Chapitre 23

- Stop.

La voix de Nahl était calme et ferme, pas un octave au-dessus de la normale et pourtant, elle résonna dans chaque fibre de mon être. Ses vautours se figèrent en plein mouvement, pendant une seconde avant de se redresser et de redevenir des piliers à côté de leur chef. Je me traînai jusqu'à Ryker, découvrant son visage en sang, griffé sur la joue, son nez coulant sans s'arrêter... Ils n'avaient pas eu beaucoup de temps pour s'en prendre à lui mais ils avaient fait de sacrés dégâts.

L'un des Seelies grogna en bougeant et il reçut un coup si violent dans les côtes de la part de Nahl que j'en eus envie de vomir. Je n'imaginais que trop bien les os qui venaient de se briser. Le Seelie reperdit connaissance, s'effondrant comme une masse. Le Chasseur le repoussa du pied pour l'éloigner de lui, comme si c'était un vulgaire sac.

Nahl se détacha de la ligne formée par les vautours et s'approcha de moi. Il s'accroupit, se mettant à ma hauteur. Ryker eut un mouvement de recul qu'il ne parvint pas à retenir. Il manquait d'habitude face aux Faes et surtout face à ceux de la trempe de Nahl. Il n'en avait jamais réellement vu, en même temps. Il n'avait frayé qu'avec des Demi-Sangs et c'était loin d'égaler un vrai Fae Unseelie.

- Bien, bien, bien. C'est très bien. Tu m'as offert une très bonne chasse, Sixtine Aderleen. Maintenant, il est temps que je te ramène avec moi.

- Dans tes rêves, crachai-je.

Il sourit doucement, presque tendrement. Et puis, il me força à me lever avec une violence qui me fit gémir malgré toute la force que je mis à me retenir.

- Faisons un pacte, toi et moi, proposa-t-il. Je laisse tes petits amis partir sans une égratignure si tu viens avec moi.

- Et pourquoi ? Ça ne te ressemble pas de laisser quiconque en vie.

- Ça ne me ressemble pas non plus de perdre ma proie. À croire que rien de ce qui te concerne n'est normal.

Je le fusillai du regard alors qu'il souriait en se dépliant lentement. Il pivota brutalement, attrapant le bout de bois que brandissait Ghur. Le bâton explosa en petits fragments et Ghur tituba sur plusieurs pas en arrière. Je n'avais jamais vu le géant aussi surpris. Son expression aurait pu être hilarante si la situation n'avait pas été ce qu'elle était.

Ryker se releva et saisit ma main pour me tirer en arrière. J'eus l'impression que le monde changeait d'orientation. Mes muscles se bandèrent, ma respiration se bloqua et ma vision devint floue. Une envie meurtrière et aveugle me saisit aux tripes.

Je repoussai Ryker si violemment que nous tombâmes tous les deux à terre. Les fois précédentes où je l'avais ressenti, ça n'avait pas été aussi fort et, surtout, ça avait cessé dès que le contact entre nos deux peaux s'était rompu. Cette fois, je n'avais pas cette chance. L'envie, le besoin de tuer Ryker était dévorant, irrésistible. J'enfonçai mes mains dans l'herbe, l'arrachant par touffes pour tenter de lutter. Je ne devais pas céder. Je ne pouvais pas céder.

L'attention de Nahl s'était retournée vers nous. Il tenait Ghur par la gorge, prêt à lui tordre le cou comme s'il était un vulgaire poulet. Il pencha la tête en m'observant de me débattre.

- Oh ! On dirait que tu es plus forte que ce que je croyais ! ricana-t-il. Je serais toi, petit prince, je me mettrais à courir.

- Q-Quoi ? bégaya Ryker.

Le son de sa voix réveilla d'horribles images qui rendirent le contrôle d'autant plus difficile. J'avais tellement envie de lui faire du mal ! C'était pire que la soif dévorante que j'avais subie dans les marais, pire que les mille tortures du Roi Noir. S'il ne partait pas...

J'allais le tuer.

Si on ne m'aidait pas, si on ne me retenait pas, j'allais le tuer. Et j'allais prendre mon temps. Je pourrais lutter de toutes mes forces, je ne pourrais pas résister. Je ne pourrais rien contre. Il faudrait que je le fasse exactement comme l'avait imaginé le Roi Noir.

