Chapitre 6 - « Mal'cunciliu : la Rencontre »
Prendre la décision de partir à la rencontre de l'Arbre sorcier n'a pas été facile pour Lesia. Il a fallu pour cela renoncer à l'entre-deux confortable du peut-être, quitte à en payer le prix. Parfois, le doute est moins perturbant que la certitude.
Comme l'héroïne du livre Mal'concilio, cette autre « Lesia », la jeune fille aspire à la découverte du monde spirituel, si fascinant. Mais ce désir se teinte chez elle d'une forme d'appréhension : son esprit est parfois trop ancré dans la réalité, encore trop cartésien en somme. Va-t-il supporter de se confronter à l'intangible ?
Et si a contrario elle découvre que toutes ces légendes ne sont vraiment rien d'autre... Qu'il ne s'agit que de mythes, d'histoires de « coin du feu » sans la moindre parcelle de réalité, et que ses cauchemars ne sont vraiment que les élucubrations d'un cerveau trop imaginatif ?
Comment alors faire le deuil de cette partie rêvée de son identité culturelle ?
Toutes ces questions se bousculent au point de devenir obsédantes, mais Lesia trouve un certain apaisement dans la préparation minutieuse de son séjour à Carchetto. Elle a sauvegardé sur son ordinateur de nombreuses publications qui parlent de mazzerisme et de légendes locales, et dispose également de plusieurs ouvrages plus anciens au format papier. Ses années d'étude, et notamment ses échanges avec le professeur Casanova, ont été prolifiques. Elle décide de consacrer sa première quinzaine d'août à une relecture appliquée de toute ses notes, y compris sur les versions romancées.
Par contre, et malgré des recherches assidues, elle n'a jamais trouvé d'autre livre consacré au Mal'cunciliu, et au-delà de sa curiosité pour les légendes corses, c'est avant tout l'arbre lui-même qui la fascine. Même si elle connaît le roman Mal'concilio presque par cœur, la poésie de ce texte découvert dans sa jeunesse en rend la lecture particulièrement agréable pour elle, presque intrigante : elle veut absolument découvrir par elle-même ce que les yeux de Jean-Claude Rogliano ont su distinguer.
Quelles parts sont réelles, lesquelles sont romancées ?
Existe-t-il vraiment un lien entre l'arbre et les mazzeri ?
Françoise ne s'y est pas trompée, c'est un des points essentiels sur lesquels se cristallise l'intérêt de son amie.
Lesia entend encore si nettement son grand-père lui conter ces fameuses « chasses à l'âme »... Et même si ses rêves ne lui semblent pas aussi vivaces que ce que les récits avaient évoqué, ils lui laissent une impression vague de déjà vu. Penser aux chasses des mazzeri convoque toujours une sensation dérangeante, un fourmillement de bord de peau qui la hérisse quelque peu, incongru et décalé... réminiscence au goût sépia des photos d'antan, frisson rose cendre étranger au monde réel.
Plus que tout, Lesia veut à présent rencontrer son Arbre sorcier autrement que par la lecture et quitter son entre-deux, quitte à être déçue. Elle s'en console par avance en se disant qu'au moins, elle pourra ramener quelques belles photos et des croquis, et si l'Arbre est simplement un arbre, passer enfin à autre chose.
Mi-août, bien plus chargée de livres que d'affaires proprement dites, elle se prépare à ce séjour d'un mois au cœur de SES légendes.
Elle relit une dernière fois l'histoire de Lesia et du Fou, jusqu'à son apogée au sein même du Mal'cunciliu, et, rêveuse, part à la découverte à la fois de l'arbre et du village qui veille sur lui à présent. Elle aussi, va-t-elle rencontrer son Fou ?
La route qui l'amène jusqu'au Mal'cunciliu est étroite et sinueuse, et le car tangue à chaque virage. Fort heureusement, elle serpente au cœur de la Castagniccia, la châtaigneraie corse, et les paysages magnifiques compensent un peu le mal des transports.
Dans cette région de l'île, même la lumière est différente : filtrée par le feuillage des arbres, et plus verte que blanche, elle aussi. La zone est montagneuse mais sa terre, profonde et riche, lui confère une image rare en Corse, presque rafraîchissante car la végétation est ici opulente, et même exubérante par endroits : l'eau n'y est pas rare.
Ce territoire situé dans l'En-Deça-des-Monts – Cismonte en corse, Haute-Corse en français – est divisé en cinq « pieve », sortes de divisions administratives et fonctionnelles.
