Chapitre 6 "En coup de vent" (4)
Mais elle m'écoute à peine et file dans les ruelles pavées en poussant des « Wouhouuu ! » à réveiller le voisinage. Heureusement qu'il est... midi. Oui, mon téléphone reconstitué confirme : midi. J'ai géré, su ce coup ! Ce n'était pas gagné, mais la météo était plutôt avec moi, je n'ai pas croisé trop de cumulonimbus. Ah, ça aussi il va falloir réviser avec elle, je n'y ai pas encore pensé ! Je la rejoins en me départiculant afin de l'arrêter avant qu'elle ne croise des touristes.
-Woh woh on se calme ! ordonné-je dès que ma bouche s'est reformée. Moi je suis naze, là, je pourrai pas te suivre.
Ses bras se croisent, sa tête boudeuse revient.
-Je croyais que je venais pour courir ? Me dis pas que t'as prévu de juste faire du tourisme, parce que je suis une quiche en départiculation ?
On y revient... Ca lui remue le cerveau, cet échec. Dire que j'avais un programme beaucoup plus tranquille.
-C'est une escale. T'as pas faim ? Une bonne vraie pizza locale, ça te dit ? C'est moi qui paye tout ! J'ai aussi besoin de reprendre des forces avant de faire la suite du trajet, alors t'es bien obligée de me suivre dans un resto.
Ses paupières clignent et ses lèvres rentrent se cacher. Quel malaise ! Mais un malaise mignon. Celui qui vous décrit toute la crainte de maladresse future. Eh mais elle prend même des couleurs aux joues, mon apprentie ! Et sans colère ! Une première !
-Euh ben... tu crois pas que t'as déjà fait beaucoup, avec les chaussures ? C'est que... on ne m'a jamais offert un resto et... le dernier avec ma mère date pas mal... Je parle même pas bien l'italien ou l'anglais.
Je tapote son épaule et me détend pour deux, en la guidant d'un pont à l'autre.
-Bah, c'est pas grave ça ! Relaxe-toi un peu, j'ai de l'argent le temps de ma formation, autant que ça serve, on n'en fera rien à Aéris.
Surprise, elle est détournée de son anxiété par cette information. C'est vrai que les humains et l'argent, c'est quelque chose ! Un vrai couple d'inséparables.
-Hein ? Vous n'avez pas de monnaie, là-bas ?
-Léo, les Anémois viennent des quatre coins de la planète, quelle monnaie veux-tu qu'on adopte ? Et sur place, on est si peu nombreux, on s'organise autrement avec des charges réparties. Celui qui ne participe pas à la vie locale ne reçoit rien. C'est tout. Alors tout le monde agit. Et tout le monde est nourri. Bon, avec les nouveaux on est plus cool, ils découvrent tout juste notre mode de vie alors on laisse le temps de s'adapter et de trouver sa place.
-Mais comment vous déterminez qui a le droit de vivre là ou pas ? A part pour le fait de pouvoir entrer en se départiculant, il n'y a aucun autre filtre ? C'est tout de même une façon particulière de vivre, chez vous ! Faut être dans le mood !
Je choisis une pizzeria d'où on voit, au bout de la rue, la place Saint-Marc. On se trouve une table et je fais signe au garçon.
-Tu sais, chère élève, j'ai le sentiment que tu nous crois encore coincés dans l'Antiquité. Je ne porte pas une toge une fois là-bas, nous avons des téléphones, internet, et nous apprenons les langues véhiculaires pour tous nous comprendre. Tu bois quoi ?
Je prends notre commande en anglais, et je demande s'il a la carte en français pour elle. Vive les villes ultra touristiques... Devant la preuve irréfutable de mes propos, elle s'incline malgré elle, un peu vexée. Je trouve ça comique, elle est si susceptible ! Mais elle perd tout son orgueil mal placé face à l'immense pizza que j'ai commandée pour nous deux. Moins cher et moins lourd sur nos estomacs, aussi. Parce que bon, je vais devoir la porter, après ! Elle se met même à ricaner en grignotant son triangle.
-C'est une situation super drôle.
-Pourquoi ? demandé-je la bouche pleine.
-Mec, on est dans une ville romantique, plein soleil, au resto, à se partager une pizza commune, il ne manquerait plus que le serveur allume une bougie et qu'un violoniste décide de jouer dans la rue ! Et on n'est même pas un couple !
A ces mots, elle éclate véritablement de rire. J'étire un sourire, mais il reflète davantage de l'affection pour mon élève que de l'amusement, parce que je suis content de la voir ainsi. La tête jetée en arrière, un bout de pizza mordu en main, les yeux plissés tournés vers le plafond le temps de se remettre de son grain de folie. La question brûle d'abord mes iris, sur lesquels elle retombe lorsqu'elle récupère son souffle. Elle me fixe, comprend clairement que je suis dans mes songes à son sujet, et se calme pour attendre ma réplique, un sourire en coin sur son minois comme une étincelle enfuie de son feu d'artifice de joie. Alors, je me jette à l'eau.
-C'était quand, la dernière fois que t'as ri comme ça ?
Sa bouche se tord, ce qui signifie qu'elle réfléchit à sa réponse sans creuser trop loin. Je commence à la connaître !
-J'sais plus. Ça doit vouloir dire « longtemps ». Salute !
Elle avale cul sec son soda... Bien, bien, on creuse l'abcès, doucement mais surement. Dès qu'elle a fini, je la fais marcher jusqu'à la célèbre Piazza. Je repère des touristes entourés de pigeons affamés. Il s'agit d'agir finement. Ils ne sont pas trop nombreux sous le chaud temps de midi, mais les volatiles, oui ! C'est l'heure de leur casse-croûte !
