XI - La mémoire arrachée
Les jeux continuaient dans la plus grande des violences. Les chevaux sur lesquels étaient perchés les candidats hennissaient, les lances frappaient les plastrons d'une telle force que le bruit choc faisait sursauter Aeria et d'autres spectateurs.
Il ne restait plus que Kaïs et un homme au teint bronzé, grand et fort qui ne tombait pas de son destrier et avait éliminé plusieurs candidats. Kaïs tira les rennes de son cheval pour qu'il parte au galop vers son adversaire au bout de l'arène. Il tenait sa lance bien en mains, prêt à tout pour gagner. Alors qu'il s'approchait de sa proie à toute vitesse, le rugissement d'un dragon fit braquer son cheval, ses sabots glissèrent dans le sable de l'arène et la gigantesque créature se posa en plein milieu. Le cheval de Kaïs se cabra en arrière, il perdit l'équilibre et tomba sur le dos, lâcha sa lance tandis que l'arrière de sa tête frappa le sol avec force.
Ses oreilles se mirent à siffler et lorsqu'il se retourna sur le ventre, releva la tête, il aperçut l'énorme créature rugir, les ailes déployées face à une foule terrorisée. Les gens se bousculèrent, certains restèrent tétanisés quand d'autres cherchèrent à fuir les lieux. Le roi se tenait fièrement sur son Dragon noir, les épaules en arrière, le menton relevé.
— Les jeux sont annulés ! Hurla ce dernier. Vous avez entendu ? Les jeux sont annulés !
Rapidement, ces mots se répétèrent et les gens commencèrent à se poser des questions. Le dragon replia ses longues ailes sur son corps aux piques hérissés et les spectateurs s'arrêtèrent, curieux. Petit à petit, le silence gagna l'endroit malgré quelques chuchotements.
— J'ai changé d'avis ! Reprit le roi. Il n'y aura plus de jeux pour gagner des Terres. C'est moi qui décidera qui gouvernera quelle Terre et pour cela, j'invite tous les prétendants à se rendre dans mon palais, à Hazanel et de me faire connaître leurs motivations !
Kaïs se releva, l'arrière du crâne douloureux. Il tituba légèrement et remarqua que son dernier adversaire avait déjà fui. Les pattes du dragon écrasaient les corps inertes des pauvres victimes de ces jeux.
— Ce n'était pas ainsi que cela devait se passer ! Protesta Kaïs.
Le roi lui jeta un regard, il descendit de son dragon en se laissant glisser sur ses écailles rugueuses puis avança vers son interlocuteur, sous l'œil attentif de tous. Lauan gardait le menton levé, les lèvres retroussées. Kaïs arracha son plastron qu'il jeta au sol pour dévoiler un torse ciselé aux muscles bandés et s'arrêta face au roi.
— Je sais ce que vous êtes en train de faire... bougonna-t-il suffisamment bas pour que personne d'autre n'entende.
— Vraiment ? S'amusa le roi. Et que fais-je ?
— Vous m'écartez de Dranne et du pouvoir. Je suppose que ma tentative d'éliminer Natanaël Astassard a été un échec.
Lauan esquissa un sourire narquois.
— Les Astassard ne meurent jamais.
— Pour le moment, rectifia Kaïs.
Il détourna son regard pour le poser sur Aeria qui semblait obnubilée par la magnifique créature qui se tenait fièrement sous ses yeux.
— Aeria ! Cria Kaïs.
Elle reporta son attention sur lui.
— Siffles !
Lauan fronça les sourcils. Aeria en sembla toute autant étonnée mais comprit rapidement ou voulait en venir Kaïs. Elle enfonça deux doigts dans sa bouche et siffla, si fort que la foule alentour en grogna de surprise.
Le dragon noir se redressa aussitôt, de la fumée s'échappa de ses naseaux, ses pupilles se dilatèrent et sont regard se braqua sur la jeune femme. Ce sifflement... il l'avait connu si jeune.
