Chapitre 7

Ce fut Ryker qui me réveilla. J'étais toujours assise dans les ronces, repliée sur moi-même. Mon bras gauche était endormi et je ne sentais plus mes jambes. Il dut me tirer pour que je parvienne à me remettre sur mes jambes. Je me rattrapai à un arbre pour retrouver un minimum d'équilibre. Je doutais de pouvoir marcher de si tôt. Les fourmis que j'avais dans la majeure partie de mon corps n'étaient pas prêtes à partir.

- Quitte à dormir, tu aurais pu revenir au camp, m'apostropha-t-il.

Il n'attendit pas de réponse et tourna les talons après m'avoir lancé une pomme. Je tendis les mains pour la rattraper mais la manquai de quelques  centimètres. Elle alla s'échouer dans les ronces, disparaissant de ma vue. Ryker ne réagit pas. Il ne devait même pas s'être rendu compte que je ne l'avait pas attrapée. Il était habitué à me voir plus agile que ça. Ou alors, il se fichait que je l'attrape ou non.

Je me laissai glisser à terre et je tendis la main à travers les ronces pour récupérer la pomme. J'ignorai les épines qui vinrent me lacérer les bras. J'avais trop faim pour résister. Il me fallait cette pomme. Je n'avais rien avalé depuis presque une journée entière. Même si ce n'était qu'une pomme, je comptais bien la manger. La dévorer. Je ne pourrais jamais tenir la distance si je n'avalais rien.

Surtout si je voulais les fuir le plus vite possible.

Je n'avais pas renoncé à mon plan. Il fallait juste que je retrouve un minimum de civilisation pour voler des vivres et de l'eau pour pouvoir faire mon chemin par moi-même. Pour le moment, je ne ressentais pas le sort du Roi Noir mais ça ne voulait rien dire. C'était un Unseelie, le pire d'entre eux. Ce n'était pas pour rien qu'il était leur souverain. J'ignorais l'exact contenu de ce sort mais j'étais prête à parier qu'il était pire que tout ce que je pouvais imaginer.

Et c'était pour ça que je refusais de croire qu'il allait fonctionner. C'était improbable, aussi puissant qu'il soit. Je refusais de croire un seul instant que le Roi Noir pourrait réussir à contrôler mes actions en étant à des dizaines de kilomètres de moi. Même sa magie ne pouvait pas être si puissante que ça, pas si rapidement.

Toutefois, qu'en savais-je ? Je ne connaissais rien à la magie. Le peu que j'en avais vu ne m'avait nullement permis de comprendre comment elle fonctionnait. Tout ce que je savais, c'était comment la faire se manifester et l'amplifier. Je ne savais pas comment la stocker, comment la modeler, comment l'utiliser... J'en ignorais tout et ce que m'avait fait le Roi Noir pouvait très bien être réel et se déclencher à n'importe quel moment, sous certaines conditions. Tout était possible avec les Faes et leur magie.

Je parvins à attraper la pomme et j'arrachai mon bras aux ronces. La douleur ne me perturba pas le moins du monde. Je mordis dans la pomme après l'avoir frottée contre ma tunique. Le jus me coula sur le menton, collant et sucré. Je restai assise, seule, prenant mon frugal petit-déjeuner. Les petits pas reconnaissables d'Addy s'approchèrent, faisant bruisser les feuilles, crisser les branches. Elle vint s'asseoir à côté de moi sans rien dire. Elle mangeait sa pomme aussi, bien plus posément que moi.

Je patientai, m'attendant à ce qu'elle finisse par poser des questions. C'était ce qu'elle faisait toujours. Cependant, cette fois, elle garda le silence. Nous restâmes assises en silence, à rogner notre pomme jusqu'à la dernière miette. Ce fut son frère qui nous fit relever la tête en débarquant, son sac sur l'épaule.

- Il faut qu'on y aille. On s'est déjà attardés trop longtemps.

Je hochai la tête, l'ignorant alors qu'il me fixait, prudent, méfiant. Addy et moi nous relevâmes, jetâmes nos trognons dans les ronces. Seulement alors, remarquèrent-ils que mon bras était lacéré et saignait abondamment. J'avais bien senti les picotements mais, au delà de ça, je n'avais pas réalisé que je m'étais amochée à ce point.

- Qu'est-ce que tu t'es fait ? demanda Addy, horrifiée.

- J'ai été chercher ma pomme. Elle était tombée dans les ronces.

