Chapitre 34
L'atmosphère de la forêt changea rapidement. Elle se fit plus oppressante, plus menaçante. J'étais de plus en plus mal à l'aise. J'avais l'impression que quelqu'un ou quelque chose m'observait. Qu'il y avait quelque chose au milieu des arbres qui nous traquait. Je saisis mon autre dague, préférant me méfier.
L'un des oiseaux de Naseok me frôla l'oreille. Je jurai en plaquant ma main dessus. Je ne dis rien, les regardant se disperser au milieu des branches. Il s'était arrêté et regardai autour de lui.
- Qu'est-ce qu'il y a ? lui demandai-je.
- Je n'en sais encore rien. Mais je pense qu'il y a quelque chose pas loin.
- Moi aussi, admis-je.
Il se tourna vers les autres.
- Restez ici, leur ordonna-t-il.
Je soulevai mon cape pour attraper l'une de mes deux dernières dagues. Je la donnai à Ryker sans le regarder, me contentant de lui claquer la garde dans la main avant de suivre Naseok. Je ne dis rien, me calant sur son rythme, fouillant les environs.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? murmura-t-il.
- De quoi est-ce que tu parles ? répondis-je.
- Sixtine. Ne tente pas de te jouer de moi.
Je baissai la tête, sans savoir comment répondre.
- Ça ne te regarde pas.
- C'est vrai. Mais ça t'affecte et ça joue sur ton attitude. Il faut que tu sois au maximum dans cette forêt. Alors parle. Ça te fera du bien.
- Il n'y a rien à dire. Vraiment. Les choses n'étaient déjà pas joyeuses mais c'est encore pire maintenant. C'est tout ce qu'il y a savoir.
- Ça va s'arranger, j'en suis sûr. Il faut juste attendre. Il va se calmer.
Je me figeai, la colère explosant de façon brutale et incontrôlable.
- Arrête ! Arrête, d'accord ?! Tu ne sais rien ! Tu ne peux pas savoir si ça va s'arranger ! Parce que ça ne va pas s'arranger. Ça ne va pas s'arranger du tout et ça ne va faire qu'empirer. Alors fous-moi la paix, compris ? Fous-moi la paix !
Je tournai les talons, le laissant là où il était pour retrouver le sentier. Je contournai l'endroit où les autres se tenaient, auréolés par de petites créatures de feu. Je n'avais vraiment pas envie de les voir. Les branches craquèrent derrière moi, sous les lourds pas de Naseok. Je l'entendis m'appeler plusieurs fois mais je l'ignorai.
La seule chose qui parvint à me faire m'arrêter, ce fut le long et sinistre craquement qui résonna et fit frémir toute la forêt avant le silence le plus entier. Nos respirations étaient audibles comme jamais, rapides et entrechoquées, en alerte.
- Qu'est-ce qui se passe ? murmura Addy.
Son frère plaqua une main sur sa bouche pour la faire taire. Je me tournai vers Naseok. Un regard suffit.
- Tu les surveilles, ordonna-t-il à Ghur. Moi, je vais le prendre à revers par la droite et toi par la gauche, ajouta-t-il pour moi.
J'opinai du chef avant de m'enfoncer entre les branches, partant en diagonale sur la gauche. Très vite, je me retrouvai dans le noir. Pour avancer, ce ne fut pas pratique du tout. Je ne cessai de trébucher, de me prendre des branches en pleine face, des troncs aussi. Tendre les mains en avant comme une aveugle ne m'enchantait pas mais c'était à peu près tout ce que je pouvais faire. J'aurais bien voulu réussir à créer des petites créatures de feu qui m'auraient permis de distinguer le chemin mais tout ce dont j'étais capable, c'était d'incinérer ma cible ou ce qu'il y avait à proximité. Aussi préférais-je éviter de tenter quoi que ce soit. La dernière chose que je voulais, c'était un feu de forêt qui nous tuerait tous.
Un nouveau grondement résonna et, cette fois, le sol vibra. Je m'étais rapprochée de ce qui hantait ces bois. Sauf que j'étais bien plus près que je ne l'aurais cru. Je m'étais pourtant largement décalée sur la gauche pour pouvoir le prendre à revers sans soucis. Se pouvait-il que ça se déplace... droit sur moi ?
Je continuai à avancer, toujours aussi prudemment, la boule au ventre, les mains moites. Je n'aimais ça du tout. Ce silence pensant, cette immobilité totale... Si même la nature elle-même s'était figée, ça ne pouvait rien donner de bon. Ce qui se préparait était bien trop gros pour moi.
