Chapitre 7 : spectacul-air ! (2)

Nous nous posons contre un arbre et nous mettons à discuter plus simplement. Je me sens un peu plus « comme lui » à présent. L'impression d'avoir évolué me donne de l'espoir pour la suite et la proposition de Kaï finit de m'achever.

-Et si je te portais, sans te cacher le paysage, et sans te faire tomber ? A condition que tu essayes de te donner de l'ampleur dans les airs et de ne départiculer qu'une partie de ton corps.

-Et en quoi ça m'y aidera ?

-Eh bien... dis-toi que là-haut, tu n'auras certainement pas envie de perdre la vue. Tente de t'éparpiller, tout en pensant que tu veux continuer de voir... Mais attention ! Deux règles très importantes à respecter ! La première, c'est de ne jamais rester partiellement départiculée plus de trois secondes. C'est le temps que prennent tes muscles, organes et vaisseaux sanguins à se relancer. Imagine l'horreur si t'attends plus longtemps...

Je grimace aussitôt dans un bruit de dégoût, plongée dans une version pas fraîche de film de zombies. Je comprends mieux pourquoi mon corps s'est reformé d'un coup quand j'ai voulu récupérer mon apparence normale.

-Ouais, ce serait moche, admet-il au milieu de ses consignes strictes. La seconde, c'est de ne pas avoir deux personnes départiculées trop proches l'une de l'autre, qui se reforment en même temps. En fait, lors de nos exercices où nous serons tous les deux éparpillés, je serai toujours obligé de bien attendre que tu te sois reformée pour me réunifier aussi.

-Sinon quoi ?

-Hmm... disons que la moindre cellule étrangère à ton corps y serait mal accueillie. Un peu comme un rejet d'organe après une transplantation, tu vois ? Mais à l'échelle microscopique, autant te dire que tu serais incapable de retire le corps étranger toi-même. Sans compter que le corps à qui la cellule appartient attire d'office tout ce qui le compose, c'est le rôle de la particule mère, tu te souviens ? Donc... ça serait douloureux, et te déchirerait à l'usure la partie du corps où la particule de l'autre se serait logée...

-Mais... si je sens la douleur, je pourrais aussi me départiculer une nouvelle fois, non ?

Il s'avance avec une mine grave, jusqu'à percer ma distance tolérée. Je frémis, les yeux levés vers son regard dur, ignorant que ma main fermée devant ma poitrine le frôle.

-Non, ça ne va pas ainsi. Tu n'aurais pas le temps de comprendre ce qu'il t'arrive. Si la personne a laissé en toi des cellules vitales pour elle, elle peut mourir. Si elle touche une partie vitale pour toi et rappelle ses cellules alors que tu viens de te réunifier, tu peux mourir. Si ton sang n'est pas compatible avec celui de l'autre et qu'il parvient à rappeler ses cellules hors de toi, il peut mourir. Léo, ne déconne pas avec ça. Tu crois qu'on est des superhéros ? Qu'on a des « pouvoirs » absolus et sans faille ? Tu penses que ce que je t'offre, c'est un entrainement de guerrier pour devenir invincible ? Mais ça n'est rien de tout ça, jeune apprentie. Tu apprends à contrôler ce que tu es. Tu es une Anémoi et tu as des capacités spéciales qu'il te faut maitriser. Pour ton équilibre, pour celui des autres, parce que c'est ta nature et que tu ne pourras rien contre son existence. Mais ton corps est comme celui de ces animaux que tu croises ici, il a ses limites et ses faiblesses. L'écureuil est rapide dans les branches, mais il ne creuse pas la terre si on l'attaque au sol. La fourmi porte trois-cent fois son poids, c'est impressionnant, mais on l'écrase d'un coup de pied. Tu peux voyager, tu peux disparaitre ? La belle affaire, tu n'en restes pas moins une race dérivée de l'humaine, qui a besoin de vivre la plupart du temps sur ses deux pieds. Ce n'est pas pour rien. Non seulement se départiculer fatigue, mais il met en danger, et pas qu'à cause de la particule dorée. Toutes nos cellules sont utiles. Tu n'es qu'un grand puzzle, ne l'oublie jamais. Un puzzle de milliards de pièces, et s'il t'en manquait certaines, ça se verrait tout de suite. Certains meurtres ont eu lieu comme ça, entre Anémois. Nous ne sommes pas des surhumains. Va une seule fois à l'encontre de ces deux règles fondamentales, et je cesse d'être ton maitre d'apprentissage. Tu as bien compris ?

