Chapitre 26

La soirée se termina rapidement. Après avoir débarrassé la table et fait la vaisselle, Nahl et Miléna s'étaient installés dans le salon pour discuter autour d'une tasse de thé. J'avais été invitée à me joindre à eux mais je n'avais pas participé. J'avais à peine écouté. J'avais la tête ailleurs. Sans compter que j'étais épuisée.

Je me sentais m'endormir, la tête appuyée contre la fenêtre. La vitre était fraîche. C'était agréable, ce contraste avec la chaleur qui régnait à l'intérieur. Ça me donnait encore plus envie de dormir. Je laissai mes yeux se fermer, faisant de mon mieux pour ne pas céder. J'avais l'estomac tellement plein que ce n'était pas facile.

- Elle va s'endormir, souffla Miléna.

- J'irai la mettre au lit, c'est rien.

Il y eut un soupir. Un silence.

- Elle ne nous croit toujours pas.

- Il fallait t'y attendre, maman. Ça fait beaucoup à avaler en une seule soirée. Vraiment beaucoup.

- Tu crois qu'elle finira par accepter que l'on dit la vérité ?

- Son sang ne pourra jamais mentir. Elle finira par l'accepter. De toute façon, un jour viendra où ni elle ni moi ne pourrons fuir. Je ne fais pas d'illusions, tu sais. Il finira par le savoir. Il finira par comprendre que Sixtine est sa fille aînée, que c'est elle qui le mènera à sa mort.

L'un des deux posa sa tasse sur une table. Il y eut du mouvement.

- Tu ne devrais pas y retourner. Pas maintenant que Sixtine est parmi nous. C'est dangereux.

- Je n'ai pas le choix. Je dois y retourner. Je dois le surveiller, faire de mon mieux pour qu'il ne comprenne pas qui est réellement Sixtine. Si je peux brouiller les pistes, il faut que j'essaie. Tant qu'elle n'aura pas accepté qui elle est vraiment, elle ne saura pas se protéger correctement.

J'entrouvris les yeux très légèrement. Miléna avait un bras autour des épaules de son fils et lui frottait le bras.

- Si tu sens qu'il y a le moindre soucis, tu t'en vas. Tu ne cherches pas, tu t'en vas. Compris ? Tu ne réfléchis pas, tu viens ici. Il ne pourra pas te retrouver.

- Oui, maman.

- Et si tu sens qu'il a le moindre soupçon à propos de Sixtine...

- Je vais la chercher et je la ramène ici.

- Bien. C'est... Bien.

Elle eut un nouveau soupir.

- Ça va aller, maman. Il va bien falloir. Autant que je préférerais éviter de l'admettre, Sixtine est douée. Elle sait se battre, plutôt bien pour une fille, d'ailleurs, et elle n'a pas son pareil pour se faufiler hors de tes pattes. Elle sait y faire. Elle devrait réussir à s'en sortir si jamais elle venait à tomber sur un ennemi. Et si besoin est, je peux la rejoindre et la sortir du pétrin.

Sa mère ne répondit pas. Le silence s'étira. Je me redressai brusquement, secouant la tête. J'allais vraiment finir par m'endormir.

- Tu devrais aller te coucher, Sixtine. Viens, je vais te montrer ta chambre.

Miléna se leva et me tendit la main. Je descendis de mon siège improvisé et ignorai sa main. Elle la laissa retomber et baissa un peu la tête. Je la suivis jusqu'à l'étage sans prononcer un mot, la fatigue pesant de tout son poids sur mes paupières. J'avais vraiment besoin de me coucher et de dormir.

Miléna poussa une porte et s'effaça pour que je puisse entrer. Tout ce que j'en vis, ce fut le lit. Je fonçai droit vers ce matelas qui me paraissait moelleux et chaud et doux et confortable. J'en oubliai toute prudence.

- Tu veux quelque chose pour te changer ?

- Non, merci, ça va aller.

