Chapitre 3 - « Ou magie blanche ? »
Le grand-père de Lesia a également évoqué dans ses récits une autre tradition locale, celle des signatore. Cette pratique est presque à l'opposé de celle des mazzeri, que la plupart considère tournée vers le mal et la magie noire : signatore signifie « ceux qui signent » ; il s'agit là de guérir au nom de Dieu. La démarche est différente car volontaire, même si certains peuvent y être prédestinés, comme c'est le cas pour les mazzeri.
Ce Don-là se reçoit seulement par transmission orale dans la nuit de Noël, quand minuit approche, et uniquement ce jour-ci, à ce moment précis. Il est dit que c'est l'heure exacte où la frontière entre notre monde et le monde du spirituel est la plus propice au rite. Pourquoi ? Lesia l'ignore... Est-ce à cause de la saisonnalité, parce que le solstice d'hiver est proche ? Est-ce une date liée au christianisme qui a influé sur la tradition ? Toujours est-il que c'est le seul créneau possible pour la transmission des prières. Aucun signatore n'y déroge. Tous sont persuadés de perdre leurs pouvoirs si ces conditions essentielles venaient à être contournées.
On y rencontre bien plus de femmes que d'hommes, à l'inverse des mazzeri semble-t-il. Lesia se demande bien pourquoi... Un vieux reste de patriarcat, là aussi ? Le côté chasseur des mazzeri serait-il plus masculin, alors que le soin et la guérison serait plutôt l'apanage des femmes ? Cela semble un peu simpliste, résumé ainsi... De toute façon, il n'y a personne dans la famille de Lesia pour lui transmettre les prières. Sa mère n'a bien entendu jamais appris « à signer », ceci comme le reste relève pour elle de superstitions de vieilles femmes.
Par chance, la mère de sa meilleure – et unique – amie pratique ce rite. Madame Mariani aime bien Lesia : elle s'est proposée pour l'initier un Noël prochain, en même temps que sa fille Françoise. Avoir trouvé quelqu'un qui accepte de lui transmettre cette connaissance enchante la jeune fille. Et peut-être que d'autres suivront : après tout, une signatora peut recevoir le Don de plusieurs personnes.
Le but est d'apporter la guérison à celui qui reçoit la prière, appelée l'incantessemu. Il s'agit de magie blanche, mais détail amusant, en traduction littérale ce mot est proche d'« enchantement », « incantà » signifiant « enchanter ». A l'origine le rite n'était pas si chrétien, et l'église ne cautionne pas vraiment la pratique...
Il existe des prières pour presque tout, du simple mal de crâne aux douleurs de sciatique, insolations et même maladies bien plus graves. Mais la prière la plus importante est celle qui permet de contrer une malédiction en « levant » le mauvais œil, l'ochju.
Pour Lesia, que tous ces rites fascinent, le fameux Noël où elle pourra enfin apprendre les prières n'arrivera jamais assez vite... Elle est impatiente de faire ses premiers pas dans ce monde un peu magique.
Sera-t-elle parmi les plus douées à maîtriser le Don de guérison ?
En attendant le jour de son initiation, tous les moyens sont bons pour en apprendre un peu plus à ce sujet. Car la manière de procéder varie selon la signatora : la mère de Françoise utilise la technique la plus spectaculaire, qui consiste à se servir d'huile et d'une assiette creuse emplie d'eau. Elle accepte de lui faire une démonstration un jour où Lesia prétend avoir une horrible migraine. Madame Mariani n'est pas dupe, d'abord parce que Lesia en a fait un peu trop en prétendant être à l'article de la mort, mais elle joue le jeu. C'est la meilleure amie de sa fille unique, tout de même !
― Assieds-toi là, ma fille, lui dit-elle en désignant une des chaises de leur cuisine.
Oui... la mère de Françoise appelle Lesia « ma fille ». C'est un terme affectueux, mais il est probable qu'elle le pense vraiment. Les deux jeunes filles sont amies depuis la maternelle, autant dire que ce n'est pas récent... Les liens du sang ne sont pas toujours les plus importants, et pour ces deux-là, naître avec le même ADN n'aurait pu les rapprocher davantage. Originaires du même quartier, elles ont toujours passé leurs vacances ensemble et sont sœurs de cœur depuis l'enfance : à part son grand-père, Françoise est le seul être humain que Lesia n'a pas systématiquement envie de reposer sur sa tranche,comme un livre un peu trop barbant...
Les yeux à demi-clos pour donner l'illusion d'une céphalée persistante, Lesia s'assoit sagement sur la chaise désignée et reste immobile. Madame Mariani lui demande de toucher du doigt le dessous de l'assiette creuse emplie d'eau, puis pose sa propre main sur la tête de la jeune fille, et trace de larges croix au sommet de son crâne. Ses doigts répètent le même geste trois fois de suite, mais elle reste silencieuse : les prières ne se récitent pas à voix haute, bien entendu... Quel intérêt d'attendre Noël pour les apprendre, sinon !
Après la première série de prières, elle jette dans l'assiette trois gouttes d'huile, prélevées avec son petit doigt : plus ces gouttes s'étalent à la surface de l'eau, plus le mal est grand, explique-t-elle. Les signatore peuvent exercer leur magie plusieurs fois si nécessaire, généralement jusqu'à ce que les gouttes d'huile retrouvent une taille qu'on considèrera normale. Mais parfois, le mauvais sort jeté dépasse les pouvoirs d'une unique signatora... La plupart n'insistent pas après trois séances infructueuses, et chercheront alors le concours de consœurs, surtout parmi celles réputées puissantes. Si le mal est tenace, il faut de grands pouvoirs pour le contrecarrer. Parfois, un objet personnel sera demandé au patient, puis placé sous l'assiette afin que le rite puisse être effectué à distance.
Ce jour-là aucune goutte ne s'étale, et la mère de Françoise retient à grand peine un large sourire. La curiosité de Lesia est presque légendaire et ne surprend plus grand monde parmi ses proches, à présent... Son impatience aussi est bien connue d'ailleurs, et la plupart ont compris que mieux valait lui fournir rapidement les réponses attendues...
Françoise est partagée sur la question de l'ochju, mais a tout de même décidé d'apprendre les prières, elle aussi. Sans doute par solidarité plus que par croyance... Elle connait une femme pratiquant le reiki, qui lui a expliqué que les signes sont en fait des passes de magnétiseurs. Selon elle, les prières ne servent qu'à canaliser l'énergie...
Cette explication qui se donne des airs plus scientifiques intrigue Lesia. Cela ne colle pas vraiment avec le côté rituel et magique dont elle a eu connaissance par son grand-père, mais qui sait ?
L'important est que cela marche. L'important est également que certains signatore sont bien plus puissants que d'autres. Là aussi, parfois la lignée compte...
Cette fois, c'est du côté maternel que Lesia a reçu l'héritage de la magie blanche, car sa grand-mère était une signatora reconnue parmi les plus puissantes de l'île...
La jeune fille sait à présent qu'elle porte à la fois le sombre héritage des mazzeri et celui des signatore lié aux forces du bien...
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Au cœur de la nuit, l'Enfant-qui-rêve rejoint à nouveau le monde obscur où elle est moins qu'une ombre.
Au matin, elle aura tout oublié de ses errances, une fois encore...
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