Chapitre 18

Dans les marais, la notion de temps était aussi hasardeuse que les prédictions d'avenir des rares prêtresses qui lisaient encore les cartes aux passants. Ce n'était pas comme si on ne pouvait pas voir le soleil se lever ou se coucher mais avec la vapeur épaisse et humide, tout paraissait décalé. Nos heures de sommeil étaient rares et peu reposantes. Avec le peu de vivres que nous avions, nous ne pouvions pas prendre plus de temps que nécessaire. Si nous traînions, nous allions mourir de soif ou de faim. Déjà que ne pas se perdre et sortir de l'étroit sentier était difficile...

Le plus éprouvant, c'était de transporter Miach. Le Demi-Sang était dans un sale état et la chaleur étouffante et pesante, le manque d'hydratation et de nourriture correcte n'aidait pas. Il délirait la plupart du temps et était incapable de tenir seul sur ses jambes. Naseok le portait sur son dos aussi longtemps qu'il le pouvait, laissant rarement Ryker prendre le relais. Addy était calme, se traînant à côté de son frère au mieux, serrant les dents pour ne pas geindre. Aucun de nous ne parlait, pour dire.

Le seul avantage de cette traversée en terrain hostile, c'était que Naseok m'avait donné l'une de ses dagues. Vu que j'étais, pour ainsi dire, la seule du groupe à pouvoir me battre, mieux valait que je sois armée pour ça. Selon le Unseelie, il y avait peu de chance que nous rencontrions quiconque tant que nous serions dans les marais mais vu que la Faerie avait changé, il ne pouvait pas être sûr que rien ne se cache dans la brume.

Jusque là, notre seul ennemi avait été la chaleur. J'avais l'impression d'être dans un brouillard éternel, ma peau fondant sur ma chair. J'étais en permanence en nage. Et je n'avais que le sac de nourriture à porter quand ce n'était pas la jeune princesse qui s'en chargeait.

- Nous sommes bientôt à la moitié du trajet, nous annonça Naseok alors que nous nous étions arrêté pour grignoter quelque chose dans nos maigres ressources.

- Comment le sais-tu ? lui demanda Ryker, la voix lasse.

- Ma famille vivait à quelques kilomètres au sud d'ici. J'ai passé mon enfance à parcourir ces marais. Je les connais par cœur. Même s'ils ont changé avec la Résurrection, je sais où je vais. J'ai toujours la carte en tête.

- Tu n'as pas songé qu'ils pouvaient s'être agrandis ? Qu'ils pouvaient avoir changé de forme ? BarrenLand n'existait pas, avant ! s'écria Miach. Toutes nos terres étaient fertiles et pourtant, malgré la Résurrection, BarrenLand continue d'exister et aucun des deux Rois ne parvient à prendre le pas dessus. N'as-tu donc pas pensé que cela pouvait avoir influé sur les marais de lave ?

- Tu crois que j'ai fait quoi quand j'ai enfin pu sortir de la Cage ? Je suis venu ici ! Presque rien n'a changé.

- Presque ? relevai-je. Donc il y a quelque chose qui a changé. Quoi ?

Il me fusilla du regard mais ne s'attarda pas sur moi plus de quelques secondes. Il ramena très vite son attention sur Miach qui le fixait sombrement. J'étais de plus en plus certaine d'avoir correctement deviné ce qu'il y avait entre ces deux-là.

- Parle, Naseok, exigea le Demi-Sang. Qu'est-ce qui a changé ?

- Là où se trouve notre sortie, il y a de la vraie lave. Un ruisseau qui coule vers les anciens Royaumes de Feu souterrains.

Addy se redressa, la tête légèrement inclinée de curiosité.

- Les Royaumes de Feu ? Je n'ai jamais entendu parler de ces royaumes.

- Parce qu'ils ont été annihilés par tes ancêtres, gamine.

Ryker ouvrit la bouche pour râler à la familiarité frôlant l'insulte avec laquelle Naseok s'adressait à Addy. C'était une princesse mais le Unseelie s'en moquait. Elle n'était pas de sa race, pas de son territoire. Pour lui, ce n'était qu'une gamine et il ne comptait pas changé sa façon d'agir. Un vrai Unseelie...

- Racontez-moi.

Naseok ne parut pas plus enclin que ça à obtempérer mais il soupira et finit par céder. Il se replaça contre la roche brûlante, peu dérangé par la chaleur grâce à ses vêtements Faes.

- Au départ, il y avait cinq royaumes. Le Royaumes des Tempêtes, le Royaume de Feu, le Royaume de Glace, le Royaume des Vals et la Faerie. Nous étions tous en paix. Le commerce entre les royaumes était parfaitement organisé et personne ne manquait de rien. La Faerie demeurait majoritairement en dehors des affaires des humains mais puisque nous étions tranquilles de notre côté, la paix demeurait.