- Sixtine ! Qu'est-ce que tu fais ?! cria Ryker, à la fois furieux et inquiet.

Je tentai de lui dire de partir mais je ne parvins même pas à ouvrir la bouche. Mes dents grinçaient tant je luttais contre chacun des mouvements de mon corps. Je devais tenir jusqu'à ce qu'il parte. Jusqu'à ce qu'il comprenne que je ne contrôlais plus mon corps.

- Sixtine !

Je fermai les yeux et secouai la tête. Des images de torture et des échos de hurlements résonnèrent dans ma boîte crânienne. L'horreur et le choc me permirent de reprendre un minimum de contrôle. Je peux respirer un peu mieux, un peu plus aisément. Ma poitrine se soulevait violemment tant j'avais lutté.

Je rouvris les yeux, chassant au mieux les images qui allaient s'ajouter à celles qui me hantaient déjà. La tête me tourna lorsque je me redressai et je rendis le peu d'eau que j'avais dans le ventre mélangée à de la bile qui me brûla la gorge. Je toussai, suffoquai à moitié.

À côté de moi, Nahl ricana en me donnant une grande tape dans le dos qui m'envoya presque m'étaler dans ce que je venais de vomir. Je parvins à me retenir sur une main, le poignet de l'autre cédant à la première pression. Je ne dus qu'à mon agilité de ne pas finir le nez dans le vomi.

- Tu es bien plus résistante que je ne l'aurais jamais cru, dit calmement le Chasseur. Personne n'a jamais su résister aux sorts du Roi Noir aussi longtemps.

- Tu ne sais rien de moi.

- Oh, j'en sais plus que tu ne crois. Beaucoup plus.

Le ton sur lequel il dit ça me donna des frissons désagréables. Il insinuait quelque chose. Quelque chose que je n'avais sûrement pas envie de savoir mais qui me rendait curieuse malgré tout. Je détestais rester dans l'ignorance et ça, j'étais à peu près sûre qu'il s'en était rendu compte.

Et puis, le monde bascula à nouveau.

Naseok déboula comme une flèche, heurtant Nahl de plein fouet. Tous deux roulèrent dans l'herbe tendre, dévalèrent la pente vers le cœur du Val. Je m'assis, ramenant mes jambes contre moi pour me donner assez de force pour me remettre debout sans avoir à utiliser mes mains.

Addy et Ryker apparurent à côté de moi mais seule la jeune princesse s'intéressa à mes trop nombreuses blessures. Elle pointa mon cou, le sang s'étant remis à couler sous le bandage. Sans compter mon poignet qui faisait trois fois sa taille normale. J'étais dans une forme incroyable.

Ghur réapparut aussi, Miach dans ses bras, totalement inconscient. Addy trottina vers lui et se planta à côté, lui murmurant quelques mots auxquels Ghur répondit par l'un de ses borborygmes ressemblant plus à un grognement d'animal qu'à un langage humain.

Naseok émit un cri de douleur qui me perça les oreilles. Addy enfouit son visage dans la veste de Ghur, Ryker se tendit comme un arc. Nous ne pouvions rien faire. Ryker était aussi solide qu'une brindille face à Nahl, Miach était déjà dans les vapes, Addy... Ce n'était même pas la peine d'y songer et moi... Je doutais de pouvoir faire quoi que ce soit dans l'état où j'étais. Mon poignet était cassé, j'en étais sûre, j'avais la tête qui tournait, la nausée et j'étais vidée de toute force après avoir lutté contre le Sort. J'étais aussi utile d'une feuille morte.

Pour la première fois depuis longtemps, j'étais incapable de me battre. Depuis l'entraînement de Jon, ça ne m'était jamais arrivé. Même malade ou blessée, j'avais toujours su me battre. Mais là... Là, j'en étais incapable. Je le savais. Je n'avais même pas d'arme à manier de ma main libre, aucun moyen d'aller aider Naseok à lutter contre Nahl.

Les vautours s'agitèrent en voyant leur chef se battre contre un autre Unseelie. Ils devaient garder un œil sur les Seelies toujours inconscients. Ils ne pouvaient pas leur tourner le dos sans risquer que l'un d'entre eux se réveille et s'enfuit. Ils étaient donc obligés d'attendre sans rien faire alors que leur chef se battait. Ce qui, en soi, était assez logique. Qu'ils aillent s'en mêler humilierait Nahl et, surtout, perturberait tout l'affrontement, le rendrait déséquilibré et inégal. Nahl serait furieux s'ils s'en mêlaient.

