II - Une vie de torture

Voilà plus d'une année que le Dragon doré ne s'était pas montré. Douze longs mois, durant lesquels, le captif du roi Lauan vivait un véritable calvaire.

Il ne fut guère facile au début pour Lauan de sortir son artillerie et de tout mettre en œuvre pour le faire parler. Torturer son propre fils demandait un sang-froid incomparable. Pour s'aider, Lauan se força à se rappeler la façon dont sa première épouse était morte. Cela lui permettait de ressentir un semblant de rancoeur. Sans compter que, lorsque le roi se regardait dans le miroir, son visage n'avait plus rien de ce qu'il avait été jadis.

Malgré tous ces mois passés, son visage était marqué grossièrement. Les deux joues brûlées, la cicatrice n'avait guère disparut, sa peau était gondolée, irrégulière, creusant ses tissus. Sans compter la méchante balafre qui traversait sa joue, comme un demi sourire. Elle avait blanchi avec le temps mais n'était pas invisible. Son nez ayant été cassé, il restait quelque peu cabossé.

Le roi avait beau tout faire pour prendre soin de lui, son visage restait marqué et aucun remède miracle n'existait. Pour le peuple, les marques qu'affichaient le roi montraient en lui un homme courageux, prêt à tout pour protéger son royaume. Alors Lauan s'en servit, en partie pour oublier la beauté qu'il avait perdu.

Il se maria peu de temps après l'emprisonnement de Natanaël, avec une femme de bonne famille. Ses cheveux blonds étaient longs, flamboyants, son visage juvénile sans défauts et son corps frêle rappelait la jeunesse à Lauan. Elle était à peine âgée de vingt ans mais il souhaitait déjà lui faire des enfants. Pour lui, il était primordial d'avoir un fils, car il lui était impossible de savoir si, maintenant réveillé, il vieillissait.

De son côté, Natanaël périssait dans les cachots. Dans l'humidité, l'obscurité, la famine. Les rats étaient ses principaux camarades de cellule. Il vécut l'été par une chaleur étouffante sous terre, sans possibilité de se rafraîchir et le seul moyen qu'il avait de boire, était celui de récupérer l'eau de pluie passant par les petites lucarnes atteignables uniquement par des géants.

L'hiver fut rude. Cette fois, le froid emporta avec lui plusieurs détenus voisins. Natanaël grelottait jour et nuit, sa peau rougissait, restait marquée. Ses plaies ne guérissaient pas toujours, ses cheveux poussaient, sa barbe aussi et son esprit s'évadait très souvent, afin d'oublier le calvaire dans lequel il vivait.

— Ouvre les yeux, Natanaël, entendit-il comme un murmure près de son oreille.

Alors il rouvrit ses beaux yeux bleus. Les mains de son épouse dégagèrent sa vue, et il put apprécier le paysage qui s'offrait à lui. De grandes falaises, de l'herbe verdoyante, des fleurs colorées, un paysage vallonné à perte de vue. Il se retourna vers sa dulcinée qui s'était installée sur une couverture. Elle tapota la place à côté d'elle pour l'inviter à la rejoindre.

Il s'installa près d'elle et lui donna un raisin à manger et vice versa. Elle souriait, à pleines dents. Son visage rayonnait de bonheur, ses yeux reflétaient l'amour, ses lèvres invitaient à l'embrasser et son corps incitait à la luxure...

— Comment te sens-tu ? Lui demanda-t-elle de sa douce voix.

— Je me sens toujours apaisé près de toi, Gorgia, rétorqua-t-il.

Elle lui sourit et mangea un nouveau raisin. Elle ferma les yeux ensuite, inspira profondément puis expira longuement par la bouche.

— Hm... c'est si bon de se retrouver seuls, dans un endroit si calme, loin de tout.

Elle rouvrit les yeux pour toiser son époux.

— Parfois je rêve de vivre loin des autres, loin des Hommes. J'ai la sensation que toi et moi sommes trop différents pour vivre avec eux ou tisser des affinités, reprit-elle.

Natanaël pencha la tête sur le côté, passa une mèche des cheveux de sa dulcinée derrière son oreille et laissa glisser son doigt sur sa mâchoire, délicatement, afin d'apprécier la douceur de sa peau.

— Peut-être est-ce les autres qui sont différents, rétorqua-t-il.

Dans ce rêve, paraissant pourtant si réel, Natanaël arborait une carrure imposante, en santé, des cheveux coiffés en arrière, une barbe parfaitement taillée, une peau impeccable...

