II - Un nouveau roi

Voilà qu'à Dranne, le château se faisait de plus en plus bondé. Les convives arrivaient des quatre coins des Six Terres, chacun avec un but précis en tête. Cinq jeux, cinq vainqueurs. Kaïs hébergeait tout le monde dans le château de Dranne qui était le sien dorénavant. L'endroit étant bien plus occupé semblait davantage chaleureux. Les repas festifs se multipliaient, les éclats de rire traversaient les couloirs du château, les ambitions se murmuraient, les rivalités se créaient.

Il y avait bien longtemps qu'Aeria n'avait pas croisé autant de personnes à la fois. Même à Epinasse, lorsqu'elle fut sacrée Duchesse, elle n'avait point organisé de cérémonies, ni de bals. Elle s'en voulait, car elle s'était assurée de le faire une fois Natanaël libéré, cependant, elle n'en eut jamais l'occasion. Le peuple d'Epinasse avait été massacré, cette Terre était dorénavant maudite, plus personne ne la gouvernait pour le moment et les survivants tentaient simplement de se reconstruire, tout en faisant le deuil de leurs proches.

Elle saluait poliment tous les individus qu'elle croisait dans les corridors de la demeure. Elle aimait se promener sur les balcons, observer la cour où déambulait tout le monde, les mains croisées sur sa robe. Elle descendit ensuite les escaliers pour se retrouver dans le vestibule, là où le roi entrait tout juste, accompagné de Kaïs et de domestiques. Lorsqu'il releva la tête, le sourire que Lauan arborait disparut en croisant le regard d'Aeria.

Cette dernière se figea face au roi, puis son attention se porta par la suite, sur la femme qui entra en second. Elle la vit poser sa main sur l'épaule du roi, puis la glisser sur son bras afin de saisir sa main gantée et la serrer dans la sienne. C'était une belle femme brune, ses cheveux étaient incroyablement longs, ondulés, soyeux. Elle arborait de magnifiques yeux bleus, une bouche parfaitement dessinée, des pommettes rehaussées, une silhouette fine.

— Le roi et la reine, annonça Kaïs à Aeria lorsqu'il la vit figée face à eux.

Aeria leur tira la révérence par politesse et détourna son regard pour ne pas croiser celui de Lauan. Ce n'était pas la reine qu'elle avait connu, cette jolie blonde, très jeune et enceinte, celle que Natanaël avait égorgé avec sauvagerie. Peut-être que le roi s'était trouvé une autre femme cependant Aeria avait vu à travers les yeux de Thearsis, et elle avait ainsi vu toute la vie de Natanaël, comme un vague souvenir. Elle était persuadée de reconnaître cette femme comme la copie conforme de sa mère, Amélia, décédée en lui donnant la vie.

— Je vous en prie, un domestique va vous conduire à vos appartements. Un buffet est alimenté constamment pour les convives dans la cour intérieure du château. Je suis impatient de pouvoir boire un verre de vin en votre présence, Majesté, reprit Kaïs.

— Et moi de faire votre connaissance, grommela le roi.

Son visage n'était plus strié de cicatrices non plus. Un homme nouveau se présentait à eux et pourtant, c'était bel et bien Lauan, Aeria le reconnaissait. Lui et son air provoquant, lui et ses cheveux de jais, ses yeux clairs, sa silhouette allongée, son menton levé l'air hautain.

Aeria leur adressa un bref sourire avant de tourner sur la droite et d'avancer, le souffle coupé. Il fallait les fuir et éviter tout contact avec eux. D'autant plus que voir Lauan lui rappelait amèrement Natanaël et les paroles de Kaïs sur sa mort tragique.

— Attendez !

Aeria s'arrêta, elle se retourna et fit face à la reine qui se posta juste devant elle. Elle avait laissé son ombrelle à un domestique, portait une jolie robe bleue, de la même couleur que ses yeux et quelques bijoux dans les cheveux.