À moins que je ne leur fasse croire leur contraire.

Se jouer d'un Fae était l'une des choses les plus complexes au monde. En vérité, à part si l'on était Fae soi-même, c'était presque impossible. Cependant, les vautours ne semblaient pas très évolués. Ils avaient tout de la grosse brute centrée uniquement sur les coups qu'elle pouvait donner pour faire le plus de mal possible. Je me refusais à les sous-estimer – ils étaient Faes, après tout – mais je me souvenais parfaitement de ce moment où j'avais été sous leur garde, au bord de la rivière. Ils n'avaient vraiment pas été efficaces... Aussi devais-je tenter ma chance. Si ça pouvait aider Naseok...

- Vous n'allez pas l'aider ? apostrophai-je les vautours.

Ils tournèrent lentement leurs têtes vers moi, désintéressés. Ils ne prirent même pas la peine de répondre.

- Il va vous faire regretter d'être restés là à le regarder alors que c'est lui qui se tape tout le boulot. Votre excuse du « on surveillait les Seelies »... Désolée de vous le dire mais ça ne vous sortira pas d'affaire. Au contraire.

- Qu'est-ce que tu en sais ? cracha l'un d'eux.

Je dus lutter contre un sourire victorieux alors que le vautour aux cheveux coupés si courts que j'étais incapable de voir leur couleur, sûrement celui qui secondait Nahl lorsqu'il n'était pas là, me fixait avec les sourcils froncés. Je n'avais pas remarqué qu'il avait une cicatrice qui montait de son menton jusqu'à sa pommette, déformant sa bouche au passage. Vu sa rougeur et le pus qui en coulait encore, elle était récente.

- Nahl était mon garde-chiourme lorsque j'étais prisonnière à la Cour Noire. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

- Tu mens. Jamais le Chasseur ne voudrait que nous nous mêlions de ses combats. Surtout contre un simple Unseelie.

- Il va bientôt en avoir fini avec cet idiot, ajouta un plus jeune aux cheveux d'un vert dilué, à la fois trop clair pour un Unseelie et trop foncé pour un Seelie.

Le grondement de Nahl résonna, ayant tendance à le contredire. Leur agitation était clairement lisible sur leurs visages et dans leurs mouvements. Mes mots avaient fait effet bien plus vite que je ne l'aurais songé. C'était trop facile...

- Il n'a pas besoin de nous.

- On dirait que tu essaies de te convaincre, me moquai-je. C'est assez pathétique. Surtout que ce n'est pas un Demi-Sang mais un Unseelie.

Il émit un grognement animal en me fusillant du regard. Il me tourna le dos ostensiblement, observant Naseok réussir à mettre un grand coup de poing dans la mâchoire de Nahl qui cracha du sang en titubant en arrière. Je devais admettre que j'étais surprise devoir Naseok tenir aussi longtemps face au Chasseur. Il était bien plus résistant que je ne l'aurais cru. À croire que j'avais une mauvaise tendance à sous-estimer tout le monde.

Et puis, en les regardant s'affronter, je compris comment faisait Naseok. Il ne se battait pas réellement. Il esquivait. Nahl se fatiguait tout seul en vérité. Il faisait mine d'attaquer et puis, il esquivait. Tout simplement. Il forçait Nahl à montrer une faille et il faisait de son mieux pour frapper. Il s'épuisait, il l'épuisait mais, étonnamment, j'avais l'impression que Naseok avait une chance.

- On devrait peut-être l'aider, murmura un vautour.

Leur chef lui donna un grand coup à l'arrière de la tête qui le fit tituber en avant sur plusieurs mètres.

- Ferme-la, Birn. Ferme-la.

Le concerné reprit sa place, jetant un regard vers moi. Je me contentai de hausser les épaules en passant un doigt sur ma gorge. Il me fusilla du regard avant de se retourner vers le combat de son chef. L'agitation chez eux me donnait envie de rire mais je me retins. Il ne fallait pas leur faire comprendre que je me moquais d'eux.

