Chapitre 8 : débonn-air (3)
Je devrais répliquer avec fougue, mais pas du tout. En fait, je suis presque satisfaite et, surtout, pleine de perplexité. Cette réplique est un véritable nid d'informations ou je ne m'y connais pas. Non seulement il m'apprécie, mais en plus, il déroge quelque peu à ses règles, assez pour craindre d'être entendu. Risquer son stage juste parce qu'il m'a aidée à ne pas avoir de crise d'asthme là-bas ? Non... c'est qu'il y a plus et qu'il ne veut pas que ça se sache. À quel point ? Je frémis d'y songer, c'est comme si je voulais provoquer un feu vert impossible. Est-ce de nouveau ma déprime qui m'y pousse ?
-OK, merci de l'aveu, je suis flattée, je pensais juste à une affection tout à fait sobre et acceptable, visiblement, ce n'est pas ça. Mon ego te remercie. Mais encore ?
Il prend aussitôt des couleurs et entame un autre bout de pizza.
-N'essaye pas de changer de sujet. Tu t'entrainais pour avoir la vérité. Tu as obtenu les infos les plus importantes sur celle-ci. Alors maintenant, si tu t'entraines, ce sera pour quoi ? Et ne me dis pas que tu le ferais juste pour que je valide mon stage, ça ne pourrait rien donner de bon. Ta cause intérieure. Quelle est-elle ? Tout esquive te pénaliserait, car mieux je saurai ce qui te motive, mieux je pourrai adapter mes entrainements.
Nouveau soupir. Il ne peut pas s'en empêcher ; toujours tout ramener à ses cours, histoire de me remettre à ma place. Mais non, je ne lui fournirai pas ce qu'il veut sur un plateau, alors que moi je trépigne littéralement de l'intérieur à l'idée de vivre un truc plus dingue encore que prévu. Je mords avec force dans ma nouvelle part, laissant durer le suspense de ma réponse devant sa mine renfrognée. J'ai la main. Je ne la lâche pas.
-Genre, monsieur peut contourner les sujets qui fâchent, mais pas moi, parce que je suis la petite élève impie qui a juste le droit de la fermer et d'obéir ? Désolée, mais ça ne fonctionnera pas comme ça avec moi, Kaï, arrête de me prendre de haut, t'es mon maitre d'apprentissage parce que je le veux bien et point barre ! Tu veux ta putain de moyenne ? Lâche-moi la grappe !
Il entrelace ses doigts devant lui avec la gravité d'un présentateur télé en plein flash spécial. Son souffle puissant me prouve qu'il prend sur lui. C'est ça, craque, mon petit...
-Léo, cesse de faire ta diva deux minutes et redescends sur terre. T'es censée faire des exercices de pleine conscience dans cet état, dis-moi seulement comment tu comptes t'y prendre et tu verras que ta réaction est absurde. Tu ne me la fais plus, que tu le veuilles ou non, t'as peut-être pas l'habitude que quelqu'un te connaisse bien et ne baisse pas la tête dès que tu montres les crocs, mais moi, ce n'est pas ce qui m'arrêtera. Et ce n'est pas qu'une question de... de points, de stage, c'est... t'es en train de subir de gros changements et t'as pas d'épaules pour t'aider à supporter ça ! Toi, à part courir, t'as aucun exutoire. Tu pensais faire quoi, cavaler un marathon complet ? Rester sur ton toit à finir en hypothermie ? Ça t'emmerde tant que ça que je veuille t'aider simplement, t'as vraiment besoin de te sentir envahie et agressée dès qu'on est un rien proche de toi ? Je te côtoie personnellement tous les jours, je te vois t'effondrer et te relever, je suis pas un prof de Français qui te croise quatre heures par semaine, Léo ! Ta vision humaine des choses te rend peut-être aveugle, mais ici, un maitre et son apprenti, c'est un sérieux lien. Tu ne peux pas demander tout et son contraire, d'avancer dans tes apprentissages et de me tenir à distance à la fois, c'est impossible.
-Je ne suis pas aveugle du tout ! Au contraire, je passe mon temps à regarder les autres plutôt que les aborder, je suis très lucide, Kaï, alors on va ranger un peu nos rôles respectifs et nous regarder dans le blanc des yeux, d'homme à femme. A quel point te sens-tu proche de moi ? Je vais aussi avancer dans ma « pleine conscience » si tu me caches des choses aussi importantes, tu crois ?
-Tu marchandes ta transparence, si je comprends bien..., grogne-t-il.
-Si tu veux que je te fasse confiance, il faudrait que tu montres déjà l'exemple. Ne me demande pas de te révéler mes profondes émotions si tu te carapaces derrière ton statut quand on parle des tiennes. T'as peur qu'il m'arrive un truc, y a une autre raison que ma maturité physique qui justifie de venir me trouver maintenant pour m'entrainer ? A moins que ce soit cette même maturité physique qui te donne envie de proximité.
Je retiens mon rire après mon ultime suggestion. Parce que j'ai bien aimé l'étreinte de tout à l'heure et qu'il est plutôt mignon, je ne serais pas opposée à l'idée. Quel âge a-t-il, au fait ? Peut-être que les purs Anémois vieillissent autrement ? Kaï serre les dents, mais son silence veut tout dire. C'est au moins une des raisons que j'ai évoquées. Je mise sur la dernière ! Je ne voudrais pas être en danger, à choisir, enfreindre la distance prof-élève me dérange beaucoup moins ! Il se frotte le visage dans un long soupir, visiblement, cette conversation le fatigue plus que le voyage !
-Si je te le dis, tu vas arrêter tes cachoteries avec ta fierté mal placée ? Tu me le promettrais ? Pour le reste du stage ?
Sombre, je soutiens son regard. Ne rien lui cacher de ce qui me traverse ? Je n'ai pas l'habitude de nager dans ces eaux de pure transparence envers quelqu'un, pour moi, elles sont particulièrement troubles. Dois-je lui révéler à quel point je suis une pauvre conne, quitte à lui donner envie de rebrousser chemin ? Non, il me faut un peu de garantie, sinon c'est sûr, il va fuir. J'ai rien à offrir. Je fais de mon mieux et je reste quand même très moyenne. Le lui dire reviendrait à le décourager.
-Seulement si tu me jures que t'arrêteras pas ta mission.
Vu son air songeur, il joue aussi gros que moi. Au moins, le marché semble équitable. Ça m'arrange, ouvrir mon cœur blessé à un type sans enjeux ne me plairait guère. Mais il hoche la tête sans tarder, avec tant de franchise dans le geste que je ne peux douter de son ambition. Elle est à la hauteur de la confiance que je peux lui accorder. On est dans la même galère, après tout. Et ces émotions vives près de lui qui viennent aggraver l'affaire... A mon tour, je soupire. Ma tristesse renait quelque part au fond de moi, parce que cet accord signifie lui livrer mes pensées sur mon père. Je ne sais pas si je suis prête à les verbaliser.
-OK, soufflé-je.
J'ai de nouveau plus envie de manger. Mon estomac s'est noué avec le reste de mon ventre. Je chercher les mots, ils se cachent. Mais Kaï me met devant le mur, avec un sourire en coin mi-arrogant mi-compatissant.
-Les dames d'abord.
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