En croisant son regard brûlant, un frisson parcourut le corps d'Aeria qui sentit ses yeux se remplir de larmes. Cela lui brisait le cœur que de voir cet air effacé qu'arborait la bête. Lui qui avait tant pris de Thearsis rien qu'à la couleur de ses yeux dorés.
— Ne t'approches pas d'elle ! Ordonna Lauan.
— Laissez-le faire... trépigna Kaïs.
Le dragon avança sa gueule vers la jeune femme. Il la toisa longuement, un faible grognement résonna dans le fond de sa gorge. Aeria tendit doucement sa main, hésitante car elle savait de quoi était capable cette bête dévoreuse d'hommes.
— Tu te souviens de moi... souffla-t-elle.
Elle frôla le nez de la créature avant qu'elle ne se redresse, rugisse et batte des ailes pour s'envoler. Lauan n'eut le temps de retenir son Dragon qu'il était déjà haut dans le ciel et avait emporté avec lui, un pauvre homme désarmé parmi la foule horrifiée par ce geste.
— Reviens espèce de...
Le rire de Kaïs fit aussitôt taire Lauan qui se retourna vers lui, les lèvres retroussées.
— Vous voulez jouer avec moi, Majesté ?
— Je vais vous faire trancher la tête, bougonna Lauan en dégainant son épée.
Kaïs, sans quitter le roi des yeux, récupéra sa lance sur le sol. Il se redressa doucement, les muscles de ses bras tendus, les veines apparentes.
— Et si les jeux avaient une fin ?! Exposa Kaïs à la foule. Et si... celui qui gagne règne sur les Six Terres toutes entières ?!
Un court silence plana avant que la foule ne se mette à crier, le poing en l'air, de nouveau excité à l'idée de voir une nouvelle bataille. Ils oublièrent aussitôt ce qu'il venait de se passer. Lauan regarda autour de lui, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants, comme envoûtés par leur soif de sang et d'adrénaline. Il reposa son regard sur Kaïs qui lui souriait de ce fameux sourire en coin.
— Le peuple a parlé, Majesté, souffla-t-il. Voyons voir si les Astassard ne meurent pas.
~
Sur la plage, Natanaël et sa mère avançaient, les pieds dans l'eau, en attendant le retour de Lauan. Natanaël avait tellement de choses en tête, comme celle de sauver Aeria des griffes de Kaïs et à la fois, celle de comprendre qui était cette femme face à lui.
— Alors tu es revenue à la vie... marmonna-t-il encore secoué par son réveil.
— Je sais que tu ne te sens pas spécialement heureux de me rencontrer et que tu dois sans doute te poser beaucoup de questions. Je ne te demande pas de m'aimer comme un fils aime sa mère toute sa vie, cela n'aurait aucun sens...
Natanaël inspira profondément, gonflant son torse torturé de cicatrices camouflé par sa carrure.
— Je sais à quel, point tu as souffert toutes ces années.
Il lui jeta un regard en coin. Elle était aussi belle que ce qu'il s'était imaginé. Une femme avec une grande prestance, aux cheveux de jais, comme lui et aux yeux aussi clairs qu'un ciel en été. Sa douceur était également ce qu'il avait toujours imaginé d'elle, sa voix posée, sa démarche... elle était identique à l'idée qu'il s'était faite d'elle.
— J'aurais aimé être là. Peut-être que les choses seraient différentes, reprit-elle.
— Peut-être, grommela-t-il.
— Tu mérites d'être aimé réellement, Natanaël. Je ne doute pas du fait que tu aies pu faire des erreurs, mais quel homme n'en fait pas ?
Il fronça les sourcils puis lui jeta un regard interrogateur. Elle le trouvait beau, grand, fort mais impassible. Il ne parlait pas beaucoup, cependant, elle se doutait qu'avec son passé trouble, il ne pouvait être un homme enjoué.
— J'ai vu à travers les souvenirs de Thearsis, je t'ai vu toi, avec deux femmes différentes et pourtant identiques sur le plan physique. Je t'ai vu aimer au point de t'y perdre, puis je t'ai vu rejeter l'amour.