Ryker me fixa sans rien dire, semblant chercher à comprendre ce que je faisais. Je l'ignorai, ne tenant pas à dire ou faire la moindre chose qui pourrait réduire mon plan désespéré à néant.

Naseok fonça sur Nahl qui prépara sa parade, un éclat étrange dans l'œil. Avait-il compris le jeu du Fae ? Ce dernier esquiva Nahl au dernier moment, vraiment à la dernière seconde et, tout en perdant son équilibre, lui asséna un grand coup de pied dans le dos. Tous deux s'étalèrent dans l'herbe en grognant. Ce fut le coup de trop pour les vautours qui foncèrent aider leur chef.

- Barrons-nous ! soufflai-je aux autres.

Ghur n'hésita pas une seconde. Il fit glisser Miach, inconscient, sur son bras gauche, et il attrapa Addy du droit pour la jeter sur son épaule. Elle ne protesta pas, se laissant entièrement faire. Elle avait l'habitude, maintenant. À côté de moi, Ryker hésita, son regard passant de Naseok à sa sœur.

- Va avec elle. Je me charge de Naseok.

Il me fixa longuement sans rien dire.

- Non.

Je voulus protester mais le cri de colère de Nahl m'en empêcha. Le son bestial qu'il émit dans sa fureur figea le Val entier. Le vent cessa de faire danser l'herbe qui se tint droite et raide, comme glacée. Plus un son naturel ne se fit entendre si ce n'était celui des battements de mon cœur. Je fixai le Chasseur qui me rendit mon regard avec une rage qui me glaça jusqu'aux os. Il savait que ça venait de moi.

- COURS ! me hurla Naseok.

Lui-même s'élança droit vers nous. Je ne mis pas plus d'une seconde avant de m'élancer dans la direction qu'avait prise Ghur. Je savais que Ryker et Naseok me suivaient alors que je mettais mes dernières forces dans cette course folle. Je savais que je ne pourrais pas tenir longtemps. Il fallait que je réussisse à échapper à Nahl. Ce dont je doutais que ça soit possible.

Le vent s'éleva soudain. Brutal et glacial. Il me projeta à terre avec une telle violence que j'en perdis le peu de souffle qui me restait. Je vis les herbes se coucher alors que le vent continuait de souffler, toujours plus proche, toujours plus violent, comme s'il se concentrait exclusivement sur moi.

Et puis, je compris. J'étais dans l'œil d'une tornade magique. Nahl devait avoir une affinité avec l'air et il la déchaînait contre moi, me prenant au piège. Je ne pouvais pas bouger un membre. Je pouvais à peine respirer tant le tourbillon m'oppressait, plus rapide à chaque seconde.

Lorsque la tornade commença à me soulever, je ne pus même pas tenter de me retenir à l'herbe. Elle me glissa entre les doigts et mon cri se perdit dans le roulement de l'air. Je tournai et tournai et tournai. Pendant des secondes, des minutes, des heures.

Et j'atterris violemment aux pieds de Nahl.

Le Chasseur me donna un coup dans les côtes juste assez fort pour que je roule sur le dos.

- Cette chasse commence à me lasser, dit-il simplement.

Il me prit par le bras pour me remettre sur mes pieds. Le mouvement fut si vif que mon estomac alla à contresens et que je rendis ce qu'il me restait de bile sur les bottes du Fae. Il émit un bruit écœuré mais ne réagit pas plus que ça. Ses vautours se rassemblèrent autour de nous alors que nous regardions les autres qui s'étaient réunis trois cent mètres de là.

Pantelante et épuisée, je leur fis signe de partir. J'agitai mon bras pour qu'ils partent, incapable de le leur crier. Ils avaient une seule chance de s'enfuir, ils devaient la saisir. Il fallait qu'ils partent au plus vite avant que...

Nahl fit un bref et sec mouvement du menton et ses vautours se transformèrent. Ils fondirent sur le groupe, faisant crier Addy. Ils ne s'arrêtèrent pas, fendant le Val pour faire de grands cercles et finir par retourner là où les Seelies gisaient encore.

- Ils n'ont aucun intérêt pour moi, énonça le Chasseur, la voix plus glaciale que jamais.

- Alors laisse-les partir.

- C'est ce que je fais. Ce sont eux qui ne partent pas. On dirait que ton petit prince tient toujours à toi, après tout. Même après t'avoir vue tuer son cher papa, il ne sait toujours pas se détourner de toi. C'est pathétique.