- Je vais te laisser dormir, alors. Bonne nuit.

Je ne l'entendis même pas refermer la porte avant que je ne m'endorme.


Je fus réveillée par le soleil qui perçait à travers la fenêtre et venait directement sur mon visage. Je me tournai et retournai, tentant de le fuir. La lumière était bien trop forte dans la pièce toute entière pour que je puisse me rendormir.

Je me redressai, regardant autour de moi. La pièce était dépouillée, presque entièrement vide. À part le lit, une table de chevet et une penderie, il n'y avait rien. La pièce sentait un peu le renfermé même s'il était évident que la chambre avait été aérée. De la poussière volait dans le rayon de soleil qui traversait la pièce de part en part.

Je repoussai les couvertures qui avaient été posées sur moi. Je ne savais pas qui les avais posées sur moi mais elles me donnaient affreusement chaud. Je me hissai hors du lit, mes jambes tanguant légèrement sous moi. J'avais la bouche pâteuse. Je mourrais de soif. Les vêtements que m'avait acheté Nahl étaient moites, ils me collaient à la peau. C'était désagréable.

Je jetai un œil à mon poignet. Le bandage s'était presque entièrement défait. Je pouvais voir des morceaux de feuille dépasser, arrachées par mes mouvements. Je devais admettre bien moins souffrir depuis que Miléna m'avait fait ce bandage artisanal. Je doutais que mon os soit guéri pour autant mais ne plus avoir mal était un plus.

Je sortis de la chambre et descendis au rez-de-chaussée. Une odeur de pain chaud et thé régnait. Je trouvai Nahl endormi dans le salon, roulé en boule sur le canapé. J'avais donc dormi dans sa chambre.

- Tu es déjà levée ? me demanda Miléna tout bas, couvant son fils du regard.

- La lumière m'a réveillée.

- Il a dû oublier de fermer les rideaux.

- Il ? Nahl ?

Elle hocha la tête en poussant une tasse devant moi. J'enroulai mes mains autour, ravie de sentir la chaleur de la porcelaine contre ma peau. Je jetai un œil vers le salon, m'attendant presque à voir Nahl surgir simplement parce que l'on parlait de lui.

- Il est venu dans la chambre ?

- Il a pris une couverture supplémentaire qu'il y avait dans l'armoire. Il m'a dit que tu t'étais endormie sans même être complètement allongée sur le lit. C'est lui qui t'a mise sous les draps. Il n'a pas pensé aux rideaux.

L'idée que Nahl m'ait mise au lit... Ça me faisait vraiment bizarre. Je ne parvenais pas à conjurer une image du Chasseur entrain de me placer sous les draps. Dans mon esprit, ce n'était pas quelque chose de possible. Pourtant, je savais qu'il avait un côté dont j'ignorais tout. Un côté qui étreignait sa mère et la protégeait. Un côté qui était persuadé que j'étais sa sœur et qui le rendait aussi protecteur envers moi qu'il l'était envers elle.

Ma migraine n'allait pas tarder à réapparaître si ça continuait...

- Tu as bien dormi malgré tout ?

- Comme une masse, admis-je. Il aurait pu y avoir la guerre devant la porte que je ne me serais sûrement pas réveillée. Si ce n'est pour ce maudit soleil, je serais encore en train de dormir.

- Tu peux retourner te coucher, si tu veux.

- Non. J'ai déjà perdu trop de temps. Je dois reprendre la route.

Le visage de Miléna ne parvint pas à retenir les traces de déception qu'elle tentait de dissimuler. Étrangement, j'eus envie de m'excuser. Je me mordis la langue pour ne rien dire. Je ne pouvais pas lâcher de lest. Certes, je commençais à vraiment croire à leur histoire. Toutefois, c'était beaucoup à digérer d'un seul coup et je n'étais toujours pas sûre de vouloir me laisser aller à y croire, à donner une chance à cette famille étrange et dangereuse.