« Et puis, sur le trône de Feu monta Rodalfus Valsyngen, troisième du nom. L'arrière-arrière-arrière-arrière-arrière... arrière-arrière-arrière grand-père de sa Seigneurie ici présente. Rodalfus III était un désastre que nous avions prévu dès ses premières années. Notre Roi a tenté de prévenir Rodalfus II mais celui-ci n'a rien voulu entendre. Il a laissé son fils accéder au trône et, sur son lit de mort, a été informé de la guerre qui venait d'être engagée entre les royaumes. J'imagine qu'il a regretté de ne pas avoir écouté les conseils de notre Roi.

« Toujours est-il que la guerre dura de longues années. De très, très longues années qui laissèrent les royaumes sur les genoux. Évidemment, le Royaume de Feu perdirent et leurs terres allèrent au vainqueur : le Royaume des Glaces. Pendant une vingtaine d'années, les royaumes se reconstruisirent mais la guerre ne tarda pas à prendre lorsqu'un fils bâtard de Rodalfus se mit en tête de reconquérir le trône de son père. Il leva une armée, marcha sur la capitale de Glace et engagea une seconde guerre qui redivisa le royaume. Wargnus Madsen renversa le pouvoir du Royaume de Glace et prit le trône, conservant les terres de l'ancien Royaume de Feu et la moitié des terres du Royaume de Glace. Il le renomma en tant que Grand Royaume. Selon lui, ce n'était plus la terre de ses ancêtres. Il n'avait pas complètement tort puisque les trois quarts du Royaume de Feu avait été ravagés par la guerre et ensevelis.

« Mais en vérité, le Royaume de Feu continue d'exister sous la terre que tu foulais tous les jours, gamine. La preuve en est que la rivière de lave coule juste en dessous de Phyre. Elle trouve sa source au cœur du volcan et vient mourir ici-même, à quelques kilomètres.

- Comment savez-vous tout cela ? Qui vous l'a raconté ?

- J'étais aussi jeune que toi lorsque la deuxième guerre a eu lieu. Je suis né à la fin de la première. Je me souviens de tout.

- Vraiment ? Comment est-ce possible ? Vous avez l'air à peine plus âgé que mon frère !

- Je suis un Fae, gamine. Nous vieillissons bien plus lentement que vous humains. Nous pouvons vivre plusieurs millénaires et regarder vos générations défiler. Et j'en ai vu, de vos générations. J'ai même connu Wargnus. Il était loin d'être un idiot, pour un bâtard. Je l'aurais cru aussi attardé que son père mais pas du tout. Il forçait le respect, sur certains aspects.

Un étrange silence tomba. Addy se tourna vers son frère, le froufou de ses jupes résonnant de façon totalement incongrue.

- Tu le savais, Ryker ? Cette histoire, tu la connaissais ?

- Oui.

Elle parut abasourdie. Je la comprenais. Ce n'était vraiment pas l'histoire que l'on racontait sur la création du Grand Royaume. En même temps, jamais la lignée des Madsen n'aurait laissé savoir au monde que celui qui avait créé le Grand Royaume était un bâtard. Que toute leur royauté était basée sur l'ambition du fils illégitime d'un roi complètement mégalomane. Lorsqu'on voyait ce qui était advenu de cette lignée, les gens ne suivraient jamais Ryker si jamais cela venait à être connu. Ils ne suivraient pas l'héritier d'un bâtard. Déjà que la situation devait être compliquée avec les actes insensés de son père...

- Mais... pourquoi je ne la connaissais pas, moi ? Pourquoi toi, tu le savais, et pas moi ?

- Parce que j'ai toujours été destiné à hériter du trône. Toi non. Il est obligatoire que je sache ce qu'il s'est réellement passé dans le passé pour pouvoir agir en conséquence. Et puis, quand bien Père aurait-il tenté de me le cacher que j'aurais fini par le savoir.

Elle fit la moue mais n'insista pas. Nous terminâmes de manger notre maigre ration et nous nous remîmes en route dans le silence le plus complet. J'avais toujours aussi faim et encore plus soif mais je ne dis rien. Je savais qu'il en allait de même pour les autres. J'espérais de tout cœur que nous parvenions à tenir l'autre moitié du chemin. Je sentais mes forces faiblir. J'étais fatiguée, affamée et je savais que si nous nous perdions, nous allions mourir.

L'idée de Naseok n'était pas mauvaise mais sur le long terme, elle était difficile à tenir. Ces marais étaient interminables, le paysage, toujours le même et la fatigue commençait vraiment à jouer sur nos nerfs. Par chance, nous demeurions tous aussi silencieux que possible. Tant et si bien que la tension n'explosait pas.

Par contre, un soucis d'autant plus important se soulevait. Avec la fatigue, la chaleur, le manque d'hydratation et de nourriture, le Sort du Roi Noir commençait à me jouer des tours. Les voix revenaient, plus fortes que jamais, entêtantes, obsédantes. Elles me susurraient des horreurs à l'oreille toute la journée. Elles me murmuraient à chaque occasion le meilleur moyen d'assassiner froidement Ryker. Elles trouvaient toutes les failles, tous les moyens de torture les plus atroces et tordus que je n'aurais jamais pu imaginer.