- Parce que exécuter tous les ordres de ton Roi sans réfléchir, ça l'est moins ?

Il me projeta à terre. Je mordis ma lèvre pour ne pas crier en atterrissant sur mon poignet cassé. Savoir que j'avais touché un point sensible me donna la force de me relever et de le regarder en pleine face.

- Avance.

Il me força à me traîner jusqu'aux vautours. Ceux-ci avaient attaché les Seelies entre eux avec des cordes épaisses, les transformant en un énorme paquet bien serré.

- Vous savez ce que vous avez à faire. Et vérifiez que les scellés sont toujours en place. Je veux un rapport demain à l'aube.

Les vautours chantèrent un « oui, chef ! » à l'unisson avant de se retransformer et de saisir les cordes pour soulever les Seelies et disparaître à l'horizon, droit vers les marais de lave.

- Tu les renvoies à la Maison de la Honte ?

Il parut surpris que je sache d'où venaient les Seelies.

- Oui.

Je m'étais attendue à ce qu'il refuse de me répondre. Toutefois, il était extrêmement bizarre depuis que l'on avait quitté la Cour. À croire que le Roi Noir le forçait à entrer dans un rôle précis et qu'il pouvait être lui-même seulement hors de la Cour. J'étais à peu près sûre de me faire des idées. C'était du Chasseur que je parlais. Le chien de chasse du Roi Noir, le monstre qui me retrouverait toujours, où que j'aille, parce que c'était sa mission.

Au fond, quel intérêt avais-je à le fuir ? Il finirait toujours par atterrir sur mon chemin. Il tuerait et détruirait tout ce qui se dresserait entre lui et moi. Il remplirait son ordre coûte que coûte. Je doutais d'avoir ce qu'il fallait pour lutter contre un Unseelie aussi déterminé et puissant. Même si je parvenais un jour à contrôler la magie que j'avais – selon Naseok parce que je n'étais toujours pas convaincue d'avoir quoi que ce fut de magique dans les veines – je ne serais jamais à la hauteur.

Je luttai contre mon envie de me retourner pour voir si les autres étaient partis ou s'ils étaient toujours même endroit. J'avais envie de croire qu'ils cherchaient un plan pour me sortir des pattes de Nahl et, en même temps, je priais pour qu'ils se soient enfuis le plus loin possible.

Je levai les yeux vers le Chasseur, étonnée de son immobilité, de son silence. Ses yeux bleus scrutaient le ciel. La lumière les rendait presque transparents, comme si l'iris était dépourvu de la moindre couleur. Ce qui tranchait terriblement avec les mèches noires qui lui tombaient sur le front, collées par la sueur.

Et puis, il reprit vie.

- Allons-y, ordonna-t-il d'un ton sec.

Il ne me toucha pas, prenant la route sans même m'attendre. Je demeurai figée. Était-ce une opportunité ou un piège ?

- Tu n'es pas aussi stupide alors avance.

J'avais ma réponse. Je soupirai et lui emboîtai le pas. Je profitai de son silence et du mètre d'avance qu'il avait sur moi pour regarder à mon poignet. La couleur était horrible et j'étais prête à parier que la bosse étrange que je voyais sur le côté gauche était mon os. Et mon estomac n'aimait pas du tout cette idée. Autant la douleur qui pulsait constamment était supportable, autant la vue de mon poignet dans cet état l'était beaucoup moins.

Je ne cherchai même pas à m'intéresser au reste de mon corps. J'étais dans un si sale état que même un mendiant ou un lépreux ne m'aurait pas donné l'heure.

Étonnamment, Nahl s'arrêta très vite et installa un camp minimaliste mais plus confortable que ce que j'aurais pu attendre de lui. Au moins le feu me permit de ne pas mourir de froid lorsque la nuit tomba. La meilleure partie fut ce moment merveilleux où il sortit une gourde pleine et de quoi préparer un repas frugal mais cent fois plus consistant que ce que j'avais avalé ces derniers jours.

Il m'observa manger et boire sans rien dire et je me moquais bien de savoir ce qu'il pensait de moi en me voyant me transformer en glouton.

- Seigneur, ils ne t'ont pas nourrie ou quoi ?

