Chapitre 6 "En coup de vent" (3)
Le lendemain, je me fais un petit déjeuner copieux et prépare des tartines, à la surprise de mon colocataire, le frère cadet d'un Anémoi de l'île, à moitié humain, qui a préféré rester vivre dans ses lieux d'enfance. On loge toujours entre nous pendant ce genre de mission, c'est plus sûr. J'ai été dormir tôt, le mec à la petite moustache brune n'est pas dupe.
-Tu prévois un long voyage ?
-Ouais, mais accompagné. Ce n'est pas bien long, juste... je vais rentrer fatigué, quoi.
-OK, Kaï, je prévoirai une assiette à réchauffer, ne fais pas de détours pour manger.
-Merci, Noah.
Je lui fais un « check » dans un sourire, puis enfile mon petit sac à dos et m'éparpille en direction de la maison de Léo. La famille « No » est vraiment formée de gens sympathiques et sans prise de tête, j'ai toujours apprécié aussi bien la mère, Noéline, que les frères, Bruno et Noah. Même leur père humain est très compréhensif avec nos mœurs, je me demande encore pourquoi Néos a caché ses origines dès le départ à la mère de Léonie. Peut-être les tensions étaient-elles déjà fortes et a-t-il anticipé ce qu'il se produirait ? Il faut que je m'ôte vite cette épine du pied, mon maître pourrait revenir n'importe quand la questionner... mais pas avant qu'elle ne se soit départiculée un minimum. Je vais lui faire respirer le vent de la liberté.
Sur place, au lieu d'entrer furtivement dans sa chambre, je frappe à la porte. Il s'agit de faire ça dans les règles ! La mère de Léo m'ouvre et exprime un mélange de joie et de surprise.
-Oh, Kaï ! C'est gentil de nous rendre visite, Léo est au courant de ta venue ?
-Bonjour, madame ! Oui, on a prévu une balade ensemble ! De ce que j'ai compris, elle ne sort pas beaucoup, ajouté-je en complice, je vais lui faire prendre un peu l'air, pour changer.
Littéralement. Mais ça, elle ne le sait pas. Grand étirement de lèvres maternel et porte ouverte ; je me doutais qu'il n'y aurait pas d'objections.
-Chérie ! Kaï est arrivé, il me dit que vous aviez prévu de sortir, j'espère que tu es prête !
Elle se cale contre un chambranle, prend un air sérieux en croisant les bras... Mais je comprends qu'elle joue un rôle, trop amusée de la situation.
-Vous me la ramenez pour quelle heure ? Pas de bêtises, hein ?
Je rentre dans son jeu, plus détendu qu'au premier contact.
-Avant vingt-et-une heure, promis ! Et on reste sages !
Ma main se lève pour clamer mon innocence, cela étend le sourire du parent de Léo. Celle-ci déboule des escaliers.
-C'est bon, 'man, on sort pas en boîte, on va juste se promener.
Je la vois enfiler ses chaussures, aussitôt, je sors de derrière mon dos la boîte à chaussures.
-Aha, non, Léo ! Tu vas devoir porter ça, à la place !
Je balance le carton à ses pieds. Intriguée, elle ouvre et découvre la paire de basket neuve de couleur rouge vif. Elle n'aime peut-être pas le fluo, mais au moins ce ton sera très voyant, idéal pour nos entrainements. Eberluée, elle déballe le reste de feuillets cartonnés qui protégeaient la paire. La joie renait sur sa trogne, c'est bon signe !
-Oh putain, des nouvelles pompes pour courir ! Kaï, comment t'as pu... ? T'es dingue ! On peut échanger si elles ne me vont pas ? C'est pas dit !
Je chasse ses inquiétudes d'un geste de la main et d'un petit sourire, pour tranquilliser son esprit. A mon avis, ce n'est pas ce qui la trouble le plus, en vrai. Elle ne sait pas où se mettre, à part sur ces semelles neuves, tant elle n'est pas habituée à recevoir quelque chose d'une personne extérieure. Je me demande comment se sont passés ses anniversaires, vu ce qu'elle me dit de son école, elle n'y a pas de copains...
-Elles sont juste bien ! s'exclame-t-elle en sautillant sur place quelques foulées. T'as l'œil !
-Merci beaucoup, Kaï. Tu la connais déjà très bien, me lance sa mère sur un clin d'œil. Bon, les jeunes, je vous laisse, je pars bosser dans trente minutes et je n'ai pas encore préparé mon repas de midi. Je suppose que vous auriez besoin d'un pique-nique aussi ?
Mais je la rassure, j'ai prévu le nécessaire. De l'argent est confié au maitre pour la durée de son apprentissage et je sais que le premier usage de mon forfait fait mouche. Prendre à manger alourdirait le poids Léo garde les baskets au pied en exécutant des petits bonds à la place des pas. Quand elle salue sa mère, elle la quitte avec le sourire. Vu les circonstances de la veille, je me dis que c'est déjà ça. Avant le départ, je checke sa tenue.
-Bon ! Il faut que tu t'habilles léger.
Léo interrompt sa dégustation rapide de céréales, les yeux ronds.
-Tu déconnes ? Il fait glacial dehors.
Je hausse les épaules avec suffisance.
-Oh ici, oui, mais là où on va... Et puis, je vais devoir te porter. Alors tu ne prends pas un bol de plus, tu vas aux toilettes, et tu te contentes d'un K-way vide pour la route avec ton pull.
-Maitre, oui, Maitre ! se moque-t-elle dans un salut militaire.