Je m'étais habituée à ne pas avoir de parents, à être orpheline. C'était une partie de ce que j'étais, de ce qui faisait de moicelle que j'étais. Si on me mettait face au fait que c'était faux... Que toutes mes convictions, que toutes mes fondations étaient fausses... Je ne savais pas ce que ça ferait de moi. Qui serais-je ? Celle que j'avais été disparaîtrait-elle ?

Le plus dur à encaisser était l'identité supposée de mon père. Moi ? Fille du Roi Noir ? Héritière de l'un des trônes de la Faerie ? C'était une aberration. Je n'étais pas faite pour régner sur des Faes. Je n'avais même pas la moindre once de magie.

- Ah... Oui, c'est vrai. Tu dois retrouver tes amis.

- Ils ont besoin de moi.

- Je me doute. Tu dois ramener ce prince chez lui pour arrêter la guerre.

Ça allait plus loin que ça mais je n'ajoutai rien. Elle n'avait pas besoin de savoir de quoi il retournait exactement. Elle n'avait pas besoin de savoir que Lux avait sûrement trahi son fils, que Ryker n'allait pas abandonner l'idée d'une guerre contre les Faes, que je ne ressortirais peut-être jamais du Grand Royaume.

- Tu tiens beaucoup à lui, n'est-ce pas ? Ça se lit sur ton visage.

- Quand bien même serait-ce le cas que ça n'a aucune importance. J'ai tué son père sous ses yeux.

Je vis le choc sur le visage de la Demi-Sang.

- Je vois que Nahl n'a pas tout raconté, ironisai-je.

- Je le savais. Je suis juste choquée que tu l'admettes aussi ouvertement.

- Pourquoi m'en cacher ? Tout le monde dans le Grand Royaume et dans les Cours sait ce que j'ai fait. Même Brycen et ses sbires dans BarrenLand le savent. Ce n'est pas un secret. Et puis, j'ai été élevée pour ça. J'ai fait ce que j'avais à faire. Je n'avais juste pas prévu que le prince serait là quand je le ferais.

La main de Miléna vint se poser sur la mienne, et je la laissai faire.

Nahl bougea dans le salon. Nous l'entendîmes tomber du canapé dans un grand bruit. Miléna sourit malgré elle en regardant dans sa direction. Je me retournai pour voir le Chasseur de la Cour Noire se relever en grommelant, se frottant les fesses, grimaçant. C'était une vision unique et absolument hilarante. Je pinçai les lèvres pour me retenir de rire.

- La première qui rit me le paiera, râla-t-il.

Il n'en fallut pas moins pour nous éclations de rire. Il râla en venant s'asseoir à la table, pestant à qui mieux mieux contre nous. Miléna se leva et alla déposer un baiser dans ses cheveux avant d'aller lui préparer une tasse de thé. Il ne dit rien, me fusillant du regard alors que je gardais le nez dans ma tasse pour cesser de rire.

- Alors ? m'apostropha-t-il.

- Alors quoi ?

- Tu es toujours aussi têtue ou tu es décidée à écouter ton instinct ?

- Je te ferais savoir que j'écoute toujours mon instinct. Et je ne vois pas pourquoi tu me demandes ça.

- D'après toi ?

Je ne répondis pas. Miléna posa une tasse fumante devant Nahl qui n'y prêta pas une once d'attention.

- Que te dit donc ton instinct ? Te dit-il que nous sommes de gros menteurs ou que nous disons l'entière vérité ?

Je croisai son regard et me forçai à le soutenir.

- Tu veux savoir ce que me dit mon instinct ? Il me dit de partir d'ici au plus vite pour aller retrouver les autres avant qu'ils ne se fassent tuer. Quant à ton sujet, ce n'est pas vraiment sa priorité.

- Alors quoi ? Tu comptes partir comme ça, sans même te décider ? Tu vas garder la nuit dernière en tête et y donner un moment de réflexion quand tu auras le temps ? C'est ça ? Ton petit prince est-il donc plus important que ta propre famille, que ton propre futur ?