- Nous étions presque à court de vivres, admis-je.

- Et comme la Bonne Samaritaine que tu es, tu laissais tes parts à la gamine ou à l'autre estropié.

Je ne répondis pas, enfournant un morceau de pain dans ma bouche. Je le mâchai lentement, appréciant sa texture au maximum. Après tout, une fois de retour à la Cour Noire, je doutais d'avoir à nouveaudroit à quelque chose d'aussi bon et consistant que du pain. Si j'avais à manger une fois par semaine, je pourrais assurément m'estimer chanceuse.

Je mis toute une journée à me rendre compte que nous ne faisions pas demi-tour et que la route qu'il prenait ne menait pas vers les Cours Faes. Je ne pouvais pas être entièrement sûre de moi, cependant. Mon sens de l'orientation était minime et je pouvais parfaitement me tromper. Et si je lui posais la question, je risquais de passer pour une idiote. Pour assouvir ma curiosité, il allait falloir que je prenne un chemin détourné. Sans compter que, obtenir des informations de Nahl, ce n'était pas une partie de plaisir s'il n'était pas décidé à les fournir.

Je luttai toute la nuit contre le sommeil. Il était hors de question que je dorme alors que j'étais seule avec lui. Et même s'il était assis, les yeux fermés, l'air de dormir, je ne m'y fiais pas. Je n'étais pas assez idiote pour tenter de m'enfuir. C'était le meilleur moyen de finir assommée et ligotée ou peu importe ce qu'il trouverait pour m'empêcher de bouger le moindre orteil.

Nahl émergea de son sommeil – ou de sa méditation ou je ne sais quoi – à peine le soleil émit-il ses premiers rayons de la journée. Il faisait encore nuit noire mais l'horizon s'était légèrement embrasé et ça lui suffisait. Pour lui, le soleil était levé – même si on était encore loin de l'apercevoir – alors il fallait reprendre la route.

Je me traînai derrière lui, observant mes alentours. À chaque kilomètre, j'étais un peu plus sûre que nous n'allions pas du tout dans la direction des Cours. Nous allions beaucoup trop à l'est. À moins que j'aie complètement tort et que ma façon improvisée de me guider ait été erronée dès le début et que j'aie réussi à retrouver les autres par une chance incroyable. Ce qui n'avait rien de probable.

Sur la fin du jour, nous entrâmes dans un village aux maisons hautes et aux moulures incroyables. Le sol était de terre meuble et poussiéreux, jaunâtre. Une charrette gisait, abandonnée, devant les escaliers d'une maison qui me parut énorme. J'avais l'habitude de voir des maisons imbriquées les unes dans les autres, étroites et toutes en angles, en bois, uniformes, avec peu de fenêtres. Ici, il y avait tellement de fenêtres que toutes les maisons brillaient.

Je regardai partout autour de moi, ayant l'impression d'être entrée dans un tout autre monde. Cette ville devait être aussi grande que Phyre. La capitale du Grand Royaume était connue pour son luxe, ses richesses. Elle était censée être l'une des plus belles villes au monde. Mais celle-ci... C'était une toute autre dimension. Chaque bâtiment était d'une beauté à couper le souffle. Les toits étaient rouge ou noir ou même vert, les murs étaient de toutes les couleurs et il y avait des fenêtres immenses, si grandes que je ne les aurais jamais crues imaginables.

- Où sommes-nous ? demandai-je à mon guide sans le regarder.

Personne ne semblait nous faire attention. Les Faes passaient autour de nous, Seelies comme Unseelies. Ils s'évitaient tout en se mélangeant. Et tous regardaient le Chasseur traverser leurs rues comme s'il était le diable en personne. Jusqu'à ce qu'ils voient sa main fermement enroulée autour de mon bras. Je sentais leur haleine lorsqu'ils soupiraient de soulagement à voir que c'était uniquement après moi qu'il en avait et pas après eux.

- WreitheKeep.

- D'accord... Si tu le dis.

Il prit une ruelle sur la droite et je trébuchai sur une irrégularité du sol. Il me remit sur mes pieds sans effort et sans même s'arrêter une seule seconde. Le soleil couchant fut obscurcit par les immenses maisons, nous isolant du reste du monde. Une odeur de poisson et de pisse montait de l'allée. Elle était si forte que j'enfouis mon nez et ma bouche dans mon coude, prenant soin de ne pas trop bouger mon poignet cassé.