La jeune princesse fusilla son frère du regard et il se contenta de hausser les épaules. Il fit glisser son sac devant lui et en sortit des bandes de tissus. Il s'approcha de moi et me fit signe de tendre le bras. J'obtempérai en silence, peu encline à me vider de mon sang sur le chemin. Il enroula une bande puis une seconde puis une troisième, les serrant fort autour de mon bras pour arrêter le sang. Je ne grimaçai même pas face à la douleur. En rétrospective, face à ce que m'avait fait le Roi Noir, cette douleur était similaire à un pinçon.

Il termina de me bander le bras et referma son sac avant d'avancer dans la forêt comme s'il savait où il allait. Honnêtement, il semblait réellement savoir dans quelle direction aller pour sortir de ce no man's land. Il n'avait jamais été doué pour faire semblant, même à la cour. Ce n'était pas pour rien que tout le monde avait su qu'il ne pouvait pas souffrir lady Persley, celle qu'il aurait dû épouser si tout n'avait pas explosé.

À moins que les plans de sa mère n'aient pas changé en dépit des circonstances. Peut-être que, de retour chez lui, il allait devoir épouser cette lady qu'il méprisait pour pouvoir prendre sa couronne. J'étais certaine que Lux Madsen ne céderait pas sa place de régente à son fils si facilement. Ce n'était pas le genre de cette femme, bipolaire et proprement flippante.

Nous ne tardâmes pas à sortir de la forêt, nous retrouvant brutalement éblouis par le soleil qui brûlait un champ de blé. Il n'y avait pas un gramme de vent pour apaiser la chaleur qui régnait et la sueur ne tarda pas à dégouliner le long de nos tempes, dans nos dos. Je mourrais de soif mais je n'en dis rien. Addy, elle, ne cessa de se plaindre et Ryker se contenta de la rabrouer. Moi, je restai derrière, silencieuse, tentant de trouver un moyen de disparaître sans attirer l'attention, de trouver un endroit où trouver de la nourriture et de l'eau.

- C'est encore loin ? geignit Addy pour la millième fois.

- Addy Madeline Lux Madsen ! Si tu me poses encore une seule fois cette question, je vais me mettre en colère et tu le regretteras.

Je ne lui avais jamais entendu ce ton. Sévère, sérieux, mature. Ce n'était pas le Ryker que je connaissais. C'était une nouvelle version, plus évoluée, plus... royale. Ce n'était plus le petit prince qui n'osait pas affronter l'idée d'affronter son père, de faire connaître ses propres convictions. Quelque chose avait définitivement changé en lui. Pour le meilleur.

Addy aussi parut perturbée par ce changement chez son frère. Elle ne s'y était pas attendue. Cela eut au moins le mérite de la faire taire. Nous pûmes traverser le champ de blé dans un silence relatif. Seuls nos pas faisaient encore du bruit.

Plus la journée avança, plus la chaleur pesa sur nous. Ryker refusa que l'on s'arrête pour manger ou boire un peu. Il semblait presque... impatient. Se pouvait-il que nous soyons proches d'un quelconque village ? Savait-il où nous étions parmi ces déserts interminables ? Était-ce pour cela qu'il refusait que l'on s'arrête ?

Je compris rapidement que ce n'était pas le cas. Ce qui l'empêcha de nous faire arrêter était le fait que nous n'avions plus de vivres et qu'il nous restait très, très peu d'eau. Il fallait tenir avec ce qu'il restait jusqu'à ce que l'on trouve autre chose. J'ignorais encore combien de journées de voyage il nous restait mais nous étions mal partis pour arriver sains et saufs où que ce soit.

Nous débouchâmeshors du champ sur une vallée d'un vert intense, dansant sous le vent. Le soleil brillait toujours aussi intensément. Devant nous s'étalait une mer de vert, uniforme et s'étalant sur des kilomètres et des kilomètres. Cette plaine touchait l'horizon de tous les côtés à part derrière nous.

Je jetai un regard à Ryker. Il souriait, soulagé. Il reprit son chemin sans se préoccuper de sa sœur – qui retenait difficilement des remarques – et moi. Nous lui emboîtâmes le pas. Je commençais à croire qu'il était trop déshydraté et qu'il avait des hallucinations. Malgré tout, je restai silencieuse, le laissant nous emmener où il voulait. Ici, c'était certain, je ne pouvais pas fuir...

Ryker s'arrêta soudain et s'accroupit. Je l'observai tâter le sol, à la recherche de quelque chose. Sa sœur s'approcha de lui, curieuse.

- Qu'est-ce que tu cherches ?

Il l'ignora, ses lèvres bougeant silencieusement, ses doigts formant une danse entre les brins d'herbes. Ses traits se tendirent alors que ses mains ratissaient les environs. Il s'éloigna de quelques pas et recommença. Encore et encore. De plus en plus frénétique. Il laissait derrière lui des patchs d'herbes aplaties, arrachées.

