. Vexée par ce geste, elle sent les larmes brûler ses yeux et lorsqu'elle se retourne vers Natanaël prête à riposter, un rugissement strident et glaçant retentit.
Tout deux lèvent la tête en même temps, une masse sombre les survole, les arbres se penchent tant son passage provoque un vent puissant. Elle finit par battre des ailes, dans un bruit sourd et se poser quelques mètres plus loin. Elle écrase deux troncs d'arbre, l'écorce s'émiette sous ses énormes pattes griffues. Aeria a reculé et s'accroche au bras de son époux, le coeur battant la chamade.
La créature vient de se poser devant eux, elle écarte ses immenses ailes triangulaires et veineuses puis rugit de nouveau, au fond de sa gorge, des étincelles se font entrevoir. Ce son est si puissant que les tympans de la jeune femme vibre à son écoute. Ensuite, la bête referme sa gueule fumante et replie ses grandes ailes sur son corps épais et recouvert d'écailles. Une crête de piques dorées semble suivre sa colonne vertébrale jusqu'à la pointe de sa longue queue. Ses écailles brillent à la lumière, des écailles aux reflets dorés et ses yeux jaunes vifs transpercent les deux tourtereaux.
— Ne faites plus un geste, murmure Natanaël en glissant sa main sur le bras d'Aeria pour prendre la sienne.
Cette dernière la serre aussitôt, à la fois tétanisée et fascinée. Cette chose est si grande, si majestueuse, si intrigante... Il y a tellement de choses qu'elle se demande en cet instant mais à en voir le regard de la bête, celle-ci semble également se poser des questions. Elle baisse doucement sa gueule brûlante pour les toiser avec plus de précision, chaque fois qu'elle respire, un grondement résonne du fond de sa gorge et de la fumée noirâtre est expulsée par ses naseaux.
Sur son nez et jusqu'au haut de son crâne, des écailles noires contrastent avec le doré et lui donne un air encore plus menaçant, ces écailles entourent également ses yeux de serpent.
— Reculez, doucement, un pas après l'autre, souffle Natanaël tout bas.
Ensemble, ils font un premier pas en arrière. La créature ne cille pas, elle les toise, la gueule penchée sur le côté. Un nouveau pas en arrière, cette fois, la créature se redresse. Le roi et la reine s'immobilisent de nouveau, l'adrénaline et la peur leur tiraille l'estomac. À tout moment, leur vie peut prendre fin, soit par un jet de flammes brutal ou par un simple claquement de mâchoire.
— Je... je... je suis désolée... murmure Aeria d'une faible voix.
La créature rugit de nouveau, ce qui hérisse les poils de la jeune femme. Elle ne saurait dire comment ni pourquoi, néanmoins, elle se sent attirée par cette chose et à la fois, coupable. Elle a la sensation de l'avoir dérangée, de l'avoir mise en colère. Aeria lâche la main de Natanaël, hypnotisée par le feu qu'abritent les yeux du dragon devant elle. Elle avance d'un pas, puis d'un autre, lentement...
— Aeria, appelle Natanaël d'une voix faible, revenez... !
La jeune femme ne l'écoute pas, elle fait encore trois pas, face à la créature. Celle-ci se tient droite, assise, ses énormes pattes enfoncées dans la terre. Elle regarde la reine s'avancer vers elle, de haut, menaçante de toute sa grandeur.
Aeria pose un genou à terre, dépose ses mains sur l'autre et baisse la tête, comme on ploierait le genou devant un roi.
— Je suis désolée, reprend-elle plus fort. Désolée si je vous ai dérangé, désolée si je vous ai mise en colère... là n'était pas mon intention...
Un grondement retentit, en provenance de la gorge de la créature devant laquelle elle s'est agenouillée. Lorsqu'Aeria relève la tête, la bête a baissé la sienne, elle tourne sa gueule pour la toiser de son oeil vif et jaune. C'est comme être appelée, Aeria se sent connectée à cette créature, comme dans un rêve, elle ne peut plus la quitter des yeux et comprendrait presque ce qu'elle lui dit par un simple regard...