— Tu me manques Natanaël, souffla son épouse après l'avoir observé de longues secondes sans un mot.

Il la regardait, comme au premier jour, et il n'y avait pas une seconde où il pensait ne plus l'aimer. Le lien qui s'était installé entre eux dès leur rencontre les unissait envers et contre tous.

Il déposa un tendre baiser sur ses lèvres, qu'il laissa durer un court instant, afin d'en profiter au maximum. Lorsqu'il se détacha d'elle et qu'il rouvrit les yeux, ce n'était plus Gorgia face à lui mais Aeria, sa dernière épouse. Elle était toute aussi belle, sa beauté l'avait subjugué dès qu'il l'avait vu pour la première fois et n'était pas sans rappeler Gorgia.

— Réveille-toi, murmura-t-elle.

Natanaël ouvrit brusquement les yeux et inspira profondément lorsqu'on lui jeta un seau d'eau glacée. En plein hiver comme celui-ci, son sang ne fit qu'un tour, la sensation que ses os se congelaient.

— Allez, lève-toi, grogna le garde.

Avec l'aide de son camarade, ils attrapèrent chacun un bras et le levèrent brusquement. Ils le traînèrent ainsi dans le couloir remplit de cachots, pour la plupart vides en plein hiver. Comme habituellement depuis près d'un an, ils l'emmenaient dans la pièce tout au fond de cet interminable couloir.

Ils l'attachèrent aux chaînes prévues à cet effet, installées dans le plafond. Les bras en l'air, torse nu, Natanaël tenait sur la pointe des pieds, sans chaussures, il n'y avait plus le droit non plus.

Il ne dit rien, se mordillait les lèvres et fixait le sol, serrant et desserrant ses mâchoires. Il avait si froid, il était si fatigué mais ne mourait jamais.

— Tu fais moins le malin maintenant, hein ? Espèce de monstre, s'amusa le garde.

Natanaël ne réagit guère, il avait l'habitude que les gardes profitent de cet instant pour se sentir puissant. Il prit de l'élan puis frappa son poing dans le ventre de Natanaël. Ses muscles se contractèrent instantanément, son corps balança d'avant en arrière. Lorsque le garde le maintint pour le forcer à le regarder dans les yeux, Natanaël gardait ses dents serrées puis releva les yeux vers lui.

— Lorsque je serai libre, vociféra-t-il, car sois certain que je serai libre, je te retrouverai et je me chargerai de t'éventrer et de te pendre avec tes tripes.

Le garde le toisait, d'un air menaçant, ne cillant pas devant leur prisonnier. Lorsque Lauan entra dans les lieux, ils s'écartèrent de Natanaël pour laisser le roi s'occuper de lui. Il y avait une petite table, avec plusieurs outils, une chaise pour qu'il s'assoit s'il le souhaitait. Lauan portait un masque, constamment, pour cacher ses cicatrices au monde. Le masque était forgé dans de l'or, le rendant davantage intimidant pour ses hommes et pour le peuple tout entier.

Il enfila correctement ses gants de cuir puis passa ses doigts au dessus de ses outils, la tête penchée sur le côté. Natanaël fixait un point devant lui, sans un mot, tentant de rester immobile sur la pointe de ses pieds écorchés.

— Avec quoi allons-nous jouer aujourd'hui... marmonna Lauan.

— Coupe moi la tête une bonne fois pour toute, qu'on en finisse.

Lauan pouffa de rire.

— Non, rétorqua-t-il d'un ton calme. Je ne te donnerai jamais le plaisir de mourir, mon fils.

Natanaël retroussa ses lèvres gercées, demeurant muet. Il rêvait de mourir, pour rester enfermé dans le songe qu'il faisait chaque jour, sur ces falaises, auprès de sa défunte épouse. Il rêvait de mourir, pour ne plus ressentir la souffrance physique et psychique qui l'habitait depuis des mois. Il ne savait même pas comment il faisait pour ne pas perdre la tête, pour ne pas devenir fou. Peut-être l'était-il déjà ? Peut-être ne s'en rendait-il pas compte...

— Hm... je vais utiliser la pince et t'arracher les ongles, un par un.

Lauan tira la chaise pour monter dessus et atteindre les mains attachées de Natanaël. Le coeur de ce dernier battait plus fort, bien que son rythme restait anormalement lent, depuis qu'il ne vieillissait plus, il était difficile d'entendre les battements de son coeur.

Lauan saisit l'index de son fils, d'un geste lent et contrôlé.

