Chapitre 5 : Second-air (2)
Il remet son t-shirt -pfff, c'est pas juste- et farfouille dans une poche intérieure de sa veste. Il en sort une sorte de carte aux tons pastel et aux traits fins. Une forme de dessin en coupe qui montre une moitié d'île, puis une autre, et en-dessous, les strates et souterrains de la zone. Les trois illustrations sont accompagnées de légendes avec des petites flèches indiquant des rues, des monuments, des points géographiques... Il y a un vocal central, entouré de bois d'où ressortent certains toits de maison. Des cours d'eau semblent rejoindre une mer sur un fond tout plat et l'eau se perd dans des spirales grises sur les contours... des nuages ? Kaï s'assoit près de moi et étend la carte sur nos genoux.
-Je te présente Aéris. Ma cité. Notre cité. Regarde... ceci est la maison de tes ancêtres.
Emerveillée, je caresse le papier pour découvrir chaque détail sous mes doigts. Je lis la liste des « Maison des... » et découvre tous les autres noms : Ty, Abb, Eur, Bo, No, Ap, Cia, Li... Combien y a-t-il donc de lignées d'Anémois ?
-Il y a donc une seule maison par famille ?
-Eh bien... disons que notre système de reproduction particulier ne permet pas de familles nombreuses et... ceux qui ont vécu avec des humains ne sont pas toujours tous venus sur Aéris... nous avons rarement eu besoin d'une seconde maison pour une même famille et, dans ce cas, ce sont des provisoires, qu'on trouve ici.
Je vois en effet une zone avec des maisons plus basiques, avec la légende « Quartiers des cadets ». J'imagine que les « aînés » sont ceux qui vivent alors dans la maison familiale. Suis-je l'aînée d'un autre enfant ? je me suis parfois demandée si mon père avait une nouvelle famille ailleurs ou pas. Peut-être a-t-il utilisé ce mystérieux « système de reproduction » qui ne nécessite pas de mère, lui aussi ? Mon ton devient grave et ma joie devant toute cette richesse disparait.
-Kaï... j'ai droit à une info chaque jour sur mon père, c'est bien ça, l'idée ?
-Euh... Oui, c'est ce qu'on a convenu.
Il doit être surpris. C'était plus une obligation de gré ou de force qu'un droit, à la base. Mais je ne peux pas arriver à Aéris comme une fleur et subir là-bas le choc de le voir dans les bras d'une autre ou ne pas savoir si j'ai...
-A-t-il refondé une famille après nous ? Ai-je... des frères ou sœurs, là-bas ?
-Non. Tu es son seul enfant.
Je soupire, les paupières basses et le regard fixe. J'entends plus que je ne vois la perplexité de Kaï.
-J'ai du mal à comprendre si cette information te réjouit ou te peine. Mais tu ne veux peut-être pas en parler.
C'est vrai, je n'arrive pas à y lier une émotion forte. N'est-ce pas étrange, alors qu'on parle de ma famille, de la vie, de ma place auprès de mon père ? Suis-je condamnée à ce vide dont ma mère parlait, à ne pas comprendre pourquoi certains se jettent dans les bras de leurs parents comme si le sol se dérobait sous leurs pieds ou pourquoi il y a tant de joie entre deux amis qui se retrouvent ? Je n'ai qu'une mine maussade à offrir. Je ne suis pas convaincue qu'y remettre des émotions fortes soit une bonne idée. Tout cela reste mystérieux pour moi. J'essaye juste d'en savoir plus.
-Ce n'est pas que je ne veux pas en parler, marmonné-je, lasse. C'est que je n'ai rien à en dire. Je ne sais pas si tu peux comprendre. Quelle que soit ta réponse, je sais déjà qu'elle ouvrira d'autres questions et d'autres douleurs. Alors, au fond, ça ne change rien. S'il avait une famille, cela voulait dire qu'il l'avait préférée à la nôtre. S'il n'en a pas, ça veut dire qu'il a trouvé mieux d'être seul qu'avec nous. Aucune réponse n'est positive. Je t'ai dit. Je ne le pardonne pas.
-Mais tu veux la vérité quand même. Tu veux tes réponses, même si elles te blessent.
Il croise mon regard, son sérieux affronte ma fatigue de l'existence. Je ne peux rien répondre à cela. Il n'a pas tort, j'ai l'impression de n'avoir que cette option pour avancer. Comme si j'attendais le jour où une de ces nouvelles données changerait toute ma rage en autre chose. Un fantasme vain. On ne peut changer le passé. L'absence est un fait. Un délit. Un crime odieux. Mon géniteur n'aura pas son casier vierge d'un sourire en coin. Parfois, moi aussi je me demande comment Kaï réagit au fond de lui à ce que je lui raconte. Il ne souffre pas du tout d'avoir un seul parent. Parce qu'on ne peut pas en vouloir à ce qui n'a jamais été là. Il n'y a pas d'attentes. J'ai grandi sans elles, mais la lutte est aujourd'hui réelle au fond de moi, parce que je sais qu'il y a des choses que je ne supporterais pas. Le temps endort, mais ne panse rien. La main de Kaï tapote mon épaule et sa voix pleine de compassion clôt la tension entre nous.
-Allez, je te laisse dans tes pensées. T'as eu ta dose. Demain, repose-toi. Je te veux en forme, lundi. Tu m'ouvres ?
Il désigne la fenêtre dans un clin d'œil. Dès que je l'entrouvre, il s'empare de sa veste et disparait. Tout à coup, le silence autour de moi me parait si froid... je préférais quand on se regardait sans un mot. Maintenant, je suis seule face à mes démons. Le vide est plus grand encore.
*
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