La réponse me vint directement. Douloureuse.

Non.

Non, Ryker n'était pas important à ce point. Mais il faisait le bouclier parfait. Je n'avais pas envie de décider, de prendre un parti clair et définitif. J'avais peur. Purement et simplement. J'avais les foies et je préférais mourir plutôt que de l'avouer face à lui.

- Laisse-la tranquille, Nahl, intervint Miléna. Personne ne l'oblige à rien.

- Moi, je l'oblige à faire face à la vérité, répliqua-t-il, implacable. Et la vérité, c'est qu'elle crève de trouille !

C'en fut trop. Je bondis sur mes pieds, faisant tomber ma chaise dans le procédé.

- Tu sais quoi ?! Oui ! Oui, je crève de trouille ! Ça t'étonne ? J'ai vécu quinze ans à croire que mes parents étaient morts assassinés par Quinten Madsen ! Quinze foutues années à me croire orpheline, à faire le deuil, à chercher la vengeance pour un crime gratuit ! Tout ça pour quoi ? Pour apprendre que celui qui était devenu un père et mentor pour moi, celui qui m'avait sauvée... Que cette personne-là m'avait menti et manipulée ! Et toi, tu me traques comme un animal pour me séparer de mes amis et m'amener ici et me dire « oh, au fait, je suis ton frère et voilà ta vraie mère ! » Tu t'attendais à quoi ? À ce que j'accepte sans broncher que tout ce que je connais est un mensonge ? Que toutes les personnes que j'ai rencontré dans ma vie m'ont utilisée ? Qu'elles m'ont toutes menti ? Et pourquoi toi, au milieu de cet océan de mensonges, tu dirais la vérité ? Pourquoi est-ce que je devrais te croire, toi ?

- Parce que je n'ai absolument rien à y gagner.

Je cillai, perturbée par son calme, sa... sérénité. Son sourire était le pire. Je lui hurlai dessus comme du poisson pourri et lui souriait paisiblement comme si nous avions une conversation rationnelle et posée.

- Tenter de te faire croire que maman et moi sommes ta famille serait un effort inutile puisque ni elle ni moi n'en retirerions quoi que ce soit. Tu ne peux rien nous apporter. J'ai déjà une position de choix à la Cour Noire. Maman est scellée avec la maison. À quoi bon te mentir sur nos liens de sang ? Que tu fasses partie de notre famille ne fait qu'ajouter des problèmes.

Il but une gorgée de son thé alors que mes bras commençaient à trembler, appuyés sur la table.

- Les autres t'ont menti et utilisée. Ils trouvaient en toi un moyen d'atteindre un but quelconque. Une vengeance, une arme, une position... Nous ? Tu ne peux strictement rien nous apporter.

- Nahl... s'opposa doucement Miléna.

- Quoi ? C'est vrai ? Je suis le Chasseur du Roi Noir. La position la plus jamais obtenue par un Demi-Sang. Quant à toi, quoi qu'il advienne, tu ne pourras jamais quitter la maison. Qu'elle soit ma sœur ou non, qu'est-ce que ça change ? Rien. Alors à quoi bon mentir ?

Son raisonnement était logique, évidemment. J'avais beau me torturer l'esprit, il disait vrai. Il n'avait rien à gagner. Et s'il avait un motif pour me faire croire que j'étais sa sœur, je ne parvenais pas à l'imaginer.

Il se leva et vint se planter face à moi. Il posa ses mains sur mes épaules, me faisant me tourner vers lui.

- Réfléchis à ça. D'accord ?

Je me sentis hocher la tête.

- Tu es censée être l'aînée. Pense à ça aussi.

Je lui donnai un coup dans l'épaule, le faisant sourire. Il passa ses paumes sur mon visage, effaçant des larmes dont je n'avais pas eu conscience.

- Ne m'oblige pas à te faire de câlin.

- N'essaie même pas, répliquai-je.

