Chapitre 3 : Bon vent ! (1)


Kaï :

Enfin... je sens dans toutes mes particules le tourbillon familier des vents d'Aéris. Je descends parmi l'air froid qui zigzague au-dessus de la mer, puis me laisse attirer par le couloir d'air chaud artificiel de la cité pour franchir la bulle de nuages bas et vents circulaires latéraux. Remonté par la chaleur du volcan central, je file à toute vitesse vers le ciel d'Aéris. Dès que les premières lèches de brise froide frôlent mon corps départiculé, je me concentre sur ma destination exacte : le bureau de Maître Tyler. Le patriarche de la famille Ty me regarde me recomposer sur la chaise, avant de fermer sa porte. Je consulte ma montre reconstituée : pile à l'heure.

-Bonjour, Kaï. Le voyage fut agréable ?

-Ca va, de bonne portance.

-Bien, bien. Commençons.

Il revient s'assoir à son bureau, joint ses mains devant lui et me fixe. Il attend mon premier rapport. Je suis stressé. Je sais que le premier entretien ne compte pas beaucoup dans l'évaluation finale, mais tout de même... elle n'a encore rien expérimenté. Et je n'ai que quelques mois devant moi. Que va-t-il en penser ? Je respire un grand coup, puis commence :

-Je vous avoue que c'est encore plus compliqué que je ne le pensais.

-Nous t'avions prévenu, déclare Tyler sans équivoque. Mais tu es le meilleur élève de notre classe d'apprentis. Tu prends encore tes marques. Laisse-toi du temps. Un Anémoi qui a toujours vécu chez des humains est plus difficile à convaincre, s'il n'a pas été tenu au courant dès son enfance de sa double identité. A l'heure actuelle, ça ne remet pas en cause tes compétences. Mais tu auras besoin d'obtenir des résultats dans les délais. Pense bien ta méthodologie. Par quoi vas-tu commencer ?

Je prends un air sûr de moi, mais en réalité, je suis mort de trouille à l'idée qu'il me dise « Hors de question ! ». Mon père a beaucoup appuyé ma candidature et donné de lui pour que je sois au top de mon classement. Je dois me montrer à la hauteur de ses attentes. De leurs attentes. Le retour d'une Eo en ces lieux est un petit événement à lui seul qui attire l'attention de toute l'île.

-Eh bien, elle aime sentir le vent. Je pensais jouer là-dessus d'abord.

-Hmhm, approuve mon maître de stage, partir de ses plaisirs personnels est un bon plan. Comment vas-tu t'y prendre ?

Je souris. Il me suffit de repenser à cette petite furie et son comportement vif et imprévisible. L'étincelle dans son regard pourrait tellement lui servir !

-Elle est explosive. Elle a soif de liberté, je sais qu'elle n'aime pas trop la vie qu'elle mène, je dois la faire... rêver. Je pense lui montrer comment on voit le monde de là-haut, qu'elle sache ce qui l'attend si elle travaille bien... La prendre par les sentiments, 'voyez ?

-Oui, enfin, pas trop quand même, vous n'avez que cinq ans d'écart, qui sait quels sentiments cela pourrait donner, lâche-t-il dans un clin d'œil.

Rassuré par son humour posé, je poursuis sur le sujet plus épineux. Il est de bonne humeur et j'ai besoin d'être conforté dans mon choix.

-Le principal problème vient de son rejet systématique de tout ce qui concerne son père. Je n'ose pas lui dire tout frontalement, j'ai peur de la faire fuir ou enrager. Je dois la mettre en confiance, mais en même temps, ne serait-ce pas lui mentir de ne rien dire ? Je viens de proposer un entredeux. Je lui ai demandé si elle accepterait d'être entrainée, en recevant petit à petit des informations sur son ascendance Anémoi. Je crois... que ça l'atteint tellement qu'il va bien falloir régler ça en elle, si on la veut parmi nous un jour. Penses-tu que j'ai bien fait ? Elle avait l'air hésitante. Je redoute sa réponse.