Ouf ! Ça a l'air d'être du lourd. J'avoue que de mon regard, cela reste des superpouvoirs tant la science qui l'explique est encore obscure à mes yeux. Alors, à ma façon, je tente de faire comprendre que j'ai saisi le principal.

-C'est un peu le... côté noir de la magie ?

Il vient de tilter que son jargon est peut-être complexe pour mon cerveau ; sa sévérité retombe et il m'adresse un sourire satisfait, entrant dans ma conception de notre condition.

-Il y en a toujours un, non ? Allez, on s'envole ! Nous n'avons plus que trois bonnes heures avant de rentrer. J'ai promis à ta mère de revenir pour vingt-et-une heure.

Nous ricanons tous les deux en pensant sûrement à la même chose : ma mère se faisant des idées. Des restes de rires dans la voix, je lui lance :

-Surtout, ne lui dis pas qu'on a mangé une pizza à Venise.

Il lève une main solennelle.

-Ce qui s'est passé à Venise reste à Venise.

On échange un petit sourire, puis il se la joue d'un claquement de doigt en disparaissant, avant que je ne sois emportée à la verticale vers les cieux. Je crie moins longtemps, j'attends qu'il se stabilise sous mon corps et soutienne bien mon poids. Enfin, stabilise... il tourbillonne de façon régulière et assez rapide pour créer une forme de portée stable. C'est étrange, comme phénomène. Il faudrait un jour qu'il m'explique. Mais pas maintenant, car je viens de voir un oiseau blanc, aux longues pattes, nous esquiver pour aller se poser au loin sur un lac. Des gens semblent s'y baigner à l'autre bout, au pied de quelques maisonnettes. Mais ils sont trop loin, ils ne voient pas Kaï voltiger avec moi, effleurer les cimes puis la surface de l'autre coin du lac, revenir en l'air... J'écarte les bras, comme promis. C'est un sentiment étrange qui m'habite, lorsque je me rends compte que je ne crains pas une seconde les engagements de Kaï. Il ne me laissera pas tomber, en tout sens du terme. Je vole avec le sourire et cet espace entre les monts est pour moi la définition de la liberté. Ce vent qui m'accueille et me repousse à la fois, je l'épouse, lui aussi, il est ma liberté. Je hurle de joie, encore plus de liberté ! Je veux frôler les nuages, je veux devenir légère, légère comme la poussière volatile et sans prison ! Oubliez-moi, je m'envole, dans l'endroit le plus libre du monde : le ciel !

-Tu y arrives ! lance la voix hachée de Kaï.
Je regarde mes mains se fondre dans le décor, s'éparpiller... je sens en partie les matières qui filent avec nous dans les courants d'air, je prends de la place, une seconde... deux secondes... et je me reforme ! Mes doigts sont revenus !

-J'ai réussi ! Putain, Kaï, mes mains, t'as senti ? WOUHOUU !

Je me jette aussitôt dans le vide, même mon maître en semble tout surpris. Mais il me suit, je le sens, sans me retourner je perçois ses particules qui descendent avec moi en piqué. Des oiseaux magnifiques s'enfuient et je deviens particules à mon tour, avant d'atteindre les flots agités proches des cascades. Juste à temps avant que des humains ne me voient. Je ne suis pas comme eux. Jusqu'au fond de mes tripes éparpillées, dans ces sentiments soudain atténués et ces sens hyperactivés, je suis une Anémoi !

-Magnifique, Léo ! Une petite balade pour fêter ça ?