— Pour la énième fois, peux-tu m'indiquer où tu as caché les oeufs de Dragon, commença le roi.

Natanaël ferma les paupières, les lèvres retroussées, il inspirait par le nez et expirait par la bouche, se préparant mentalement pour la torture à venir. Sans réponse de sa part, Lauan pinça le bout de l'ongle de son fils et le souleva. Les pieds de Natanaël se recroquevillèrent, il se mordit la langue mais lorsqu'il lui arracha l'ongle, il ne put s'empêcher de pousser un cri de douleur. Il releva la tête, les dents serrées, le visage tordu par la douleur, les doigts crispés.

Lauan laissa tomber l'ongle ensanglanté sur le sol, puis saisit celui de son majeur.

— Réponds-moi et la torture s'arrête, cela fait des mois que je te torture, il est temps que tu parles.

— Tu n'auras jamais ces oeufs, grogna Natanaël.

Alors Lauan lui arracha un ongle une fois de plus. Natanaël poussa un cri de douleur, ses muscles se bandaient, ses jambes tremblaient, ses doigts se crispaient.

Ce fut ainsi pendant près d'une heure, durant lesquelles les couloirs des cachots étaient hantés par les hurlements du prisonnier du roi. C'était la funeste mélodie qui résonnait dans ces sous-sols, régulièrement, chaque semaine.

Lauan laissa Natanaël accroché les bras en l'air, dans une salle humide et vide, torse nu, dans le froid, pendant des heures. Il sentait le sang couler sur ses mains, la douleur palpitait dans chacun de ses doigts privés d'ongles et la fatigue l'emportait régulièrement. Cependant, chaque fois qu'il s'endormait, il se réveillait à peine quelques minutes plus tard, comme s'il luttait, de peur de ne jamais se réveiller, de rester coincé dans un rêve et de devenir fou.

La fatigue, c'était quelque chose qu'il ne ressentait jamais et depuis qu'il était torturé presque quotidiennement, elle revenait, comme si ses dons disparaissaient ou que son corps s'affaiblissait de jour en jour.

Ses dents s'entrechoquaient entre elles, de la condensation sortait de sa bouche chaque fois qu'il respirait, il ne contrôlait plus les tremblements de son corps, frigorifié.

Lorsqu'il entendit la porte grincer légèrement, il releva difficilement la tête, la nuque raide, la circulation du sang dans ses bras coupée. Un jeune garçon d'une dizaine d'années se tenait devant lui, une petite coupelle d'eau dans les mains.

— Vas-t'en, grommela Natanaël.

Le petit garçon tira la chaise et monta dessus pour se poster face à lui, il leva les mains et commença à donner à boire à Natanaël. Chose qu'il ne put refuser, il but à grosse goulée, jusqu'à en laisser se déverser sur son menton et vider la coupelle. Le petit garçon baissa ses bras et regarda le prisonnier, quelque peu impressionné et peut-être horrifié par son état. Natanaël le toisait, sans un mot. Il ne ressemblait plus au roi des Landes dans cet accoutrement, ses vêtements étaient sales, à moitié dénudé, amaigri, ses cheveux longs emmêlés, le visage crasseux, les lèvres gercées, les yeux cernés et la barbe non entretenue.

— Je dois vous dire un secret, chuchota le petit garçon.

Le prisonnier le toisa, sans un mot, interloqué.

— Ils viendront vous chercher, reprit le garçonnet. Vous serez bientôt libre.

Après ces quelques mots, il descendit de la chaise, la remit à sa place et quitta la pièce dans un silence fantomatique.

— Quoi... marmonna Natanaël. Qui viendra me chercher ?

La porte se referma lentement, le laissant de nouveau seul, éclairé par la simple lumière passant par les lucarnes.

— Non, attends, attends ! Dis-moi qui !

Cependant, le petit garçon était déjà reparti aussi vite qu'il était venu, comme une hallucination et le roi des Landes se renferma à nouveau dans une profonde solitude. Il laissa pendre sa tête, tout son corps pesant sur ses bras et se laissa bercer par ses songes, afin d'oublier la douleur, le froid, la faim qui tiraillait son estomac.

Si cet enfant existait bel et bien et que ce n'était pas son imagination, alors Natanaël avait peut-être un espoir de quitter cet enfer et d'assouvir sa vengeance une bonne fois pour toute.

Car il était certain que s'il était libre, plus rien ne l'arrêterait. Sauf peut-être l'amour.

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