Chapitre 9 : Tourne à tous les vents (2)
A moitié dans mes songes, je réponds un « Ouais, je ferai tout pour » qui ne le convainc pas. Ma tête n'est pas sereine, mon père n'est pas dupe. Certes, je veux plus que tout obtenir ce statut, mais les obstacles qui se dressent entre moi et ce dernier ne sont pas ceux que j'imaginais en entament le stage. La confusion règne en moi depuis mon dernier échange avec Léo. Il était terrifiant et merveilleux à la fois. Son regard m'a empêché de rétorquer quoi que ce soit. Sa voix pleine de sincérité et anormalement douce m'a mis a quia durant tout notre rapprochement. La force de sa détermination me rend bien minable et je n'en ai pas l'habitude. Je n'ai pourtant aucun droit à la faiblesse. Comment vais-je faire pour imposer des distances à une furie de la vie qui me prend pour cible ? Surtout quand mon corps a déjà choisi son camp.
-Kaïluhan, j'ai l'impression que ton souci ne se situe pas qu'au niveau de la départiculation et de Néos. Tu sais que tu peux parler à ton vieux père sans souci ! Je me suis mis dans la pièce de repli, impossible d'être entendu, et ce n'est pas moi qui irais rapporter à Tyler ce qui contrecarrerait ta formation. Tu sembles préoccupé. Ça se passe bien chez Noah ?
Je tressaute. Ma gorge se noue, mes mots s'embrouillent. Il n'y a bien qu'à lui que je peux dévoiler mes troubles sans être jugé.
-C'est compliqué, je... Non chez Noah tout va bien, il est très accueillant. Mais c'est du côté de Léo que... comment dire ? Même si elle me respecte en tant que maitre, parfois elle n'en fait qu'à sa tête et, manque de bol, on s'entend vraiment bien, peut-être... peut-être trop bien, je ne sais pas comment lui faire comprendre qu'il y a des limites à maintenir. Je suis en mission, elle en apprentissage, je ne peux pas risquer tout ça parce qu'elle... cherche autre chose.
D'un sourire entendu, mon père saisit mes non-dits. Je suis incapable de l'affronter de face. Je ne suis pas Léonie. Mes yeux pivotent et je contiens mon anxiété. Je n'ai jamais été confronté à cela, j'ai toujours repoussé sans difficulté une nana qui tenterait sa chance, c'était toujours moi qui scellais l'accord d'un couple ou le brisais. Le dernier en date n'a même pas un mois, puisque j'ai rompu avec Abby avant ma mission afin de ne pas être perturbé dans mon stage par sa présence parfois imposée. Elle a le malheur d'être du genre collante, idolâtrant les couples fusionnels.
Mais ses larmes ne me font pas l'effet de celles de Léo. Abby a pu les utiliser pour du chantage affectif, là où Léo les garde fièrement en elle, trop orgueilleuse pour admettre ses faiblesses jusqu'à ce qu'elles s'échappent d'elles-mêmes entre ses paupières. Elles sont alors d'une sincérité si intense qu'elles vous accablent aussitôt.
-Pourquoi as-tu tant de mal à mettre des barrières entre vous, si tu es conscient des risques ? Si ça peut te rassurer, Tyler ne m'a rien dit à ce sujet. C'est un ami, je pense qu'il m'en parlerait en cas de soupçons.
Mon front se couvre de plis ; j'ai peur d'un tel aveu, mais je suis devant le mur.
-J'ai... j'ai eu envie d'être proche d'elle quand j'ai compris que personne ne l'était avec elle. Je l'ai protégée de voyous qui la malmenaient, cette fille n'a ni activités ni amis, elle est fermée comme une huître et se cache derrière sa colère pour ne pas montrer à quel point elle est malheureuse. Elle n'éprouve aucun intérêt pour son quotidien, à part quand elle va courir. Elle n'était pas ouverte à la pleine conscience sans un mental plus stable, alors j'ai joué ce rôle, au début je me disais que je faisais d'une pierre deux coups en la poussant à se sentir mieux, c'est mon boulot, mais...
-Tu n'as pas assez mis les distances dès le départ, à cause de ça, comprend mon père.
Ses bras se croisent, ses sourcils se froncent, mais il me laisse continuer.
-Elle me déstabilise, papa, et je ne peux pas me permettre ça ! Mais mes responsabilités me mettent encore plus la pression et ça ne m'aide pas à prendre du recul. J'avais réussi à repousser ses sous-entendus et à garder mes distances, au départ, seulement maintenant, je... Aujourd'hui, il s'est passé quelque chose de terrible. Je sais cependant qu'elle n'était pas consciente de ça. Je l'avais emmenée quelque part pour qu'elle se change les idées et expérimente au mieux l'expérience de l'envol. Elle a voulu se rafraichir. Je me suis départiculé pour ne pas la voir, mais je restais pas loin au cas où elle se ferait surprendre et... j'ai eu un déplacement forcé. L'eau était plus fraîche qu'elle. Alors, quand je suis parti me réunifier loin d'elle...
