Chapitre 6 : en coup de vent (1)


Kaï :

Je vais devoir sortir le grand jeu, ce n'est plus possible. Léo s'enfonce dans une spirale d'échecs qui la coincent, cette semaine. Les heures de cours sont devenues des calvaires plus que des moments de curiosité, je le vois dans ce regard revêche dont elle a le secret. Il est écrit « j'en ai marre » sur son minois furax et ça lui fait perdre son contrôle. Rien de tel pour rater évidemment des exercices de pleine conscience ou de pancrace. Après un temps de plus en plus restreint, je m'incline en général pour finir avec de la théorie dans sa chambre. Je prends sur moi, car je me sens bizarre dans cette pièce, avec elle. J'aime y aller, mais j'y suis nerveux. La chambre est tout de même un espace d'intimité rempli de détails sur qui on est, ce qu'on aime, caché du reste du monde, et je dois être un des rares à avoir pu y entrer. Ce qui me rassure, c'est que si la première approche était forcée, tant elle s'y opposait, elle entrouvre maintenant facilement la fenêtre avec un sourire confiant. J'aime cette confiance-là... Si seulement elle pouvait aussi en garder pour elle ! Je ne pourrai pas réussir à sa place les exercices. Mes deux derniers soirs ont été ponctués d'heures blanches dans la courte nuit, passées à penser une nouvelle approche pour la libérer de ses chaînes intérieures.

-Putain, Kaï, arrête de me dire que ça va venir, ça vient pas, OK ? Stop le massacre !

Son cri de colère du jour explose une nouvelle fois dans son jardin et j'avoue que le dépit me gagne sur le moment, moi aussi. Je lui avais bandé les yeux pour qu'elle sente mieux les courants d'air et d'où ils viennent, mais cette technique sera barrée de ma longue liste d'exercices issus de mes cours que je comptais utiliser pour libérer ses capacités. Encore un qui ne mène à rien. Léo me fusille de ses petites perles grises, elles reluisent dangereusement, contiennent toute sa rage. Le paradoxe de mon élève, c'est de se sentir à la fois vide dans sa vie et pleine d'émotions bloquées en son cœur. Elle jette mon foulard à terre et s'en va en laissant de grosses empreintes boueuses sur son gazon, tant elle imprime sa colère dans le sol. Quand la porte claque, j'hésite à la suivre. Cette fois, elle a hurlé plus vite et plus fort encore que les jours précédents. Est-ce la fatigue du vendredi ? J'en sais rien. Mais je sens que, pour une fois, elle ne va pas prendre sur sa frustration pour m'écouter parler des mœurs d'Aéris. Elle a besoin d'être seule et je ne tirerai rien d'elle tant qu'elle ne se sera pas calmée. Merde, comment vais-je sauver ma moyenne de stage, si elle est découragée ? C'est le début d'un cercle sans fin de ratés !

Alors, j'ai une petite idée pour le lendemain, et je vais jusqu'à mon point de chute chercher une boîte en carton précise. Quand je réunifie mon corps au bord de sa maison, mon colis sous le bras, je jette un œil à sa fenêtre... elle est entrouverte, OK. Mais aussitôt, mes yeux se lèvent jusqu'au toit. Léo se tient debout sur la cheminée. Le vent souffle, il a dégagé les nuages de petite pluie et mon élève lui fait face. J'observe de plus près son manège : casque aux oreilles, MP3 en poche, yeux clos, équilibre parfait, position d'étoile de mer ou presque... est-ce une méthode de méditation humaine ? Je ne la trouve pas très sûre.

-Ton élève te fait faux bond, on dirait !

Je sursaute en découvrant mon maitre de stage à côté de moi. Oh non ! C'est bien ma veine ! Mes dents se serrent avant de répondre :

-Bonjour, Maitre Tyler. Ce n'est pas son jour, je pense.

D'un air tranquille, le vieil homme place les mains dans les poches d'un jeans délavé. Ça me fait bizarre de le découvrir avec un manteau noir basique et des chaussures classiques. Je pâlis d'anxiété : que va-t-il penser d'une situation aussi inextricable ? Il y a intérêt à ce qu'il apprécie ma nouvelle idée, sinon je suis cuit !

-Hier non plus, ça ne l'était pas, lâche-t-il.

Et vraiment bien cuit !

-Vous nous observiez déjà, hier ?

-Je t'ai prévenu que je viendrais parfois vous voir sans m'annoncer, déclare-t-il d'un froncement de sourcils vers mon visage défait. Que se passe-t-il donc ? Je ne reconnais plus le jeune homme venu à mon bureau.

Je soupire, puis relève les yeux vers Léo qui détrempe sous la météo maussade du Nord.

-Oh maître, c'est compliqué, elle... elle bloque littéralement, pourtant je vois bien qu'elle en a envie, qu'elle se sent bien dans ces éléments, regardez-la ! J'ai fait tout ce qu'on m'a dit en classe, je pourrais vous montrer la liste chez moi, j'ai rassemblé mes fiches techniques et j'en ai au moins usé la moitié sans qu'elle ne départicule son petit doigt !

Il pose une main sur mon bras qui tremblote sous la nervosité. Non mais c'est vrai, face à mon élève, je ne peux pas montrer le moindre doute, mais je suis inquiet pour son avenir et pour le mien. Tyler semble plus tranquille, vu le sourire en coin qu'il m'adresse et le ton paternel qu'il adopte.

-Mon petit, s'il y a une chose essentielle à comprendre quand on forme un élève, c'est qu'entre la théorie et la pratique, il y a une tempête qui balaye tout. Ce sont des outils, mais tu ne peux pas utiliser toute ta boite à outils pour la même tâche. Parfois il te faut une vis, parfois un clou. Tu n'as pas encore trouvé ce qui doit être mis pour que la structure tienne. Mais sois sûr qu'il en existe un. J'ai vu l'un de vos entrainements de pancrace, elle est sensible aux amens, elle te perçoit bien et a de bons réflexes ! Le potentiel est là, il doit jaillir.

Je serre les poings, mes mots sont d'une franchise frustrée.

-Oh je sais, je sais, mais je n'arrive pas à ce qu'il sorte. J'ai beau avoir confiance en elle, c'est... c'est elle qui n'a pas confiance, ou bien elle est perturbée par quelque chose, je ne sais pas !

-Tu m'avais parlé de lui divulguer des informations sur son père... Que sait-elle, à ce stade ?

Il pivote pour se trouver face à moi, la mine soudain grave et la position ancrée avec sureté. Je lui résume mes indices disséminés au fil des jours. Ses paupières se plissent.

-Elle ne sait donc pas l'essentiel... Quand comptes-tu lui en parler ?

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