Comme aimantée, Aeria lève sa main tremblante qu'elle tente d'approcher près du nez du dragon. Cependant, à quelques centimètres de ses écailles, les frôlant légèrement, la créature se redresse brusquement, déploie ses immenses ailes qu'elle fait battre à plusieurs reprises avant de prendre son envol. Elle pousse un rugissement une fois haut dans le ciel et disparaît rapidement derrière le sommet de la montagne.
Aeria reste un instant, agenouillée sur le sol sec. Elle baisse la tête et essuie la larme qui roule sur sa joue. Elle peut entendre les pas de Natanaël se rapprocher d'elle et lorsqu'il pose sa main sur son épaule, Aeria se relève et la repousse brusquement. Elle passe à côté de lui sans un regard et marche vers son cheval qu'elle avait attaché un petit peu plus loin.
Lorsqu'elle retrouve Étoile, elle monte sur son dos et part au galop, sans attendre son roi. Ils rentreront lorsque la lune sera haute dans le ciel et auront attendu la marée basse dans un silence glaçant.
Une fois là-bas, Aeria dépose son cheval à l'écurie. Harold s'y trouve, avec quelques uns de ses anciens compagnons, ils boivent de l'alcool dans des chopes en bois et rigolent à gorge déployée. Natanaël, lui, est rentré tout de suite, c'est un domestique qui se charge de ramener son cheval.
Lorsqu'Harold aperçoit la jeune femme, il s'excuse auprès de ses amis et la rejoint à l'entrée des écuries. Aeria est adossée au mur, à côté d'une botte de paille et ses yeux restent levés vers le ciel, comme si elle espérait revoir cette chose.
— Tout va bien ? demande-t-il.
Elle lui jette un regard, le menton tremblant et secoue la tête. Finalement, elle se laisse tomber dans ses bras pour sangloter en silence. Sa tête posée sur son épaule, ses larmes ruissellent sans s'arrêter. Lorsqu'Harold entoure ses bras autour d'elle pour la serrer contre lui, elle ferme les yeux. Se sentir réconfortée dans des bras chaleureux la soulage d'un poids. C'était ce qui lui avait manqué toute sa vie.
Elle se détache de lui et croise son regard doux, émeraude.
— Que pensez-vous de moi Harold ?
Il paraît surpris de cette question.
— Oh, et bien... vous ferez une formidable reine, je n'en doute pas et...
— Non, l'interrompt-elle, par pitié, pas de cela avec moi. Dites-moi réellement ce que vous pensez de moi.
Il la toise un instant, ne sachant pas quoi répondre. Par respect pour le roi, par respect pour elle et car sa vie prend une toute autre tournure maintenant qu'il sera sacré chevalier.
— Je... je vous trouve très belle, c'est vrai. Vos cheveux sont incroyables, je crois n'avoir jamais vu de teinte pareille et lorsque je vous ai aperçu la première fois, même en pleine nuit, je me suis demandé si vous ne les aviez pas teint mais finalement, en apprenant à vous connaître petit à petit, je me rends compte que non, vos cheveux sont uniques, tout comme vous.
Ces compliments font battre le coeur d'Aeria qui ne peut s'empêcher d'esquisser un faible sourire.
— Ne pleurez pas, ma reine, reprend Harold, ne gâchez pas ce beau et doux visage par des larmes futiles. Je ne sais pas ce qui vous fait de la peine, mais sachez que vous êtes bien plus forte que cela.
— Je ne crois pas... marmonne-t-elle.
— J'en suis certain.
Il essuie la larme qui roule sur sa joue à l'aide de son pouce. Ce geste fait frissonner la jeune femme, elle baisse la tête, passe une mèche de cheveux derrière son oreille et sourit.
— Merci Harold...
Elle relève ses yeux vers lui.
— Personne ne m'avait parlé ainsi jusqu'à aujourd'hui.
— Alors je suis honoré d'être le premier.