Il détourna le regard, se pinça les lèvres et demeura silencieux. Il avait tout donné à Gorgia, sa mort l'avait marqué et il ne s'en était jamais réellement remis. Avec Aeria, tout était différent. Il l'avait régulièrement repoussée, sans jamais savoir pourquoi. Peut-être était-ce à cause de cette peur de laisser de nouveau son cœur à quelqu'un et de perdre cette personne, encore.
— Il ne fait aucun doute que cette créature t'aimait et aimait Aeria. Un lien puissant vous unissait.
Amélia marqua une pause, les mains croisées devant son bassin. Elle s'arrêta et se tourna vers Natanaël. Il fit de même, plongeant alors son regard dans celui de sa mère. Il était difficile de se dire qu'elle était réellement sa génitrice.
— Et je t'assure qu'Aeria t'aime, tu mérites son amour, tu devrais le prendre.
— Je pense que ce sera bien plus compliqué que cela aujourd'hui, rétorqua-t-il. Si elle m'aimait, je n'en doute pas... cependant, aujourd'hui, elle ne me reconnaît même pas.
— À toi de la ramener dans ce cas...
Natanaël s'apprêta à répondre lorsque le rugissement d'un Dragon leur fit lever la tête à tous les deux. Chaos les survola de près avant de partir en direction de l'horizon, au dessus de l'océan. Amélia plissa les paupières, remarquant qu'il ne portait pas sur son dos son époux. Sa respiration commença à s'accélérer, son coeur à battre bien plus rapidement.
— Où est Lauan... souffla-t-elle.
— Il ne devrait plus tarder, il...
Natanaël se tut lorsqu'il la vit secouer la tête comme signe de négation. Elle posa sa main sur sa poitrine, elle haleta, ses yeux se gorgèrent de larmes. Il ne savait comment réagir, la prendre dans ses bras ? La réconforter ? Il en voulait tellement à son père que le savoir en danger ne lui faisait ni chaud ni froid mais pour sa mère, c'était une toute autre histoire. Elle releva ses yeux embués de larmes vers son fils, le menton tremblant.
— Il faut qu'on aille le retrouver, vite...
— Je suis désolé, mais je ne l'aiderai pas s'il est en difficulté, avoua Natanaël.
Elle le toisa un instant, visiblement déçue.
— Ton père comme toi ne savez pas mettre vos différends de côté, vous ne savez pas faire la paix. C'est ridicule... Laisses tomber, j'irai seule.
Elle lui tourna le dos et s'empressa de remonter la plage pour rejoindre l'arène, là où il était censé s'être rendu. Les lèvres pincées, Natanaël l'observa s'éloigner avant de pousser un grognement de frustration et de suivre sa mère jusqu'à l'arène plus haut. Elle courait cette fois, tenait le bas de sa robe, son fils sur les talons. Elle gagna les gradins de l'arène, là où la foule était en délire.
Au milieu, les jeux se terminaient tout juste. C'était un combat contre un roi, un combat à mort, pour savoir qui gouvernerait. Le gagnant, par sa lame ensanglantée, deviendrait le souverain des Six Terres.
La lance de Kaïs heurta brutalement l'épée du roi, si fort, que celle-ci se brisa instantanément. Lauan, remarquant que sa lame s'était brisée en deux, comprit qu'il n'avait aucune chance face à son adversaire. Kaïs avait une balafre à la joue, cependant, rien ne l'épuisait, rien ne l'effrayait pas même un roi avec des Dragons. Il jeta sa lance sur le côté et s'avança vers le roi qui tenta de le frapper en plein visage. Kaïs lui saisit le poing et le serra dans sa main. Lauan grimaça sous la douleur, il sentit ses phalanges craquer une par une, brisées sous la force de cet homme. Il fléchit les jambes, se força à ne pas pousser un grognement de douleur pour donner satisfaction à son bourreau.
Kaïs le tira vers lui et posa ses deux mains sur son visage.