- Je me disais bien.

Je lui jetai un regard noir alors qu'il souriait joyeusement. Voir une telle expression sur son visage toujours si froid et mauvais, c'était étrange. Il avait l'air bien plus jeune, plus... humain.

- Allez vous laver, tous les deux, lança Miléna, un léger sourire triste sur les lèvres.

Nahl passa son bras autour de mes épaules et m'entraîna à l'étage avec lui. Il ouvrit la porte de la salle de bains.

- Je passe en premier. Comme ça, on pourra refaire ton bandage avant d'aller manger.

J'acquiesçai. Je me laissai glisser au sol, dos contre le mur. Je fermai les yeux et patientai, tentant encore et toujours de décider où j'en étais. Faisais-je ou non partie de cette famille ? J'avais envie de croire que oui. Je n'allais pas dire qu'être la fille supposée du Roi Noir m'enchante particulièrement. Au contraire. J'avais déjà bien assez de problèmes pour ne pas avoir envie d'en rajouter. Cependant, le reste était plutôt tentant.

La facette de Nahl que je découvrais me donnait envie d'en savoir plus. On était loin du Chasseur froid et violent que je connaissais. Rétrospectivement, je pouvais déceler ce côté de lui chez mon garde-chiourme. Je me souvenais de chaque instant qu'il avait passé à mes côtés lorsque j'étais à la Cour Noire. Je commençais à douter que ça soit le Roi Noir qui lui ait demandé de rendre mon emprisonnement aussi vivable.

Bêtement, j'avais tout prix pour argent comptant lorsque cela concernait les Unseelies. Je découvrais seulement qu'ils étaient bien plus complexes qu'ils ne le laissaient paraître. Les Seelies demeuraient les maîtres incontestés de la tromperie mais les Unseelies savaient aussi sortir leur épingle du jeu. Cependant, je commençais à déceler une différence majeure dans leur utilisation respective de la tromperie. Si les Seelies le faisaient par amusement ou pour faire du mal, les Unseelies s'en servaient pour le bien de quelqu'un, pour leur famille ou leurs amis.

Au fond, les Unseelies n'étaient vraiment pas les pires. Il s'agissait juste de leur abord. Ils étaient violents, pour sûr. Ils aimaient le gore, vivaient dans la haine. Cependant, au fond d'eux, il n'étaient pas si mauvais. Ils remplissaient juste leur part du marché, en quelque sorte.

Se pouvait-il que ça soit les humains qui aient attribué cette mauvaise image aux Unseelies ? Chez les Faes, la dichotomie n'était pas aussi marquée que chez les humains. Avec les Faes, le bien n'était pas toujours blanc et le mal noir. Toute ma vie, j'avais conféré certains comportements au bien ou mal. Être dans la Faerie me forçait à tout revoir sous une nouvelle perspective. Ils n'avaient pas du tout la même façon de voir la vie.

La porte se rouvrit, me faisant tressaillir. Nahl ne me vit pas tout de suite. Il baissa finalement les yeux et haussa un sourcil.

- Je suis fatiguée, d'accord ? râlai-je.

Il me tendit la main pour m'aider à me remettre debout.

- Tu n'as qu'à prendre une nuit supplémentaire pour te reposer. Ce n'est pas maman que ça va déranger.

- Mais ça va me rendre la tâche plus compliquée de retrouver le groupe. Je ne peux pas me le permettre. Déjà avec deux jours entiers... Je ne sais même si je vais réussir à les retrouver.

- Tu y arriveras. Le Sort te ramènera forcément vers ton prince.

- Le Sort... Évidemment.

Il hocha la tête.

- Allez, va te laver. On fera ton bandage après.

Je pénétrai dans la salle de bains qui portait encore une odeur d'eau chaude et de savon au musc. Je bloquai la porte avec la chaise, juste au cas où. Je doutais que Nahl tente quoi que ce soit, ça ne ressemblait pas au personnage, toutefois, je préférais être prudente.