Il fronce les sourcils ; est-il contrarié ou simplement songeur ? Je tapote mes doigts sur mes genoux, bien trop nerveux. Je n'ai pas envie d'en rester là avec elle. Je n'ai qu'une hâte, c'est de retourner voir ce dont elle est capable.

-C'est un gros risque que tu as pris, mais je ne sais pas à quel point cette perte du père l'affecte, si elle est si importante alors, en effet, tu n'avais pas le choix. Un esprit perturbé ne peut pas avancer correctement dans son apprentissage et, dans ton travail, l'aspect « sensibilité » de ton apprenant est essentiel. On ne se contente pas de leur enseigner des mathématiques, il s'agit d'un art qui se mêle à la construction de notre image, de nos volontés, de notre identité. Ça touche en tout point à la personnalité de chacun et, si elle a une personnalité si torturée, eh bien, tu pourras justifier ton choix dans ton rapport. Tu m'informeras de son retour ?

-Tout à fait. Et quand viendrez-vous faire une évaluation de terrain ?

-Oh, je ne te dirai pas quand, mon garçon ! Tiens-toi prêt à tout instant à devoir m'expliquer ce que tu as fait avec ton élève le jour de ma venue. N'oublie pas que je vous aurai observé avant cela, alors sois rigoureux, et tout ira bien.

Soulagé, je reçois sa main tendue avec joie, ainsi mettons-nous un point final à la première étape de mon travail. J'ai hâte de raconter ça à mon père ! Je me rends à la maison familiale. En passant dans les airs, je salue quelques amis. Mon sourire se crispe cependant lorsque je survole la maison des Eo. J'espère vraiment y arriver. Dès demain matin, je repartirai au petit jour, en croisant les doigts pour qu'Abby me fiche la paix. Léo est ma priorité, mon stage et rien que mon stage ! Je prierais tous les dieux humains pour qu'elle accepte. Je l'apprécie déjà. Je ne veux pas changer d'élève.

Arrivé chez mon père, je me reconstitue dans le salon. Ouf ! La fatigue du voyage, les transformations, le stress de l'entretien, tout me retombe dessus, dans le meilleur endroit du monde pour me reposer. Mon père n'est pas encore là, trop accaparé par les réunions du Conseil. Il réunit tous les Anémois de plus de quarante-cinq ans qui le désirent. Les maitres sont vivement invités à s'y joindre et particulièrement respectés. En général, cela permet aux familles de toutes avoir un membre présent, avec parfois un creux de quelques années. Nous ne vivons pas tous vieux, ici. Mais au moins la moyenne est-elle au-delà de cet âge. Mon père en a soixante-deux. Lorsqu'il revient, son jet de particules est plus vif que d'ordinaire, et il se reforme en un temps record : aucun doute, il a été averti de mon arrivée. Il écarte des bras chaleureux en me voyant, aussi grand que moi, mais plus ridé et grisonnant. Je porte son code génétique, après tout. Une bonne accolade signe nos retrouvailles.

-Ahhhhhh Kaï, comme tu m'as manqué ! Je ne suis pas encore habitué à te voir voyager seul. Comment s'est passé l'entretien, dis-moi !

-Je crois que Tyler était plutôt content, je ne débute pas trop mal. Je lui ai exposé mes doutes, je sais qu'il aime bien donner des conseils, je pense que mon honnêteté était ce qu'il attendait.

-Et la petite ? Comment est-elle ?

Je lui tourne le dos pour me servir à boire, mais aussi pour étirer mes lèvres et garder pour moi les émotions qui m'étreignent en revoyant son sourire en coin, ma petite victoire contre cette furibarde. Même à mon père, je ne peux rien évoquer de cela.

-Ohh, elle est... intéressante. Plutôt fière et agressive, mais alerte et déterminée. Il y a de quoi en tirer un bon potentiel, si... si elle se prête au jeu.