— Je te déchois de ton éternité, Lauan Astassard, murmura-t-il tout près de son visage.
Lauan serrait les dents, une vive douleur à la tête le tourmentait, ses membres s'engourdissaient. Il se mordit la langue pour ne pas pousser un seul cri, alors que la foule restait silencieuse, en haleine.
— Tu vieilliras, tu tomberas malade et tu mourras... tout cela, en si peu de temps.
Ces paroles, seul Lauan les entendaient. Sous les yeux de tous, ses cheveux virèrent au gris puis au blanc, ses muscles semblèrent s'atrophier et un râle d'agonie passa le seuil de ses lèvres. Kaïs semblait jubiler, comme s'il se nourrissait de lui et lorsqu'il lâcha enfin son visage, le roi retomba mollement sur le sol, le corps amaigri, le visage ridé, flétri, les joues creusées.
Amélia posa sa main sur sa bouche, le ventre douloureux, le coeur martelant sa poitrine tandis que son fils restait derrière elle, abasourdi par ce qu'il venait de voir. Son père en était devenu méconnaissable, comme si son âme avait été aspirée.
— Le roi Lauan Ier n'est plus ! cria Kaïs en écartant ses bras et affrontant la foule silencieuse.
Après quelques secondes, quelqu'un leva son poing tout en s'écriant :
— Longue vie au roi Kaïs !
Puis bientôt, d'autres l'imitèrent, tous ensemble, ils répétèrent la même chose avant qu'Amélia ne se mettent à hurler.
— NON !
Lorsqu'elle voulut descendre les gradins pour rejoindre le coeur de l'arène, Natanaël entoura ses bras autour de sa taille pour la retenir. Il la souleva et lutta contre sa force, sa colère, sa tristesse.
— NON ! LAUAN ! hurlait-elle le visage inondé de larmes. Pitié... pitié...
— Ne les laissez pas quitter l'arène ! ordonna Kaïs.
Natanaël n'eut d'autres choix que de forcer sa mère à se résigner et à fuir. Ils passèrent entre certains spectateurs qui les observaient comme des bêtes de foire puis s'arrêtèrent face à Aeria. Elle observa Amélia, d'un air emphatique, attristée par la réaction de la reine puis son regard se posa sur Natanaël lorsqu'il prononça son nom.
— Viens avec nous... souffla-t-il.
Elle pencha légèrement la tête sur le côté et lui adressa un faible sourire, presque imperceptible. Les commissures de ses lèvres tremblèrent simplement. Son regard était vague, brillant, mais il était difficile de le déchiffrer, de comprendre ce qu'il se passait en elle.
— Je suis désolée, rétorqua Aeria, je ne sais pas qui vous êtes.
Le cœur de Natanaël se déchira et sa colère, sa haine prirent le dessus sur tout le reste. Il eut envie de se rendre dans l'arène et de briser le crâne de Kaïs. Cependant, sa mère était encore là, elle, et elle ne pouvait pas subir à nouveau. Alors il lui fallait se résigner à partir, à accepter qu'Aeria avait été manipulée, à tel point que ses souvenirs lui avaient lâchement été arrachés.
Natanaël empoigna le bras de sa mère dévastée par son chagrin et passa à côté de sa femme, car lui portait encore son alliance. Aeria resta stoïque, les yeux dans le vague. Une larme salée roula lentement sur sa joue, une larme qu'elle essuya rapidement, afin que personne ne la voit.
N'était-ce pas cela l'amour ? Même la mémoire arrachée, la sensation que cela procurait faisait battre le cœeur de manière irrégulière. N'était-ce pas cela l'amour ? Même sans le reconnaître, son âme s'en souvenait et son cœur en souffrait.
Les paroles de Thearsis résonnaient en boucle dans son esprit embrumé par le nouveau roi des Six Terres.
Ne fais confiance qu'en l'Amour.
J'ai créé un petit questionnaire, n'hésitez pas à vous y rendre pour y répondre !
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