Un seau d'eau claire était posé à terre, à côté d'un second qui, lui, était plein d'une eau savonneuse. Au moins, je savais lequel Nahl avait utilisé.

Je me débarbouillai rapidement, faisant de mon mieux pour ne pas utiliser mon mauvais poignet. Mes vieilles habitudes étaient difficiles à oublier. Je me rhabillai une fois propre, gigotant pour m'enfoncer dans mon pantalon qui collait à ma peau humide. Une fois que je fus engoncée dans mes vêtements, je fis face au miroir.

J'eus du mal à me reconnaître. Je m'étais vue la veille et pourtant, dans ces vêtements, j'avais l'air... Fae. Je n'avais pas remarqué que Nahl m'avait amené une tenue typiquement Fae faite de ce tissu étrange dont j'ignorais tout auparavant. Il me collait à la peau, me couvrant d'un noir profond qui facilitait mes mouvements. Je pouvais faire n'importe quel geste sans que le tissu ne me gêne. Contrairement à tout ce que j'avais pu essayer, c'était un changement incroyable que je ne pouvais qu'apprécier.

- Tu t'en sors, là-dedans ?

Je soupirai et allai enlever la chaise pour pouvoir ouvrir à Nahl.

- Je commençais à croire que tu t'étais noyée. J'ai tendance à oublier que, vous, les femmes, vous prenez plus de temps que nous, les hommes.

- C'est surtout que, nous, les femmes, nous nous lavons vraiment alors que vous, les hommes, vous faites semblant.

Il se retourna pour me fusiller du regard alors que je faisais mine de rien.

- Assis-toi sur cette chaise et arrête de dire des âneries.

Je ne sus retenir un sourire moqueur tout en obtempérant. Il amena le pot de feuilles et un rouleau propre de bandages. Il tira le tabouret pour pouvoir s'asseoir en face de moi. Je le laissai défaire la bande et admirer les dégâts.

- C'est sacrément moche, grimaça-t-il.

- De la faute à qui ?

- Ce n'est pas entièrement de ma faute, je te ferais dire. Si ton petit prince avait plus d'équilibre, la chute n'aurait pas été aussi rude.

- Cherche-toi des excuses.

Il bouda et marmonna quelque chose d'inintelligible. Nous n'échangeâmes plus un mot alors qu'il nettoyait délicatement mon poignet à l'eau froide. Je regardai autour de moi, sentant la pression de la situation sur moi. C'était étrange de me retrouver seule avec Nahl, le Chasseur, qui soignait une blessure qu'il avait causée.

- Tu ne sais donc pas te détendre ? râla-t-il soudain.

Je croisai son regard bleu et soupirai.

- Ce n'est pas facile pour moi. Tu es peut-être à l'aise mais pas moi. Je t'ai toujours vu comme le Chasseur, l'exécuteur du Roi Noir. Que tu sois... comme ça... avec moi... J'ai du mal à m'y faire. Je m'attends encore à ce que tu me sautes dessus pour me ramener à la Cour Noire.

- Je comprends. La confiance, ça se construit. Il te faut du temps, je le comprends parfaitement. Il n'empêche que tu devrais penser à te détendre un peu. Ça ne te ferait pas de mal. Pas étonnant que tu sois aussi fatiguée. À ta place, j'aurais des cernes jusqu'aux genoux !

- Je ne peux pas m'empêcher. Les seules fois où j'ai commis l'erreur de me détendre, ça a mal fini. Je préfère rester sur mes gardes.

- C'est dommage. Tu loupes de bon moments et ça te fait tout voir en noir. Tu perds beaucoup.

- Je n'aurais jamais cru que toi, entre tous, me dirais ça.

- Je suis plein de surprises, rit-il.

- Je vois ça !

Il me sourit et je vis sa jeunesse transparaître. La vie à la Cour Noire avait marqué ses traits, toutefois, lorsqu'il souriait ainsi, il me faisait penser à Kellan. Ingénu, malicieux, insouciant. Ce n'était pas une expression dont j'aurais pu croire le Chasseur capable avant la nuit dernière.