Kaï parle au-dessus de moi, alors, est-ce que je pourrai lui répondre ? Une petite bourrasque m'entraine avec elle et je remonte dans une vague folle, évitant les rémiges des volatiles en action. Mon « ouiii » perce les airs, mes particules se rapprochent pour plus d'élan, mais Kaï me dépasse et je sens qu'il a encore mieux formé son nuage pour s'élever. Je me souviens de l'exercice en bas, je visualise ce corps crispé qui veut se faire compact, juste le temps d'avoir des proximités entre les cellules, et j'augmente mon envie de m'élever. Mais il grimpe encore, le bougre ! Ca devient difficile de lutter contre des courants froids qui veulent me ramener au sol.

-Eh je débute, moi ! Tricheur !

Son rire me guide vers la gauche où il repart en piqué. Je coupe sa trajectoire en diagonale vers le bas. Je ne vois plus rien, le monde est comme une grande grille de graphique où les points ont des abscisses et ordonnées que je ne calcule pas. Elles apparaissent, ont des rapports entre elles, une bataille navale géante où je devine jusqu'à la matière de chaque bateau. Je veille à ne pas être trop proche de Kaï, de peur de me reformer par erreur près de lui, mais c'est bien le seul frein que j'ai. Je fonce à fond de balle vers le bas...

-Cette fois, à toi de me suivre !

-Vas-y, Léo !

Je file en frôlant le crâne des touristes et je sais que si j'avais mon corps, je serais en train de sourire. Mais je n'ai que le sentiment, la version non physique de mon émotion, et c'est la joie de ne pas être vue qui m'anime ! Je zigzague entre les arbres dont je sens la moindre variation dans les feuilles sous le petit vent chaud qui règle au sol. Je me crispe, me détends, je me renforce et m'étale, parfois je me fends volontairement en deux contre un arbre que je ne crains plus ! Il n'y a plus d'obstacles, plus de honte, plus rien qui me bloque. La frénésie me fait maintenir la cadence avec Kaï. Je sens que même à fond, je suis moins rapide pour bouger, d'instinct je sens que c'est une forme de fatigue qui me saisit et je me concentre pour recréer mon corps près du sol. Je calcule mal le freinage de mon élan fou et perd l'équilibre à la réunification. Même si je roule au sol sur un bon mètre, lorsque je me redresse, je ricane. Kaï s'est aussi reformé, j'entends ses pieds rapper le sol et le sens s'avancer. Je sais même quand il est tout près, alors que ma chevelure blonde cache ma vue en dehors de ce sol sec. A quatre pattes, je reprends mon souffle et encaisse une incroyable énergie. On dirait que toute l'adrénaline que j'aurais dû ressentir dans le corps se propage à retardement. Je ris toute seule comme une débile pour l'évacuer.

-Ca va ? demande Kaï.

-Haha ouais t'inquiètes pas. C'était complètement dingue !

Je me relève en expirant lentement pour détendre tout mes nerfs survoltés. Pour une fois, ce n'est pas la colère qui les a nourri. Je ne suis pas habituée. Un reste de mon plaisir s'affiche sur mon visage quand je regarde ce grand bonhomme au sourire tendre. Il pose une main ferme sur mon épaule.

-Eh oui, Léo. Tu es bien des nôtres. Je t'avais dit que tu ne pourrais pas lutter. C'est notre nature profonde.

J'aime bien soutenir son regard. Le vert de ses yeux, j'en suis fan. J'ai envie de rompre les derniers élans fougueux que la transformation m'a laissée, mais aussi de répondre à la force qui me pousse à le remercier. Comme un réflexe, j'agis en conséquence. Je l'étreins et soupire contre lui une ultime fois, soulagée de ma surexcitation, mais heureuse.

-T'es un champion. Tu vas l'avoir, ton diplôme.

Un petit ricanement en guise de réponse, il passe un bras dans mon dos et répond à mon câlin de gratitude. Nous restons plusieurs secondes ainsi, avec les bruits de la forêt et les cris lointains des baigneurs et randonneurs.

-On va bientôt devoir y aller. Tu as fait un gros effort à l'instant, tu dois avoir un coup de pompe. Viens, posons-nous au calme. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top