Et moi, je ne veux pas la laisser à quelqu'un d'autre. Je me sens bien avec elle, elle me fait si vite rire. Ses questions qui piquent au vif et ses réactions disproportionnées sont bien loin de l'image que je m'étais faite d'une élève désireuse d'apprendre et studieuse. Mais finalement, c'est mieux ainsi. J'aime relever des défis.

-Comment ça, si elle se prête au jeu ?

Là, je me tourne vers lui. Plus de trace de mon plaisir d'aller la revoir, c'est la peur de l'échec qui hante mon visage. Il est une des seules personnes à qui je peux vraiment parler du souci. Mon père était l'ami du sien.

-Elle n'est pas très emballée par notre monde, à cause de... de son père. Elle a beaucoup de rancœur en elle. Mais je vais pas pouvoir en tirer grand-chose si elle reste là-dessus, elle va devoir faire face à ces émotions qu'elle a enfouies, et je ne sais pas si elle osera.

Mon père soupire. Son regard le transporte à une autre époque, je n'en doute pas. Les mots passent à peine dans sa barbe bien taillée.

-Comme c'est triste. Léonie est sa seule enfant. Il faut que tu réussisses, fils. Tu sais ce qu'elle risque, sinon.

-Tu crois toujours que cette histoire n'a pas vraiment eu de fin ?

-Hélas, je ne peux pas en parler au Conseil. Pas de preuve tangible. Fais de ton mieux, c'est tout ce que je peux te dire. Moi, je surveille ici et s'il y a un souci, je t'envoie le message. De ton côté, ne te contente pas d'enseigner. Protège-la, s'il te plait.

Je sais très bien, au ton inquiet qui l'habite, qu'il est plus que convaincu de son mauvais pressentiment. Est-ce qu'il est envahi d'une peur irréaliste, par amitié, ou est-ce plausible ? Nous n'en parlons qu'à mi-mots, tant ici les murs peuvent avoir des oreilles invisibles. Même si mon père a une capacité stupéfiante pour ressentir les autres départiculés près de lui. Aussi, nous ne dirons rien de plus. On préfère profiter de notre fin de journée ensemble à se remémorer tout ce qu'il a fallu traverser pour que j'arrive à ce stade de « presque maitre », à se boire l'un ou l'autre breuvage du coin qui me manquait ou à arpenter les rues, pour qu'il puisse exprimer sa fierté et moi revoir un peu mes amis. Du moins, ceux qui ne sont pas en stage.
Le lendemain, cela ne m'empêche pas d'être impatient de rentrer. Je mange très sucré : il me faut une énergie rapide et qui ne pèse pas trop lourd. Se déplacer plusieurs heures par-dessus une mer glacée n'est pas de tout repos. Même si on ne voit pas tellement le temps passer, car penser dans ces conditions est vite fatigant. Je me contente de ressentir. Je me dirige vers un des tuyaux qui bordent la mer enfermée dans notre île semi-flottante. L'effet du froid imposé à la base crée une eau purifiée en partie par l'air factice. Il « pleuvine » sur nos mers, juste avant nos plages. C'est dans ces petites pluies que je peux refroidir, descendre sous terre naturellement, puis subir les restes de chaleur volcanique et suivre la vapeur d'eau jusqu'aux nuages, frontière de notre univers. J'essaye de m'imaginer la tête que ferait Léonie en découvrant tout ça. Le temps que je me déplace jusqu'à son méridien, il devrait être quinze heures chez elle. Je visualise la rue de son école, avant d'éparpiller mes cellules à l'entrée du tuyau de sortie. Les courants ascendants font le reste et me propulsent hors de la limite. Aussitôt, je file, guidé par les différentes odeurs que le vent charrie, selon qu'il vient du sud, de la côte ou des grands axes de bateaux des humains. Je sens la nature qui me guide où je dois être : près d'elle. 

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