- Ryker, tenta à nouveau Addy. Qu'est-ce que tu cherches ?

Il ne parut pas l'entendre, retournant chaque brin d'herbes dans les environs. Il marmonnait si vite et si bas que je fus incapable de comprendre quoi que ce soit.

Et d'un coup, il donna un coup de poing sur le sol.

- Et merde ! Bordel !

Il se passa une main dans les cheveux en s'asseyant sur ses talons. Sa sœur s'agenouilla à côté de lui, inquiète.

- Ces foutus Faes sont passés avant nous et ont volé ce que j'avais caché ici. C'était le seul moyen pour nous retrouver le village où je suis passé pour venir. Je sais qu'il est dans les environs mais il faut la clé pour le trouver. Et ils l'ont prise.

- Oh... Comment on va faire alors ?

Il secoua la tête sans répondre. Il jeta son sac à côté de lui et soupira. Je regardai autour de moi, cherchant un indice dans l'herbe grasse qui continuait de danser dans la brise, imperturbable. Il ne devait bien y avoir un indice dans ce paysage uniforme, un reste de sentier, une trace de pas. Si les Faes du Roi étaient passés par ici, il devait en rester une trace quelconque. Même eux ne pouvaient pas laisser un champ intact après leur passage. Pour ce que j'en avais vu, ils ne volaient pas, après tout.

Je m'éloignai, le nez en l'air, sentant quelque chose autour de moi, une vibration subtile, presque imperceptible. J'ignorais d'où ça venait, ce qui la provoquait. Cependant, cette vibration se répercuta en moi, étrangement familière. Pourtant, j'étais certaine de ne l'avoir jamais ressentie de ma vie.

Un mauvais pressentiment monta en moi. Je me retrouvai vers le frère et la sœur. Addy continuait de chercher dans l'herbe alors que son frère semblait réfléchir. Aucun des deux ne ressentait ce changement dansl'air.

- Il faut se cacher, dis-je.

Ma voix était rauque, difficile. Différente. Ils relevèrent les yeux vers moi.

- Pourquoi ? On est perdus au milieu de nulle part et il n'y a personne, répliqua sèchement Ryker.

- Je te dis qu'il faut qu'on se cache.

Addy se redressa et observa son frère. Celui-ci se releva aussi, ne semblant pas décidé à me faire confiance. Je finis par hausser les épaules.

- Fais ce que tu veux. Mais moi, je ne me laisserais pas attraper et renvoyer là-bas. C'est hors de question.

Je m'éloignai vers la forêt d'où nous venions. Je n'étais pas certaine que ça soit le meilleur choix mais il n'y avait pas d'autre endroit où se terrer. Le reste n'était que champ ouvert au ciel. Au moins, les arbres me protégeraient et me cacheraient. Et si la menace venait de la forêt elle-même, il serait plus aisé de l'éviter entre les arbres et dans l'ombre.

Lorsque je me retournai, je vis Ryker et sa sœur me rejoindre. Le nouveau roi n'avait pas l'air ravi mais il suivit sa sœur malgré tout. La vibration se fit plus forte, résonnant jusque dans mes os. Cette fois, même eux parurent sentir le changement.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda doucement Addy.

- Je n'en sais rien, répondit son frère, à peine audible.

Je m'avançai jusqu'à l'orée du bois et regardai en l'air. Ça venait du ciel, j'en étais certaine. Quoi que ce soit, ça venait du ciel. Je scrutai les rares nuages sans rien voir.

Et puis, je les vis. Venant de l'ouest, énormes et vibrants, une flopée d'oiseaux fonça vers le champ. Un aigle énorme était devant les autres, son bec doré renvoyant les rayons du soleil, ses ailes jetant des ombres sur le sol. Derrière lui, quatre vautours formaient un V, scrutant alentours. Je poussai Ryker en arrière, le forçant à s'enterrer sous le couvert des branches. Nous titubâmes en arrière alors que les monstres s'arrêtaient en plein milieu du champ, juste là où nous étions quelques minutes auparavant.

Et ils se transformèrent.

Le temps d'un battement de cils, les cinq oiseaux de taille anormale étaient devenus cinq hommes bâtis comme des montagnes, les cheveux d'un uniforme rouge sanglant qui dévalaient leur dos. Ce qui attira mon regard toutefois, ce fut les armes qu'ils avaient. Deux épées croisées dans le dos, des dagues et des couteaux à la ceinture... Seul l'aigle avait un arc et un carquois surchargé de flèches à la place des épées.