— Pouvez-vous me faire visiter le château ? Je suis impatiente de le découvrir, déclara-t-elle en affichant un magnifique sourire.

— Oui... bien-sûr votre Grâce...

Aeria avança, les mains croisées, la reine à ses côtés. Elle lui présenta la salle du repas, la pièce était habillée d'une grande table où pouvaient loger plus d'une douzaine de personnes, avec une cheminée au fond, éteinte en plein été. Ensuite, elle lui montra la cour intérieure où se trouvait le buffet et une vingtaine de convives, tous flirtaient les uns avec les autres, rigolaient, se présentaient et les domestiques déambulaient autour d'eux. La cour était également décorée d'une grande fontaine avec au milieu, un magnifique ange sculpté dans la pierre. Du lierre poussait sur les murs et fleurissait légèrement.

— Voici la cour intérieure, je suppose que c'est ici que vous passerez le plus clair de votre temps durant votre séjour... expliqua Aeria sans grand engouement.

La reine observa la cour, sans quitter son sourire, comme émerveillée par chaque chose qu'elle voyait. Ensuite, elle porta son regard sur la jeune femme puis posa sa main sur son bras.

— Vous semblez tendue, observa-t-elle.

— Oh, je... excusez-moi, je suis peut-être fatiguée.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.

Aeria osait à peine la regarder dans les yeux. Lorsqu'elle la touchait, une étrange sensation l'envahissait, cette même sensation qu'elle avait ressenti en mourant, ce vide étrange qui s'était installé en elle. Cette impression qu'une partie d'elle avait été arrachée.

— Je m'appelle Aeria.

— Amélia, je suis ravie de vous rencontrer. Le roi n'a pas annoncé nos fiançailles publiquement et nous faisons le tour des Six Terres pour me présenter. Il m'a dit qu'il valait mieux que le peuple me voit en personne plutôt que de lire mon nom sur un simple morceau de papier.

— C'est audacieux... souffla Aeria.

— Tout à fait.

Un court silence plana, durant lequel elle chercha une échappatoire pour cesser de discuter avec ce fantôme. Finalement, et remarquant que le dialogue avait cessé, elle tourna les talons et s'apprêta à sortir de la cour intérieure avant qu'elle ne soit retenue une nouvelle fois par la reine.

— Je sais qui vous êtes, Aeria, déclara cette dernière.

Le souffle coupé, Aeria demeura immobile un instant, avant de prendre la fuite, sans confronter Amélia. Elle s'enferma dans ses appartements, s'accroupît et câlina son chat en espérant que ce contact ferait disparaître son angoisse soudaine. Elle laissait glisser sa main sur le pelage blanc de Flocon, la gorge nouée, la respiration saccadée. Des angoisses, elle en ressentait chaque jour et chaque fois qu'un élément perturbateur faisait vaciller son quotidien millimétré.

Amélia, elle savait pertinemment qui elle était et elle savait aussi pour quelle raison est était en vie. Elle savait le sacrifice que cela avait coûté à son Dragon. Faire face au cadeau que Thearsis avait offert au roi, sans penser une seule seconde aux dommages collatéraux, brisa une nouvelle fois le coeur d'Aeria.

Elle serra son chat qui ronronnait contre elle et laissa couler quelques larmes lorsqu'elle ferma les yeux.

— Pourquoi a-t-elle fait cela... murmura-t-elle comme si elle allait recevoir une réponse. Pourquoi m'a-t-elle abandonnée de la sorte ?

Un vide impossible à combler s'était créé en Aeria. Ce trou qu'elle ressentait depuis sa mort s'était amplifié lorsque Thearsis avait été tuée. Ce sentiment d'abandon ne quittait pas la jeune femme et son deuil était pour elle, inaccessible. Que ce soit le deuil de Thearsis, celui de Natanaël, celui de son échec et de la perte des bébés... ce deuil ne s'exécuterait jamais, elle le savait et s'obstinait à apprendre à vivre avec, malgré la douleur.