Lutter devenait de plus en plus difficile. J'étais épuisée tout ce que je voulais, c'était que cette pression constante dans mon crâne cesse. Je ne me voyais pas en parler aux autres. Je me doutais que Miach et Naseok savaient ce qu'il m'arrivait, combien je luttais mais ils ne disaient rien et préféraient s'occuper de leurs propres affaires. Ce que je comprenais parfaitement, en un sens. Et puis, Naseok était un Unseelie. Il n'était vraiment pas le genre à aider son prochain.

Cette nuit-là, je ne dormis pas. La pression des voix était trop dure. Trop pressante. Si je dormais, qu'allait-il se passer ? J'ignorais si c'était possible que le sort agisse pendant que je dormais mais je ne tenais pas à prendre le risque. Le moindre moment de relâche était un danger pour Ryker. Et il était hors de question que je craque, que je cède à ce Sort et que je donne au Roi Noir ce qu'il voulait.

Je ne tuerais pas Ryker.

- Tu ne dors pas ?

Je tressaillis à l'entente de la voix de Naseok à ma gauche. Je me redressai sur mon couchage – qui n'était vraiment qu'un mince duvet – et m'orientai vers lui. Il était assis en tailleur et me fixait avec une acuité dérangeante.

- Toi non plus.

- C'est mon tour de garde. Tu devrais essayer de dormir.

- Je ne peux pas.

- Je sais ce que tu redoutes. Je ne laisserai rien arriver.

- Et je suis censée te croire parce que... ?

- Parce que, sans Ryker, Miach ne pourra pas entrer dans le Grand Royaume et retrouver sa famille. Or, c'est la seule chose qui compte.

Je me levai, enjambai la silhouette endormie d'Addy pour aller m'asseoir à côté de Naseok. Il ne parut même pas surpris. Il s'y attendait, c'était évident.

- De quoi est-ce que tu parles ?

- Je sais que tu as deviné. Ne fais pas l'innocente. Je le vois à ton regard.

- Pourquoi me l'avouer ?

- Parce que je ne vois pas comment tu pourrais utiliser ça contre nous. Tu n'aurais rien à y gagner. Tout ce que tu pourrais éventuellement faire, c'est mettre encore plus de bordel qu'il n'y en a déjà. Et je doute que ça soit possible alors... Autant ne rien cacher.

- Parle-moi de Miach. Pourquoi est-il resté si proche de Ryker alors que sa propre sœur en est morte ?

- Yena est morte ?

Je hochai la tête alors qu'il posait sur la silhouette endormie de Miach un regard triste et douloureux.

- Il ne me l'a pas dit.

- Maintenant, tu le sais. Je t'ai donné une information, à ton tour.

Il soupira.

- Miach ne fera aucun mal à ton petit prince. Au contraire. Il fera tout ce qu'il peut pour le garder en vie. S'il veut pouvoir retrouver sa famille, il n'a pas le choix. Ton prince adoré est son ticket d'entrée pour le Grand Royaume. Sans lui, il sera tué à vue. C'est un Demi-Sang, toute sa famille est pourchassée sur les terres des royaumes. Mais si Ryker le gracie et gracie sa famille...

Je hochai vaguement la tête en gardant le silence.

- C'est pour cela qu'il a cherché Ryker et l'a ramené au camp de Demi-Sangs où il avait trouvé refuge. Au départ, il croyait en Valtar comme je croyais en Brycen. C'est ce qui nous a séparés, je crois. Il connaissait la véritable nature de Brycen et ne m'a rien dit, préférant partir dans mon dos en me laissant là-bas...

- Honnêtement, je ne pense pas qu'il ait eu le choix. Je connais à peine Brycen mais s'il y a une chose que j'ai compris rapidement, c'est qu'on ne va pas contre lui impunément. S'il a su que Miach l'avait percé à jour... Il lui aura donné la chasse pour l'abattre.

Naseok perdit son regard dans le vague sans répondre tout de suite.

- Je pense que tu as raison. Quelque part, je ne devrais pas être aussi surpris. Tu es étonnamment intuitive.

- Je suis surtout logique avant d'être intuitive. Il est évident qu'il ne t'aurait pas laissé seul avec Brycen s'il l'avait pu. Surtout pas en connaissance du vrai visage de Brycen. Donc, la seule explication est qu'il est parti sans toi parce qu'il n'avait pas d'autre choix.

- Mais pourquoi avoir rejoint Valtar ? Pour le peu que j'ai entendu de ce type, il est loin d'être net.

- Il ne l'est pas et je n'ai été en sa présence que pendant une demi-heure maximum. Mais je ne saurais te dire pourquoi Miach l'a rejoint. Et encore moins pourquoi il a entraîné Ryker avec lui. Ça, tu devras lui demander toi-même.

Le silence tomba. Je fis pour me lever mais il posa une main légère sur mon épaule.

- Dors. Si jamais le sort prend le dessus, j'interviendrais.

Je le scrutai durant quelques secondes. Je vis la faille que notre conversation avait créée. Je le remerciai du bout des lèvres et m'allongeai à côté de lui. Il ne broncha pas alors que je me plaçai sur le flanc, dos à lui. Je ne tardai pas à m'endormir avec un sentiment de sécurité dangereux.


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