L'aigle était différent et me semblait familier. C'était un Fae que je connaissais, que j'avais vu plusieurs fois. Je plissai les yeux, tentant de trouver un indice dans sa façon de bouger, dans sa silhouette. J'avais son nom sur le bout de la langue. Et puis, ça me revint.

- Nahl, murmurai-je.

L'aigle tourna vivement la tête, son regard se fixant directement vers la forêt. Vers moi. C'était lui. C'était Nahl, mon garde-chiourme. Il avait été lancé à ma poursuite. Et il m'avait entendu. Je me figeai, tendant tous les muscles. À côté de moi, Ryker avait cessé de respirer.

De longues secondes s'écoulèrent où les yeux de Nahl ne lâchèrent pas les miens. Il allait venir. Il allait indiquer notre position à ses gorilles et nous vendre. Il allait me ramener à la Cour Noire. Je retournerais en cage, dans cette grotte aveugle, entourée de chiens et de loups affamés. C'était hors de question.

Et puis, Nahl détourna la tête. Il se tourna vers ses acolytes et leur parla. Je n'entendis rien mais les quatre Unseelies se transformèrent et s'envolèrent. Deux au nord, deux à l'est. Nahl viendrait au sud. Vers nous.

Il allait venir vers nous.

La terreur me saisit au ventre et une folle envie de vomir me secoua. Il fallait que nous partions. Au plus vite. Même si nous n'avions aucune chance de réussir à lui échapper. Nous ne pourrions rien faire. La seule chose que je pouvais faire, c'était leur donner le temps de fuir.

- Foncez, dis-je à Ryker sans lâcher Nahl du regard. Tout de suite !

Je le repoussai le plus fort que je pus en arrière, le faisant tituber. Il se rattrapa à un arbre et à mon bras pour ne pas tomber. Le contact de sa peau et de la mienne était à la fois familier et étrange. Une décharge remonta de mon poignet jusqu'à ma gorge, réveillant quelque chose en moi. Une brûlure qui coulait dans mes veines.

Mes muscles se crispèrent et je me tournai vers Ryker. L'envie de lui faire du mal devint étouffante, brutale. Chantante et irrésistible. Il fallait que je le frappe, que je le blesse, que je le tue.

Je dégageai mon bras du sien, tentant de refréner cette pulsion purement magique en moi. Je le repoussai, le forçant à reculer, à s'éloigner. Mes dents grincèrent, mes muscles hurlèrent alors qu'il s'éloignait.

Addy étouffa un cri et nous nous tournâmes vers elle. Des hommes la tenaient par le bras. Si j'étais prête à me jeter sur eux, Ryker soupira, soulagé. Il considéra les trois étrangers, semblant les reconnaître, le savoir attendus.

- Grouillez-vous ! souffla l'un d'eux, sûrement le chef du trio. Allez !

Ryker n'hésita pas à se lancer après eux. Addy hésita, me jetant un regard incertain. Je lui fis un signe du menton l'incitant à suivre son frère et je leur emboîtai le pas. Le choix était facile à faire. C'était soit ces types, soit Nahl. Et je préférais avoir affaire à ces types qui ne semblaient pas être Faes – aussi bizarre et inattendu que ça soit – qu'à Nahl. Rien ne pouvait être pire que le Unseelie.

Nous courûmes à travers les bois. Je ne fis pas attention où j'allais, suivant le groupe aveuglément, ne pensant qu'à la menace qui nous suivait. Et puis, Ryker semblait les connaître et leur faire confiance alors, même pour un petit moment, il allait falloir que je fasse de même.

Nous sortîmes rapidement des sous-bois, retombant dans le champ, sur le côté est, là d'où étaient venus les Unseelies. L'un des hommes sortit quelque chose de sa poche et une porte apparut. Au milieu de nulle part, sans aucun mur pour la soutenir, une porte se matérialisa et s'ouvrit devant nous. Je cillai, tentant de comprendre ce qui venait de se passer mais j'en étais incapable. Je regardai derrière moi et aperçus Nahl. Il me fixait droit dans les yeux malgré la distance. Je fus certaine de l'entendre murmurer « fuis tant que tu peux ». Comme il m'avait entendue prononcer son nom, je l'entendais me prévenir.

Sans hésiter, je franchis le seuil de la porte magique en fermant les yeux. Le dernier de nos alliés nous referma la porte derrière nous, la faisant disparaître.

Je regardai autour de moi. Le champ avait disparu entièrement. Je me tenais au bord d'une rivière qui dévalait un ravin, son eau d'un bleu turquoise comme je n'en avais jamais vu érodant les pierres sur son chemin vers un petit village en contrebas.

- Bienvenue chez les Demi-Sangs, mesdames, lança le chef du trio.

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