-Oh non, t'as vécu un orgasme de mémoire ?
Sa main se plaque sur sa bouche dès la fin de sa phrase, il n'est plus placide ou grave, mais inquiet. Vu sa tête, il sait très bien ce que ça fait. J'opine, les lèvres serrées. Quand ma voix ressort, elle tremble, ma panique de l'instant ressurgit face à une des rares personnes prêtes à l'entendre. Il est écrit « SOS » entre mes mots.
-Elle n'en sait heureusement rien, mais depuis, c'est encore plus compliqué de ne pas réagir. Dès qu'elle entre dans mon espace d'intimité, mon corps y est sensible, elle le voit bien et... tu sais, elle se fiche des conventions. Pour elle, on dirait que c'est simplement une occasion à saisir, parce qu'elle n'a jamais eu d'attirance pour une personne qu'elle côtoyait vraiment, avec qui d'autres liens se sont noués. Sa vision simplifiée des choses et son entêtement me tuent. Elle ne se rend pas compte, je... je risque gros !
-Mais ce n'est pas que physique, fait remarquer mon père.
Ma voix s'affaiblit. Nouvelle admission de perte de contrôle. Je regarde le sol et me souviens de la conception de Léo sur la dignité et le respect de l'autre, à travers l'honnêteté. Tout à coup, je la comprends mieux. Mon père mérite la vérité claire et nette. Même si ça m'arrache le cœur de l'avouer.
-Non. Je ne veux pas changer d'apprentie, parce que j'aimerais pas que quelqu'un d'autre s'occupe de l'élever à son meilleur niveau. Mais je sais... je sais que c'est parce que c'est elle. Je sens qu'un autre élève ne me ferait pas penser cela. Pourtant, j'ai l'impression de suivre la mauvaise voie, alors que Tyler m'a à l'œil, je... je ne sais pas quoi faire. J'ai envie d'abandonner, mais Léo ne se laisserait pas apprivoiser facilement par un nouveau maitre et elle m'a fait promettre de poursuivre jusqu'au bout.
-C'est qu'elle tient aussi à toi. Elle ne le dit pas franchement, pour ça, elle est plus proche de Néos qu'elle ne croit. Ha ! Cette fierté mal placée, tel père telle fille !
Son amusement soudain me heurte. Ne voit-il pas que je suis vraiment mal ?
-Papa !
-Oh, calme, mon garçon ! dit-il en levant les mains. Tout va bien, le destin se rit un peu de toi, mais quand tu auras trouvé comment jongler avec tout ça, crois-moi, tu te sentiras beaucoup moins stressé.
Alors là, je le suis plus. Mon interrogation silencieuse étire encore plus son sourire.
-Fais ce que tu veux de mon conseil, Kaï, mais les chamboulements de ce genre sont rares dans la vie et il faut savoir les saisir. Sache que si tu mènes ton élève à son plus haut niveau, tout te sera toujours pardonné. Tu ne commets pas de crime, tu subis un aléa de la vie qui ne mérite pas d'être écarté à cause de ta carrière. Mon fils, être maitre, faire des stages, on peut le retenter plusieurs fois. Mais s'attacher fort à quelqu'un, on ne peut jamais prédire que cette chance reviendra un jour. Et cela fait alors de toi une meilleure personne, qu'importe les diplômes. J'ai aimé par le passé. Je n'ai pas pu concrétiser cet amour. Et j'atteins mes soixante ans sans jamais avoir pu le revivre. Rien n'est prévisible avec les sentiments. Si ce n'était que physique, je te dirais de lutter, ça ne vaut pas tant de peine. S'il y a plus... eh bien, réfléchis-y à deux fois. Si vous êtes prudents, qui le saura ? Une fois le stage terminé, rien ne vous empêchera non plus de voir plus loin ensemble. Alors, imagine, si tu la repousses tant qu'elle te tourne le dos avant la fin du stage... déjà, réussira-t-elle quoi que ce soit aux épreuves ? Et n'aurais-tu pas un sentiment amer de pur gâchis ? Élargis tes horizons pour peser le pour et le contre, Kaï. Qu'importe ta décision, je te suivrai.
Soudain, je me remémore une phrase de Léo qui m'a marqué, et qui s'échappe tout bas de ma bouche.
-S'il y a bien quelque chose qui n'est pas négatif en ce monde, c'est l'attachement...
-Que dis-tu ?
Mes pensées mélangent les paroles de mon père et de Léonie.
-Elle m'a dit ça... Quand elle a voulu mettre les pieds dans le plat à ce sujet avec moi, elle m'a dit cette phrase et... ça m'avait frappé, tu comprends, dans son contexte, où elle n'a pas pu s'attacher à son père... Quand elle me dit que sans attachement, on dérive, je me demande si elle pourrait justement « dériver » durant ce stage, avec sa perte de repères au sujet de Néos...
-Alors, envoie-lui la corde. Tu vois, finalement, tout se relie.
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