Je lui tape le dos en guise de représailles alors qu'elle s'en va suivre mes consignes. Une fois sur le pas de la porte, on passe aux choses sérieuses.
-Maintenant, tu vas bien imprimer ce que je te dis, parce que je vais faire quelque chose de très fatigant et dangereux si tu dérapes. Comme tu ne peux pas te départiculer, je dois te soulever à la force de mon éparpillement. Tu vas devoir rester en position fœtale et te laisser porter, sans voir grand-chose autour de toi. Peut-être même auras-tu l'impression que la surface n'est pas très stable, mais rassure-toi, je suis plus lourd que toi, j'ai assez de cellules pour englober tout ton corps. Ca sera une paroi vitale pour toi, car une fois en altitude, il fait froid. Je te protégerai du froid, et ta propre chaleur naturelle va maintenir ma vitesse. La nature est bien faite, non ?
Vu son expression figée à la bouche tordue, elle n'est pas de mon avis. Un misérable son guttural d'hésitation s'échappe de ses lèvres comme pour réclamer plus d'informations. J'insiste droit dans ses yeux.
-Tu crains rien, allez ! T'as pas envie de courir ailleurs qu'ici ?
-Soulever... tu veux dire... voler ? Toi, tu vas me faire... voler ? Mais t'es un MALADE !
-Merci de ta confiance !
Un brin vexé, je ne me laisse pas faire par cette furie aux petits crocs dressés pour un rien. Non mais, c'est moi le patron, on ne discute pas ! Je me départicule en affichant mon sourire narquois avant de disparaitre de sa vue. Lorsque je la soulève, elle crie et se roule en boule en un quart de seconde. Je ne la vois peut-être pas, mais j'ai tous les détails de sa silhouette et de ses mouvements, tellement je l'engoble. Aussitôt, nous filons dans les courants venteux et les nuages. Moi, je ne perçois qu'un peu l'humidité et le froid, trop en mouvement pour le subir, trop loin de la température absolue pour craindre la rupture de déplacement de mes particules.
-C'est de la folie, de la pure folie, chevrote-t-elle les mains contre la nuque.
Mon rire grésille autour d'elle, les cellules de ma voix interconnectées ne peuvent retenir le fil de ma pensée.
-Mais non, c'est génial ! Laisse-toi aller. Fais-moi confiance. Là, ça secoue un peu à cause des anticyclones importants que cause le gulfstream. Une fois plus bas, ce sera plus chaud et plus calme. On va à six-cents kilomètres à l'heure, environ ! Mais parce que nous sommes proches du courant-jet polaire qui force contre le flanc, je dois lutter contre lui et veiller à ne pas monter trop haut pour te laisser de l'oxygène et éviter l'espace aérien humain, ce qui rend la pression un poil plus forte. Ce n'est pas grand-chose pour un corps éparpillé, mais ça joue un peu sur l'énergie qu'on use pour avancer. Bon, je vais me taire pour économiser mon énergie. On a une heure et demie de vol, patience !
Elle gémit un peu moins fort, mais reste très tendue. Enfin, tant qu'elle se met bien en boule et ne dégobille pas dans cet habitacle de fortune, tout va bien. J'ai prévu d'arriver pour le temps de midi dans une ville que les humains aiment bien, en général. Pour elle qui ne voyage jamais, ce sera un bon moyen de garder le moral, non ? Léo ne dit plus rien, ça m'arrange. Je dois me concentrer pour esquiver les nuages épais, dont je perçois le taux d'humidité dès le premier contact, et pour ne pas m'embarquer dans un courant contraire violent. La zone des Alpes est particulièrement complexe, avec certains monts qui culminent au-delà de mes deux mille mètres de croisière. Je n'ai que les dérivations des vents pour m'assurer l'absence de choc frontal, en bon aveugle que je suis. La moindre distraction et c'est l'accident. Pas pour moi, je ne ferais que voler en un nuage de poussières que je suis déjà, mais j'ai une précieuse passagère à bord. Une passagère dont j'ai tous les détails physionomiques en tête actuellement, sa chaleur, son cœur qui bat vite, son souffle vacillant, ses courbes... Concentré, putain, concentré !
Enfin, les Alpes laissent place aux embruns de la mer adriatique. Ici, le courant est doux et tiède. Je préviens mon élève que nous arrivons bientôt.
-Pitié, oui, pose-moi au sol...
Mal de l'air ? Il faut dire qu'il y a plus confortable, comme vol. Je descends doucement déjà, à plusieurs kilomètres de ma destination, afin de ne pas lui faire vivre une pression atroce. J'espère que ma surprise effacera sa rancune du voyage. Je zigzague entre les obstacles que mes particules détectent par micro chocs, il y a des monuments qui me servent de repère par leur forme spéciale, et la densité de la foule, aussi. Je trouve une zone avec clairement moins de mouvements et la dépose délicatement avant de me reformer. Aussitôt, je suis ébloui par le soleil, et un peu déséquilibré par ce temps passé sans me réunifier. Je dois retrouver mes repères. Mais notre arrivée sur un petit pont éloigné des places principales ne laisse aucun doute sur l'endroit. Léo observe le canal, les gondoles au repos, les maisonnettes, des écriteaux italiens... et son sourire revient. Oui ! je le savais !
-Venise ? Merde, tu viens de me débarquer à Venise ? Mais t'es un putain de ouf !
-Ben quoi, c'est pas une ville tendance chez les humains, en ce moment ?
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