Je plissai les paupières, discernant des petits blancs au loin. Était-ce moi qui hallucinait ou y avait-il de la lumière à une centaine de mètres ? J'accélérai (me prenant un jeune arbre de plein fouet et me faisant arroser de feuilles mortes) et finis par comprendre que j'arrivais dans une autre clairière, encore plus grande que la précédente. Je restai en lisière, me dissimulant derrière le tronc d'un arbre plusieurs fois centenaire.
Je crus apercevoir la tignasse marbrée de rouge de Naseok de l'autre côté mais je ne pouvais pas être sûre. L'éclaircie devait faire au moins un kilomètre de diamètre. Et elle n'avait absolument rien de naturel. Un trou s'était formé en son centre, la terre continuant de tomber à l'intérieur.
Le grondement revint et le tremblement de terre fut si violent que je tombai. Je roulai sur mon ventre pour tenter de voir ce qu'il se passait. Le sol commença à s'incliner, légèrement, juste assez pour que je m'en rende compte.
Et puis, une... tentacule verte sortit du trou, s'agrippant à sonrebord. D'autres firent de même et ce qui ressemblait à s'y méprendre à une pousse d'arbre géante jaillit. En utilisant ses six appuis, elle se propulsa en hauteur et atterrit si lourdement que le sol se craquela.
Je n'avais jamais rien vu de tel ni n'aurais pu l'imaginer. La chose faisait au moins trois mètres de haut, armé de six... branches épaisses et acérées, quatre couvertes d'épines de la taille d'un chien de berger et deux lui servant de jambes. Son corps se composait d'une branche plus épaisse, d'un vert irréel qui luisait sous le soleil d'automne. Il ne me parut pas avoir d'yeux et je doutais qu'il en ait besoin. Après tout, il savait que nous étions dans cette forêt alors que nous étions encore à des kilomètres de lui.
Il joua de ses branches, semblant les tester, se réhabituer à les avoir. Il devait être un peu rouillé, c'était un avantage. Bien que je n'eusse aucune idée de la façon dont nous pourrions vaincre ce monstre.
Un torrent de flammes jaillit depuis l'autre côté, frappant le gardien de la frontière de plein fouet. Il gronda, une bouche difforme s'ouvrant au milieu de son corps. Il se plia contre les flammes et l'une des tentacules alla frappa les arbres à la lisière de là où se trouvait Naseok. Aussitôt, l'attaque cessa. Si ce n'était pour un peu de suie, le monstre était intact. Les pouvoirs de Naseok n'étaient pas suffisants. Peut-être en joignant nos deux magies pourrions arriver à quelque chose. Pour cela, il fallait que je puisse lui parler, que l'on puisse préparer l'attaque ensemble.
Soit je contournai toute la clairière en perdant un temps infini, soit je fonçai à travers en manquant de me faire tuer. Ou en me faisant tuer. Le choix était facile à faire. Si je parvenais à le distraire, avec un peu de chance, je pourrais traverser sous son nez sans trop de soucis.
Je me relevai et observai l'arbre. Il m'avait l'air orienté dans la direction de Naseok. C'était difficile à dire puisqu'il avait l'air pareil de tous les côtés. Cependant, ses tentacules étaient en train de soulever les arbres qu'il avait déracinés pour les jeter dans le trou sous lui.
Je me concentrai de toutes mes forces, imaginant un poing de feu allant le frapper droit dans le « dos ». Je ne voulais pas avoir à chanter pour convoquer ma magie mais elle semblait endormie, roulée en boule au fond de moi, inatteignable. Je n'y arriverais pas. Il me fallait autre chose. J'inspirai profondément et décidai de m'en remettre à ce que je connaissais par cœur. Les armes. Je doutais qu'il y soit imperméable.
Je réajustai ma prise sur ma dague et me plaçai de manière à pouvoir lancer mon arme sur le monstre. Le fait que Naseok projette une nouvelle attaque de flammes fut un avantage. Il ne vit pas la lame filer droit vers ce que je supposais être son dos. Comme je l'espérais, l'arme perça l'écorce et s'enfonça profondément. Le monstre hurla, agitant ses branches, étêtant nombres d'arbres autour de lui. La pluie de flammes cessa et je bondis. Je ne cherchai pas à savoir ce qu'il se passait. Je courus de toutes mes forces sans réfléchir, les yeux rivés sur mon point d'arrivée : de là où étaient parties les flammes.
Une tentacule s'écrasa à quelques millimètres devant moi, encore plus grosse de près que de loin. Je freinai des quatre fers, le percutant de plein fouet malgré tout. Je retombai sur les fesses. Mon instinct de survie en route, mon corps se mit à réagir de lui-même sans attendre de réponse de mon esprit. Dès que la tentacule se souleva, je roulai en dessous et bondis sur mes pieds, me remettant à courir. Le sol trembla, je titubai, m'aidant de mes mains pour ne pas me planter.