Elle le considère de longues secondes, détaillant les traits de son visage. Malgré l'obscurité environnante et la faible lueur des torches encore allumées, elle sait à quoi ressemble Harold. C'est un beau jeune homme, aux cheveux blonds, aux yeux verts qui parfois virent au marron, aux lèvres pulpeuses et dessinées. Grand, mince, avenant et charismatique... Aeria ne reste pas indifférente à son charme et peut-être est-ce en partie suite à tous ces compliments qu'elle n'a jamais entendu aussi sincères jusqu'alors. Peut-être est-ce également suite à sa déception vis-à-vis du roi. Natanaël n'est pas celui qu'elle espérait et elle ne sait même pas ce qu'elle espérait ou attendait de lui. Un mariage forcé est forcément un mariage raté.
— Je vais vous laisser profiter de vos amis, reprend-elle. J'ai eu une longue et étrange journée, je vais me reposer.
— Prenez soin de vous, Majesté.
— S'il vous plaît, appelez-moi Aeria à l'avenir.
Il sourit, ce qui illumine son beau visage.
— Prenez soin de vous, Aeria, rectifie-t-il.
Cela étire les lèvres de la jeune femme en un sourire.
— Vous aussi, Harold.
Ils se regardent un instant, tout deux perdus dans les yeux de l'autre. Finalement, Aeria lui tourne le dos la première et, le sourire aux lèvres, regagne le château. Elle ne se présentera pas au dîner, alors Natanaël restera seul, au bout d'une grande table vide, sans toucher à la nourriture qu'on lui servira. Il restera perdu dans ses pensées, fixant les flammes déchaînées dans la cheminée juste en bout de pièce...
Après un bon bain chaud, Aeria se brosse les cheveux, assise devant la coiffeuse, son chat blanc sur les genoux. Elle s'observe, sans artifices, sans accessoires dans les cheveux. Juste elle, et ses cheveux roux immaculés, lâchés. À la lueur du feu de cheminée et des bougies, ses cheveux arborent de beaux reflets dorés ce qui la fait sourire légèrement.
— Comme un Dragon... murmure-t-elle pour elle-même.
Elle ne peut s'arrêter de penser à ce dragon, ses yeux vifs, son corps gigantesque, ses ailes, son rugissement, sa chaleur, son énergie, son regard... tout reste imprégné dans l'esprit et l'âme d'Aeria, comme si elle se sentait liée à lui, sans comprendre pourquoi. Cette créature ressent-elle la même chose ?
Lorsqu'on toque à la porte, Aeria ne répond pas, elle reste assise, droite, brossant ses cheveux délicatement. Natanaël entre dans la pièce et referme doucement la porte derrière lui. Aeria peut le voir à travers le miroir, elle ne daigne pas se retourner, elle le regarde par ce reflet et cela suffit. Le roi lève le menton, comme habituellement, il paraît froid et distant. Il croise les mains devant lui et reste en retrait.
Aeria pose sa brosse et relève les yeux vers le reflet de son époux, son regard ne se veut pas accueillant ni chaleureux.
— Je souhaiterais discuter avec vous, déclare-t-il de sa voix grave.
Elle hausse un sourcil et se concentre sur son chat qu'elle caresse doucement.
— As-tu entendu, Flocon ? Le roi souhaite nous parler, avons-nous envie de l'écouter ?
Aeria marque une pause.
— Je suis d'accord, reprend-elle.
Elle relève de nouveau la tête pour le regarder à travers le miroir.
— Je ne souhaite pas discuter avec vous, rétorque-t-elle d'un ton dédaigneux.
Il reste un instant immobile, le menton relevé, les lèvres pincées.
— Bien, reprend-il sans aucune émotion, comme bon vous semble.
Il fait volte-face et quitte la chambre, laissant la porte se refermer derrière lui. Lorsqu'elle est enfin seule, Aeria laisse ses épaules s'affaisser et pousse un profond soupir, son air hautain disparaît aussitôt.
Puisque Natanaël se comporte mal en sa présence, elle décide de faire de même. Pour elle, la guerre du roi et de la reine est déclarée.
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