Je l'observai dérouler la feuille avec précaution, faisant de son mieux pour ne pas l'arracher ou l'abîmer. Je tentai de me détendre, de me laisser aller. Je commençais à croire à leur histoire. Que je le veuille ou non, tout s'alignait et, après réflexion, ça ne paraissait pas si fou que cela. À vrai dire, il n'y avait qu'un seul détail qui continuait de me travailler.

- Qu'est-ce qui te tracasse ? demanda-t-il en enroulant la feuille de bambou autour de ma blessure.

- Je ne m'y ferais jamais, pestai-je.

- Bien sûr que si. Je ne me fais pas de soucis ! Sinon, ce qui te tracasse ? Qu'est-ce que c'est ?

- Si je suis censée être l'héritière du Roi Noir...

- Oui ?

- Je suis censée avoir de la magie, non ? Et je n'en ai pas.

- Bien sûr que tu en as ! Tu t'en es même déjà servi.

- Pardon ?

Il releva la tête après en avoir terminé avec le bandage. Il garda ma main dans les siennes et la serra doucement.

- Sixtine, tu es une Demi-Sang. Cela veut obligatoirement dire que tu as de la magie en toi. Tout ce qui est partiellement Fae a de la magie. Le seul problème de la tienne, c'est qu'elle a stagné au fond de toi pendant vingt ans. J'ai eu la chance de pouvoir apprendre à me servir de la mienne dès l'enfance. Toi, il va falloir que tu t'entraînes.

- Tu as dit que je m'en étais déjà servi. Quand ? Quand le Roi Noir me faisait chanter ?

- Non. Quand tu as reconstruit la plate-forme pour ton petit prince.

- Ce n'était pas moi. C'était Ghur.

Il secoua la tête en souriant.

- Ce grand benêt n'a même pas été capable de construire un chemin de bois avec toute la magie que tu lui as prêtée. Il n'aurait jamais su rattraper le coup comme ça, dans un éclat. Ça venait de toi, Sixtine.

- Tu... Tu es sûr ?

- Oui. J'en suis sûr. D'ailleurs, je pense que Naseok a des doutes à ton sujet.

- Comment ça ?

Il relâcha ma main pour pouvoir refermer le pot de feuilles et aller le ranger.

- Les Demi-Sangs possèdent de la magie mais elle est différente de celle des Faes. Celle des Faes est malléable, pure et brute. Elle se réveille par le chant, se manipule par la pensée, se transforme par la volonté. Pour les Demi-Sangs, elle est plus versatile, plus difficile à sortir. Se servir de la magie vient naturellement à un Fae mais requiert de gros efforts à un Demi-Sang. Pour toi, il te suffit de chanter pour invoquer une quantité de magie qu'aucun Demi-Sang n'est censé pouvoir atteindre.

- Ce qui veut dire ?

- Qu'il se doute que tu n'es pas n'importe qui. Je ne pense pas qu'il ait fait le lien directement avec le Roi Noir mais je pense qu'il se doute que tu n'es pas seulement ce que tu dis être. Heureusement, si je puis dire cela comme ça, il est assez distrait par l'état de l'autre Demi-Sang du convoi pour ne pas trop y réfléchir.

Il s'appuya contre le meuble, le visage tourné vers la fenêtre.

- Lorsque tu les retrouveras, tu devras faire attention. Je ne sais pas si tu lui fais confiance mais moins il y a de personnes qui savent qui tu es réellement, plus tu seras en sécurité.

Je me sentis opiner de la tête.

- Donc... Selon toi... J'ai de la magie ? Et mon affinité ?

- Oui, tu as de la magie. Quant à ton affinité... Je l'ignore. Il n'y a que toi qui puisses la trouver. Et quand tu l'auras, garde-la pour toi autant que possible. Mieux vaut garder cet atout dans ta manche tant que tu le peux.