Miraculeusement, je parvins de l'autre côté. Naseok me réceptionna, un bras en travers de mon corps. Il prit mon visage dans ses mains, me forçant à le regarder. Il était déjà couvert de sueur, l'air fiévreux.
- Mais tu es complètement folle, ma parole ! Tu aurais pu te faire tuer !
- Je ne suis pas morte, haletai-je, pliée en deux. Et j'ai une idée.
- Une idée ? Laquelle ?
- Joindre nos magies.
Je lui tendis la main.
- Comme tu l'as fait avec Ghur ?
- Oui.
- Ça vaut le coup d'essayer. Je doute que ça réussisse à nous en débarrasser.
Je hochai la tête en me tournant vers la clairière.
- On devrait réussir à l'affaiblir mais ce qu'il faut, c'est le tailler en pièces.
- Tu crois ?
- Ton feu l'a à peine atteint tandis que la dague a coupé dedans comme dans du beurre. Il est protégé contre la magie mais pas contre de faibles armes humaines.
- Donc on l'assomme avec la magie et ensuite, quoi ? On fonce dessus comme des fous pour en couper autant de morceaux que possible ?
- Je ne vois que ça.
Il soupira et passa une main dans ses cheveux, me poussant à bouger sur la gauche.
- Je ne vois que ça aussi. Allons-y alors.
Il entremêla ses doigts aux miens, scellant sa paume à la mienne fermement, me rapprochant de lui. Nous inspirâmes profondément alors que l'arbre s'agitait, ses tentacules pointant droit sur nous. D'une même voix, Naseok et moi commençâmes à chanter, d'abord deux chansons différentes puis, je me calai sur la sienne, la laissant venir réveiller ma magie qui s'étira en moi, commença à faire chauffer mon sang.
Je le laissai contrôler les choses, envoyer une puissante attaque sur le monstre. Une attaque assez puissante pour le faire reculer d'un pas en arrière et désamorcer ses branches. Le Unseelie serra ma main plus fort alors qu'il commençait à puiser en moi. Ma voix commença à monter en puissance et je revis la tour de feu dans laquelle j'avais enfermé la Bête. Je pouvais faire encore mieux, cette fois. Liée à la magie de Naseok, je pouvais faire mieux. Encore plus destructeur.
Je sentis mon partenaire flancher lorsqu'une boule de feu énorme, de la taille d'une maison, vint s'écraser droit sur la tête du monstre. Il flancha et tomba à genoux.
- Allons-y ! criai-je en lâchant la main de Naseok.
Je tirai l'une de mes épées de son étui dorsal et courus dans la clairière. Comme je l'avais prévu, ma lame fendit la tentacule avec une aisance ahurissante. Même de la viande était plus difficile à couper que ce monstre !
Néanmoins, je trouvai rapidement la faille. Si le corps se coupait facilement, il se recollait presque aussitôt, la sève bouillonnante gardant tout en un seul morceau.
- CA NE MARCHE PAS ! cria Naseok.
Nous retournâmes à couvert, tous les deux dépités.
- Comment on va faire ? Ton idée était bonne mais il se reconstitue au fur et à mesure !
- Je ne sais pas ! Je n'ai plus d'idée. Peut-être incinérer les morceaux une fois qu'ils sont coupés ?
Il secoua la tête.
- Ça ne marchera pas. Le feu ne l'atteint pas. Ça le fatigue mais ça ne pourra rien faire d'autre. Il doit y avoir quelque chose.
Nous restâmes terrés dans les bosquets en silence, regardant le monstre tourner sur lui-même, ne semblant pas savoir où nous étions.
Des pas se firent entendre derrière nous. Je continuai de surveiller le monstre pendant que Naseok fouillait les ténèbres.
- Je t'avais dit de les garder là-bas ! siffla-t-il, furieux.
- On a vu cette énorme boule de feu alors on est venus en renforts, objecta Ryker.
- Nom d'un dragon ! Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama le Traître.
- Aucune idée, répondis-je. Mais c'est coriace.
- Bougeons, ordonna le Unseelie.
Nous nous déplaçâmes vers la gauche, dépassant le sentier, nous enfonçant derrière d'épais troncs serrés les uns contre les autres.
- Nous avons liés nos magies mais ça n'a rien donné, expliquai-je. Ça l'a à peine assommé. Et même si on lui coupe les branches, elles se recollent. On essaie de trouver comment faire.
Le monstre gronda, faisant trembler le sol de plus belle et il s'affaissa un peu plus vers le trou. Il battit des tentacules et déracina de nouveaux arbres pas loin de nous. Il les attrapa et les jeta dans le trou, nous forçant à reculer pour demeurer hors devue.
- Des idées ?
Ils secouèrent la tête et je soupirai. Je continuai de regarder le monstre jeter les arbres dans le trou avec violence.