La destination de Lesia, Carchetto ou Carchetu en langue corse – une trentaine d'habitants recensés à l'année –, fait partie de la pieve d'Orezza, essentiellement connue pour son eau ferrugineuse. Heureusement c'est encore l'été, il doit rester un peu de monde au village. Cet hiver, ce sera autre chose...
Le trajet qui l'amène d'Aiacciu* jusqu'à sa destination finale passe par Merusaglia*, le village natal de Pasquale Paoli, qui recèle d'ailleurs un musée consacré au grand homme. Lesia jette un regard plus qu'intéressé à travers les vitres du car, qui malheureusement ralentit à peine en traversant le village. Elle se promet d'essayer de s'y arrêter un jour, quand elle aura réuni suffisamment d'argent pour s'acheter une voiture... Accéder à l'intérieur de l'île est une vraie gageure si on doit utiliser les transports en commun.
Après une quantité invraisemblable de virages atroces qui lui laissent le cœur au bord des lèvres, Lesia découvre enfin le village de Carchetu, accroché à la montagne ; l'Arbre sorcier pousse un peu à l'écart.
Impatiente de le rencontrer, la jeune fille prend à peine le temps de déposer ses affaires dans la chambre qu'elle a louée chez l'habitant pour le mois, au plus près de l'arbre.
Oubliée, la presque nausée du voyage, SON arbre est juste là à présent, à portée de main...
Après un rapide SMS à Roch Casanova afin de lui confirmer son arrivée, elle se dirige vers le lieu de rendez-vous convenu, l'incontournable place du village. Malgré la fatigue prévisible du voyage, Lesia a insisté auprès de son professeur pour obtenir une visite guidée en règle le jour même de son installation. Être aussi près et devoir attendre ? Impossible !
Le professeur Casanova est déjà là. Après une brève poignée de main et l'échange des banalités de rigueur, la jeune fille et le vieil homme se dirigent vers l'arbre.
Un sentier de terre mène à la fontaine du village, et passe en contrebas du Mal'cunciliu. Les deux compères s'y engagent au son de quelques cigales mais surtout de criquets peu farouches, entourés par le maquis et son odeur entêtante : la Corse se respire autant qu'elle se contemple...
Le guide de Lesia la précède, intarissable depuis qu'ils ont quitté la place. Le professeur universitaire un peu ampoulé a laissé place au conteur. Il évoque son enfance au village au début de ses études et l'éveil de sa vocation, ses innombrables missions sur les traces des chamanes au cours de sa thèse, son poste d'enseignant chercheur en ethnologie où il trouve finalement peu de gratification, l'imminence de sa retraite qui lui permettra de reprendre ses travaux de thèse, et pourquoi pas de se consacrer tout particulièrement à l'étude des mazzeri... En quelques minutes, Lesia en apprend bien plus sur Lui-Sa-Vie-Son-Œuvre qu'au cours de l'année où il a été son professeur. Au milieu de cette avalanche de révélations – certes passionnantes et agréables à écouter, car c'est un conteur né –, il lui raconte aussi tout ce qu'elle voulait savoir, et bien plus encore...
Le Mal'cunciliu a effectivement plus de sept cent ans, et aucun autre arbre du village n'approche cet âge plus que vénérable, même pour un châtaignier... Et tous ces rites, ces rencontres de sorcières et autres conciles qui auraient donné son nom à l'arbre, ces initiations à la magie noire que le professeur Casanova évoque, tout ceci alimente et précise l'idée que la jeune fille se fait de ses chères légendes.
Heureusement pour Lesia, à présent au bord de l'overdose verbale, le flot de paroles s'éteint à proximité de l'arbre. Elle n'aurait pas apprécié d'avoir à soutenir une conversation, même passionnante, pendant son face à face avec le Mal'cunciliu, qu'elle espère et redoute depuis si longtemps...
Étonnamment, l'aspect de l'arbre la surprend, même après tout ce qu'elle a lu sur lui, malgré toutes les photos qu'elle a pu examiner. Contempler une photo et admirer de ses propres yeux sont vraiment deux choses différentes. Son port en particulier est vraiment étrange : il court au sol, presque y rampe, comme si le vent avait entrepris de le rabattre dès la première pousse. Son tronc, large et imposant, est néanmoins raccourci dans sa partie la plus haute : cela renforce l'aspect massif de sa structure, et lui donne un air curieux de champignon étêté et légèrement obèse du pied.
Il est toutefois heureux qu'il soit ainsi, presque plus large que haut, car une part importante de son collet ne touche plus le sol. Le Mal'cunciliu est creux et largement fendu, et une partie de son tronc n'est plus ancrée dans la terre : elle la surplombe légèrement, formant comme d'immenses serres prêtes à labourer l'humus. L'arbre est exceptionnel, un roi parmi les rois ; aucun autre ancêtre végétal ne présente de telles caractéristiques.