- Et je fais comment ?

- Quand tu auras retrouvé ton groupe, demande aux autres Faes. Ils auront plus de temps pour bien te montrer comment ne pas te faire exploser en utilisant ta magie.

- Ça ne risque pas d'attirer les questions ?

- Si tu la joues bien, ça ne devrait pas. Si tu prétends que c'est ton instinct de survie d'apprendre à te servir de la magie, ils ne devraient pas trop se poser de questions, je pense. Je ne les connais pas aussi bien que toi.

- Si tu le dis...

- On ferait mieux de descendre. La matinée est presque passée et toi comme moi avons quelque part où aller.

Je me levai et le suivis jusque dans la cuisine. Nous mangeâmes en parlant à peine. Si Miléna et Nahl eurent une conversation à peu près normale, je demeurais globalement silencieuse. Il partit aussitôt après le repas, me laissant seule avec sa mère – notre mère. Mal à l'aise, je ne sus pas trop quoi dire ou comment agir.

- Je suppose que tu dois partir aussi.

- Oui...

- Je m'en doutais. Viens avec moi.

Nous empruntâmes un couloir étroit et sombre que je n'avais pas remarqué, entre la cuisine et la pièce à vivre. Au bout, un simple meuble. Elle ouvrit une porte et passa la main à l'intérieur. J'entendis un cliquetis puis un long grincement. Un pan du mur à côté de moi s'enfonça avant de se décaler sur le côté, laissant place à un autre couloir.

Miléna passa en premier. Elle alluma des torches qui révélèrent une pièce secrète. Je regardai autour de moi, admirant les dizaines d'armes de tous genres qui étaient accrochées aux murs ou exposées sur des meubles. J'effleurai les lames du bout des doigts.

- Avant de partir, tu dois t'équiper. Il n'existe pas un Aderleen qui se balade sans être armé correctement. Nous sommes des guerriers, Sixtine. C'est en partie ce qui a tant attiré Kaiser en moi. Pour rien au monde un Aderleen déposerait-il les armes ou partirait sans se battre.

Elle me fit un signe de la main.

- Vas-y. Sers-toi. Après tout, c'est aussi une partie de ton héritage.

Après une brève hésitation, je commençai mon marché. J'avais besoin d'armes si je comptais traverser le reste de la Faerie seule. Et puis, je me sentirais mieux si j'avais de quoi me défendre.

Miléna me fournit les harnais pour les diverses armes que je choisis. Elle m'aida à toutes les placer. Chacune d'elles ressortait affreusement fort sur la tenue uniformément noire. Elle le vit aussi bien que moi. Elle me fit signe de la suivre et nous sortîmes de son armurerie. Elle me fit attendre dans le salon alors qu'elle montait à l'étage. Elle ne tarda pas à revenir avec une épaisse cape rouge et si longue qu'elle descendait jusqu'à mes pieds. Elle la noua autour de mon cou et la rabattit devant moi.

- Parfait. On remarque à peine ce que tu as dans le dos. Il te suffit de tirer sur le lacet pour l'enlever et attraper ton épée.

- Merci.

Elle m'offrit un sourire chaleureux en caressant mes cheveux. Je la laissai faire. Elle se recula d'elle-même pour partir dans la cuisine. Je demeurai sur place, incertaine quant à l'attitude à adopter. Heureusement, elle revint. Elle avait un sac en toile à la main.

- Je l'ai rempli de vivres. Ça devrait tenir un bon mois ou deux suivant comment tu t'en sers.

Elle passa l'anse au-dessus de ma tête et appuya ses mains sur mes épaules.

- Si tu as le moindre problème, ma porte te sera toujours ouverte.

- Merci, répétai-je simplement.

- Allez. File donc. Tu as des amis à retrouver.

- Au revoir.

Je sortis, mal à l'aise, une étrange sensation dans le ventre. Comme si je regrettais de devoir partir si rapidement.

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