-Tu es prête à rejoindre notre destination finale ? interrogé-je mon apprentie.
Elle quitte du regard le campanile de Saint-Marc dans un « hmm ? » distrait. Hélas, on n'a plus le temps de jouer les touristes ! je m'encours en la saisissant sous les cuisses et les épaules. Léo pousse un cri de surprise, puis lance d'une voix amusée :
-Mais qu'est-c' tu fous, un carnage de pigeons ?
-Nan ! Une diversion !
Aussitôt, la nuée de plumages gris forme un voile mobile et bruyant devant le palais des Doges. Je m'engouffre dedans et me départicule en enrobant Léo avant qu'elle ne puisse toucher le sol. Tout cela est bien sûr fait à la vitesse d'une bourrasque, pour laisser aux rares humains témoins de la scène le soin de classer cela dans une hallucination. Les pigeons s'éparpillent autour de nous et nous nous élevons, dans un calme soudain.
-Ah, tiens, on a embarqué une plume ! constate la voix étouffée de Léo en mon sein.
-Ca servira de souvenir, grésillé-je entre les vents.
J'ai beaucoup moins d'obstacles par-dessus la mer. J'entends de façon étouffée des cris d'oiseaux qui me rappellent l'approche des côtes croates. On est tout près... Je passe une zone humaine, pleine de bateaux, vu les bruits d'eaux fracassées et les sons citadins coincés entre des forêts désertiques. L'embouchure, sûrement. Je remonte la rivière, les chants des piafs se diversifient et se libèrent... J'attends le son qui me fera atterrir. Enfin, un fracas d'eau sourd et continu s'entend au loin, grandit au fil de mes déplacements, puis s'accompagne de petits clapotis du même genre. Je repère les espaces où le vent ne s'infiltre pas, zigzague entre des troncs et me recompose. Si j'ai bien calculé, nous sommes en haut d'une de ces...
-Des cascades ! s'émerveille Léo. Plein de cascades ! Où sommes-nous ? Il y a des forêts dans tous les coins !
-En Croatie, miss. Bienvenue à Krka !
-Quoi ? Keureka ? articule-t-elle.
Sa bouche toute tordue me fait bien rire. J'étends mon bras pour lui montrer le cours d'eau qu'on voit fendre les bois jusqu'au bout de l'horizon.
-Parc naturel, pas trop d'humains en continu, mais bon, il faut veiller à se tenir loin des zones touristiques. Oublie les cascades après quatorze heures, c'est foutu ! On se ferait repérer. On va donc commencer le long de la rivière, à la plus petite cascade, puis on ira en forêt, OK ? Allez, un dernier saut ?
Avec un clin d'œil, je disparais et l'embarque, plongeant depuis la falaise d'où nous observions le panorama. Elle pousse petit cri qu'elle contient, trop fière pour admettre sa surprise. Je file en une minute jusqu'à Rošnjak Slap, où nous nous posons parmi les denses feuillus, à l'abri des regards éventuels. A peine arrivée, alors que je suis soulagé d'être à destination, elle s'emballe contre moi. J'éprouve un plaisir sadique à hausser les épaules et lui montrer qu'elle me ferait aussi peur qu'une souris me menaçant avec ses dents de devant.
-Ah ça suffit, hein, ces voyages !
-Dès que tu te seras départiculée, ça n'arrivera plus. Tu voyageras toute seule. T'as vu, tout ce qu'il y a à voir dans le monde ? Même pas besoin de payer ton pass pour voir le parc et de dépendre des sentiers comme ces humains !
Elle se tourne vers moi, la mine sombre.
-Me départiculer, me départiculer ! T'as que ça en tête ! Je vois bien ton manège, « oh regarde, Léo, tout ce que tu rates, ça ne te frustre pas, ça ne te donne pas envie de semer tes cellules aux quatre vents ? », mais ça ne marche pas comme ça ! J'en ai envie, mais je ne peux pas, tu entends, Kaï ? je ne peux pas ! Je... je suis pas comme toi, moi, je suis à moitié humaine !
-Et tous les demi-humains y parviennent un jour, relativisé-je. Calme un peu tes nerfs, Léo la furie, trouve-toi un truc pour te détendre, et après, je te ferai vivre les déplacements aériens d'une meilleure manière. Puis tu pourras courir dans ces contrées reculées pleines de surprises ! Ce sera une belle journée, non ?
Elle regarde soudain les deux cascades de plusieurs mètres avec envie. Son expression devient plus malicieuse quand elle repivote vers moi. Oh non... est-ce ce que j'imagine ?
-J'ai le droit de me baigner sous la cascade, maître ? Je vois tellement souvent ça dans des pubs, je veux trop savoir ce que ça fait.
Hélas, oui.
-Euh... mais t'as pas de maillot !
Comme si ça allait l'arrêter, non mais t'as oublié à quelle eau vive tu avais affaire, Kaï ? Elle se fend d'un rire et d'un grand « Je m'en fous, détourne le regard, ça suffira ! » avant de commencer à descendre au plus près de la rivière. Ma gorge se noue, je sais que je vais difficilement lutter contre l'envie d'y jeter un œil. Dans un soupçon de lucidité, je lui lance, malgré tout mon blocage :
-Je préfère m'éparpiller pas loin, comme ça je ne risque pas de te voir.
-Ca me va ! crie sa voix sous les rochers.
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