Lesia reprend sa respiration, un temps suspendue par l'excitation de sa découverte. Une légère brise parfumée de cistes, de lavandes sauvages, d'immortelles et de thym, tiède en cette saison, caresse les feuilles et fait danser ses cheveux autour de son visage. La jeune fille frissonne légèrement, et il lui semble, au bruissement de son feuillage, que le Mal'cunciliu tremble également quelque peu.
Elle s'approche alors, à présent totalement oublieuse de ce qui l'entoure, à l'exception de l'arbre.
Une rapide inspection lui permet de confirmer de ses propres yeux ce qui constitue une autre particularité physique de ce monument végétal : le tronc porte effectivement tout un ensemble de figures et silhouettes surprenantes. Lesia n'est pas étonnée par leur présence, largement documentée, mais plutôt par leur réalisme.
Nul besoin d'activer son imagination galopante, il suffit à Lesia d'observer : elle trouve sans peine « le diable » avec ses yeux plissés et sa bouche immense. De là où la jeune fille l'observe, son « bras » la pointe, et il lui sourit. Lesia change d'angle de vue, et penche la tête pour observer une autre figure qui ressemble à un démon cornu, une sorte de bouc.
Machinalement, elle jette à nouveau un regard au diable et se fige... Ses yeux la regardent toujours ! Cette chose se comporte comme une Joconde végétale...
Désormais Lesia n'est plus seulement intriguée, mais totalement fascinée. Elle sursoit à son inventaire un peu clinique, et s'approche encore plus près du Mal'cunciliu.
Tout l'intérieur du tronc est noirci, l'arbre semble avoir brûlé plusieurs fois. Qu'il soit encore « vert » est remarquable en soi, sans doute un des bénéfices de son large tronc : le feu ne s'est visiblement pas propagé jusqu'aux couches extérieures qui véhiculent la sève. Cela s'est joué à peu de chose : quelques millimètres qui ont pourtant fait toute la différence... mince est la frontière entre la survie et le trépas songe Lesia, attristée de découvrir de telles blessures sur son arbre.
Quelques branchages craquent au sol, et la jeune fille se retourne pour voir le professeur Casanova approcher. Son regard est fixé sur elle, attentif. Quelque chose dans son attitude a changé, mais la différence est si subtile que Lesia ne saurait comment la qualifier. C'est un ressenti plus instinctif que raisonné, et fort peu charitablement, la jeune fille l'attribue au fait que l'homme a arrêté de parler. Sans doute s'est-il un peu vexé de son manque de réactions enthousiastes lors de son exposé ?
― L'arbre a été foudroyé plusieurs fois, lui dit-il alors, d'une voix traînante et basse.
Il semble attendre une réponse et Lesia y voit l'occasion de rattraper un peu la tiédeur de ses réactions précédentes. Elle s'empresse de surenchérir, et de livrer son diagnostic en prenant bien soin de forcer sa voix pour rester intelligible.
― Oui, cela fait sens. Les flammes semblent avoir épargné l'écorce... Je n'imagine pas un simple feu de forêt provoquer ce genre d'effet. Cela explique aussi l'étêtement, il a du casser suite aux impacts de foudre... C'était sans doute l'arbre le plus haut du village, à l'origine. C'est logique qu'il ait été foudroyé à plusieurs reprises...
Lesia a retrouvé un peu de l'ambiance universitaire et avec elle, l'envie d'interagir. Elle déroule son raisonnement, agrège les éléments dont elle dispose pour arriver à une conclusion probable et surtout, logique. Puis elle se tourne vers celui qui a provoqué cette analyse presque inutile. Le professeur approuvera-t-il sa soudaine diarrhée verbale, qui est tout de même de bonne guerre puisque sur tout le chemin c'est LUI qui a parlé ?
Mais le vieil homme se contente simplement de la regarder, un léger sourire aux lèvres. Se moque-t-il d'elle, à présent ? Lesia se fige, contrariée par cette posture qu'elle ressent condescendante, pour la toute première fois depuis qu'ils se connaissent.
Il répète alors, toujours d'une voix lente et basse, articulant soigneusement ses mots comme s'ils s'adressaient à un enfant un peu obtus :
― L'arbre a été foudroyé. Plusieurs fois...
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Aiacciu : Ajaccio en français, une des plus grandes « villes » de Corse ;
Merusaglia : Morosaglia en français, village natal de Pascal Paoli (Pasquale en corse).
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