— Heureusement que tu es toujours là, Flocon... souffla-t-elle. Sans toi, je ne serais plus rien.


Aeria passa le reste de la journée dans ses appartements. Elle couchait ses maux sur du papier, contait son histoire. Comme un exutoire, elle racontait tout, à l'écrit, en espérant un jour, vivre la conscience plus tranquille.

La nuit fut douce, bien que déchirante, comme à chaque fois. Depuis la mort du Dragon Doré, Aeria ne faisait plus de cauchemars. Cependant, depuis l'annonce de la mort de Natanaël, elle rêvait de lui, chaque nuit, comme s'il hantait ses songes.

Elle se voyait, debout, vêtue d'un simple déshabillé, les cheveux lâchés, sans artifices, face à une fenêtre par laquelle se reflétait la lune et ses rayons argentés. Elle le voyait lui, se rapprocher d'elle, passer ses grandes mains sur sa taille puis son ventre, déposer de tendres baisers sur sa clavicule, sa nuque, dans son cou. Un contact doux, qui la faisait frémir, l'enivrait de désir, de tendresse, de chaleur. Ces gestes chassaient sa solitude, notamment lorsqu'il la serrait contre lui.

Puis elle se réveillait, chaque matin, seule, avec comme seul compagnon, son chat. Elle ouvrait les yeux, pleurait, puis se préparait, afin de paraître heureuse, sûre d'elle et ne jamais montrer ses faiblesses à Kaïs. Cet homme qui n'avait toujours pas gagné sa confiance.


Aujourd'hui était un grand jour puisque les jeux débutaient. Un jour correspondait à un jeu pour gagner une Terre.

Alya, sa servante, lui tressa les cheveux puis en fit un chignon, laissant quelques mèches ondulées retomber sur ses épaules. Elle l'habilla d'une jolie robe en soie, légèrement orangée, toujours partiellement dénudée. C'était ainsi qu'ils s'habillaient à Dranne à cause de la chaleur environnante.

— J'espère que Kaïs gagnera le jeu pour conquérir Dranne, avoua Alya en ajustant la robe de sa Maîtresse.

Aeria se regardait dans le miroir, accrochant des boucles d'oreilles.

— Nous verrons cela, marmonna-t-elle.

— J'ai ouïe dire qu'aujourd'hui était le jour des jeux pour gouverner Les Landes.

Aeria laissa retomber doucement ses bras le long de son corps et observa sa servante a travers le reflet du miroir. Elle esquissa un faible sourire. Les Landes, cette terre brûlée et pourtant si accueillante. Elle n'avait pas que de mauvais souvenirs en ces terres, certains étaient joyeux et elle savait que son portrait aux côtés de son défunt époux trônait encore dans la demeure.

— Je suppose que personne ne se bousculera pour y participer alors, hypothéqua Aeria.

— Au contraire, rétorqua Alya, en réalité, il est dit que les fleurs poussent de nouveau dans Les Landes, maintenant que les Dragons n'y résident plus. Il est dit que bientôt, ces Terres seront viables et je sais que de nombreux nobles rêveraient de faire prospérer à nouveau ces Terres.

— Oh... je vois... souffla Aeria. Je te remercie pour ta compagnie Alya, je vais sortir à présent. Peux-tu nourrir mon chat ?

— Bien-sûr, Mademoiselle...

Aeria lui adressa un sourire courtois puis quitta la chambre. Elle poussa un profond soupir puis parcourut le couloir, tout en saluant chacun des convives poliment. Certains hommes la dévisageaient, comme un morceau de viande. Ils la trouvaient probablement à leur goût mais avaient une drôle de façon de le montrer.

Elle passa par la cour intérieure, là où elle se munit d'une pomme qu'elle mangea sur la route vers l'Arène en contrebas du château, sur des Terres vierges. C'était ici que se déroulaient les jeux de Dranne, souvent barbares et violents, il ne devait rester qu'un seul vainqueur. Chaque jeu avait sa règle d'or et chaque joueur devait la respecter au risque d'une sanction grave.