- Vous avez essayé de jeter les morceaux coupés dans le trou ? demanda doucement Addy.
- Quoi ?
- Il jette les arbres dans le trou. Pourquoi ne pas jeter les morceaux tranchés de lui dans le trou aussi ? Peut-être qu'il ne pourra pas les récupérer si on fait ça.
Il y eut un silence.
- C'est... C'est une idée brillante, petite ! lâcha Naseok, abasourdi.
Il se tourna vers moi avec un sourire, pouffant à moitié.
- Pourquoi on y a pas pensé ?
- J'en ai pas la moindre idée ! Ça vaut le coup d'essayer. En dehors de ça, je ne vois pas ce qu'on pourrait faire d'autre.
- Le contourner ? proposa le Traître.
Tout le monde l'ignora. Il était évident pour chacun de nous que cette chose ne nous laisserait pas le contourner, quitte à ravager toute la forêt s'il le fallait. Qu'il ose parler de simplement le contourner était un aveu de faiblesse. Le Traître ne savait pas se battre s'il n'avait pas le contrôle mental de son adversaire. Et le monstre ne devait même pas avoir de cerveau. Pas étonnant qu'il ait envie de prendre ses jambes à son cou.
- Comment on fait, alors ?
Ryker regardait Naseok, m'ignorant complètement. Le Unseelie se tourna vers moi.
- Sixtine et moi allons l'assommer, décida-t-il en attrapant ma main et en la pressant. Toi, et l'autre trouillard, vous allez trancher le maximum de membres. Ghur, tu pousseras tout ce que tu peux dans le trou.
- Et moi ? intervint la princesse. Je ne vais pas rester cachée !
- Bien sûr que si ! m'exclamai-je en chœur avec Ryker.
Son frère me fusilla du regard avant de prendre sa sœur par les épaules.
- Tu vas te cacher sous un buisson et ne pas bouger jusqu'à ce que je te dise que tu peux sortir, d'accord ? Tu ne sais pas te battre et tu n'as pas assez de forces pour nous aider donc tu restes ici.
- Mais...
- Pas de mais. Tu fais ce que je te dis.
Elle fit la moue, peu ravie de la décision mais céda, croisant ses bras sur sa poitrine. Naseok alla se planter face à son père et pointa un index menaçant devant lui.
- Tu as intérêt à faire de ton mieux ou je te jure que je me ferais un plaisir de te réduire en cendres.
Il revint à côté de moi, n'attendant aucune réponse.
- Prête ?
- On va dire ça.
Il reprit ma main et les autres se déployèrent à côté de nous. Pas de faux démarrage cette fois, nos deux s'unirent sur la même chanson, invoquant une magie extrêmement puissante qui alla s'abattre sur le monstre avec une brutalité inouïe. Naseok joua avec les flammes, les rendant inévitables par le monstre. Il était un virtuose au sommet de son art et rien ni personne ne pouvait lui résister.
Au sol, Ryker et le Traître étaient couverts de sève mais les morceaux tombaient et Ghur les jetait dans le trou avec une rapidité et une aisance en lesquelles je n'aurais jamais crues si je ne l'avais pas vu faire. Le monstre hurla alors que Ryker s'attaqua à ses jambes. Il dut se jeter en arrière, rampant à moitié pour éviter le corps qui s'effondrait.
Le sol se craquela de plus belle, formant de vastes crevasses qui avalèrent tout sur leur passage. Ghur arracha la seule jambe valide du monstre et la jeta dans le trou. Naseok concentra notre magie en un seul poing qui alla pousser le corps du monstre vers le trou. Il fallut quatre coups avant qu'il ne soit avalé par l'abysse qu'il avait ouvert.
Notre chanson cessa et nos jambes cédèrent. Nous nous effondrâmes dans les feuilles mortes, épuisés. Ghur fut le premier à revenir. Il nous enjamba pour s'enfoncer dans la forêt qui revivait maintenant que le monstre était retourné d'où il venait. Ryker et le Traître se traînèrent jusqu'à nous et se laissèrent tomber au sol.
- Plus jamais, lâcha le Traître. Plus jamais !
- Petite nature, lui jetai-je.
Il me jeta un regard noir ; je haussai un sourcil moqueur.
- Vous avez réussi ! cria Addy.
Elle allait se jeter sur son frère mais se figea.
- Beurk ! Tu es répugnant, Ryker ! Absolument répugnant !
Naseok éclata de rire et je ne pus que rire aussi de la tête que fit le prince. Il se leva en grimaçant.
- Viens là, toi !
Il se mit à courser sa petite sœur au milieu de l'immense clairière qui était redevenue telle qu'elle l'était avant le monstre et se voyait bordée de centaines de jeunes pousses d'arbres.
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