Nous finîmes par déboucher sur une impasse encadrée de portes blanches. Il se dirigea droite vers l'une d'entre elles, sans aucune hésitation. Il savait exactement où il allait. Et pour la premièrefois, je remarquai combien il avait l'air mal à l'aise et sur ses gardes. Son dos était raide, ses yeux détaillaient chaque recoin, chaque ombre. Il me tira plus fort vers lui en murmurant des mots à la porte. Celle-ci s'ouvrit et il me poussa à l'intérieur avec une violence inattendue.

Je me retrouvai au milieu d'une pièce plongée dans le noir. Les fenêtres étaient couvertes d'épais rideaux pour bloquer la vue. Le mobilier était spartiate, vieux, sinistre, parfaitement en accord avec l'aspect de la maison et l'endroit où elle se tenait. Une odeur sucrée émanait de la cuisine, chaleureuse et accueillante, à l'inverse du reste de la maison.

Une silhouette féminine toute en jupons débarqua dans la pièce, les bougies s'allumant sur son passage. Nahl la rejoignit et...

La serra dans ses bras.

Je demeurai pétrifiée, sous le choc. Le Chasseur était capable d'affection. Parce qu'il était visible qu'il en avait pour cette femme. Ses cheveux blonds étaient si clairs qu'ils en paraissaient blancs et tranchaient avec ceux du Chasseur. Elles avaient des traits fins et délicats, presque comme ceux d'une poupée. Elle avait la taille fine et gracile, légère. Son sourire était immense et enchanteur, fait pour séduire les hommes.

- Enfin te voilà ! dit-elle, le sourire éclatant, la voix chantante. Dans quel état tu es ! Va te laver.

- Maman...

Ma mâchoire se décrocha. Il m'avait amenée chez sa mère ?!

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Maman... Voici Sixtine.

Il s'écarta, laissant sa mère me voir. Je me sentis mal à l'aise tandis qu'elle me scrutait. Ses mains tremblantes montèrent jusqu'à sa bouche.

- Si... Sixtine ?

Nahl hocha la tête et sa mère fit un pas hésitant vers moi. Pourquoi réagissait-elle comme ça ? Est-ce que j'avais loupé quelque chose ? Nahl aurait-il oublié de me préciser que sa mère pleurait dès qu'elle rencontrait quelqu'un de nouveau ? Parce que je ne voyais pas vraiment pourquoi l'entente de mon nom la mettait dans un tel état.

La femme s'arrêta juste devant moi et me regarda, ses doigts effleurant mon visage. Je me reculai, de plus en plus mal à l'aise.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? demandai-je plus sèchement que prévu à mon garde-chiourme. Pourquoi tu m'as amenée ici ? Tu joues à quoi ?

- Il y a des choses que tu dois savoir, éluda-t-il.

- Oh ! Elle ne sait pas ? réalisa sa mère, ses mains retombant contre ses flancs.

- Non. Je ne lui ai rien dit. Je n'en ai pas vraiment eu l'occasion ni le temps.

Elle hocha la tête, son attention revenant sur moi. Elle me détailla pour la première fois et lança ses mains en l'air.

- Oh, mes Dieux ! s'écria-t-elle. Dans quel état tu es ! Il va falloir te laver et soigner tout ça ! Nahl, surveille le repas, tu veux ?

L'idée de voir le Chasseur aux fourneaux me donna envie de rire. Nonobstant, j'avais l'estomac noué et je me sentais trop mal à l'aise pour simplement laisser cette femme me rendre apparence humaine.

- Non, objectai-je. Dites-moi tout de suite ce que j'ai à savoir.

La femme ouvrit la bouche pour protester mais je secouai la tête.

- Non. Je veux savoir pourquoi le Chasseur m'a amenée ici après m'avoir chassée comme un foutu animal pendant des semaines.

- Nahl !

- J'ai fait ce que j'ai pu, d'accord ? J'ai réussi à l'amener ici. Ça tient du miracle, ça, maman !

Elle roula des yeux mais se tourna vers moi.

- Je... Je ne sais pas comment...

- Sixtine, voici Miléna Aderleen. Maman, voici ta fille aînée. Oh, et, au passage, je suis ton petit frère.

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