Tout le peuple de Dranne et les convives du château descendaient vers l'arène. Aeria pouvait entendre quelques bribes de conversation, observer de nouveaux couples se former, elle était même bercée par leurs éclats de rire sincères comme si la vie était pure et que la paix était enfin gagnée. Difficile de vouloir de nouveau déclarer la guerre au roi, les peuples semblaient conquis et surtout, Lauan avait découvert une nouvelle Terre sur le dos de son Dragon. Pour le moment, il ne l'avait pas nommée, et n'avait donné que peu de détails la concernant. Beaucoup espérait qu'un jeu lui soit consacré au cours de cette semaine festive.

Aeria fut rejointe par Kaïs qui posa sa main chaude aux creux de ses reins. Elle ne dit rien, bien que cela lui déplaisait. Elle jeta son trognon de pomme que les oiseaux s'empressèrent de dévorer puis se plaça dans l'arène, aux côtés de Kaïs, de la reine et du roi. Elle demeurait stoïque, fixant un point devant elle, sans un mot. Des gardes étaient postés aux quatre coins, afin de pouvoir surveiller les allers et venues et surtout, observer s'il y avait triche ou non.

— Pouvons-nous discuter, Aeria ? murmura la reine près de son oreille.

Aeria lui jeta un bref regard, Amélia restait concentrée sur les convives qui s'installaient dans les tribunes en face des leurs.

— Je ne sais pas ce que vous me voulez, cependant, ce n'est pas le moment... chuchota Aeria.

— Mesdames et Messieurs, bienvenue dans l'Arène impitoyable de Dranne !

La foule s'exclama, frappa dans ses mains, avec ferveur, joie et excitation. L'homme qui traversait l'Arène était celui qui tenait les lieux et organisait, sous la surveillance du Gouverneur de Dranne, les jeux chaque année.

— Aujourd'hui se disputera, sous la demande de Lauan Ier, roi des Six Terres, les jeux pour Gouverner les Terres des Landes. Ces fameuses Terres, vastes et principalement composées de nature. Il est dit qu'à ce jour, la végétation reprend ses droits, petit à petit et qu'il est possible d'y créer une fabuleuse civilisation. C'est pourquoi, en ce jour si précieux, nous accueillons six participants et prétendants pour Les Landes ! Je veux vous entendre crier !

La foule se mit alors à crier, applaudir, se lever pendant que les participants entraient dans l'arène.

— Je sais ce que votre Dragon a fait pour que je revienne à la vie, souffla Amélia.

Elle profitait du brouhaha pour discuter avec Aeria et cette dernière ne comprenait pas ce qu'elle lui voulait, pour quelle raison elle se sentait obligée de lui en parler. C'était suffisamment douloureux comme ça.

— Ce n'est vraiment pas le moment, Majesté... soupira Aeria.

— Je suis sincèrement navrée que vous ayez perdue un être aussi cher pour que je prenne sa place mais vous savez, je crois que je vois des choses et... Aeria, vous m'écoutez ?

Aeria ne l'écoutait plus depuis un moment déjà puisqu'elle observait les participants, le coeur martelant sa poitrine, les mains moites, des fourmillements dans les jambes. Une nouvelle angoisse ? De nouveaux sanglots ? Rien ne se produisit, elle resta immobile, comme une statue, mais elle suffoquait à l'intérieur.

Parmi les six participants, un seul arborait une chevelure aussi noire que l'ébène, un seul était vêtu de la même couleur que ses cheveux, un seul arborait une carrure aussi imposante, un seul affichait une telle beauté et une cicatrice aussi perçante sur le visage.

Natanaël se tenait là, debout, dans l'arène, prêt à affronter cinq adversaires pour récupérer ce qui lui revenait de droit : Les Landes. Son Royaume.

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