Chapitre 12 : vent debout (2)
Mais une fois dans son jardin, je la sens anxieuse. L'instant des révélations se rapproche et je la touche à plusieurs reprises lors de nos entrainements de pancrace. Je ne l'engueule pas. Ça ne servirait à rien, elle est en pleine vague de dépréciation, en plus. Mais finalement, après à peine trente minutes d'entrainement, je m'assois sur une chaise de sa terrasse et lui fait signe de me rejoindre sur la plus proche. Elle pousse un soupir épuisé tel un remerciement et se déplace d'un air las jusqu'au meuble salvateur.
-On va s'arrêter là, OK ? J'aimerais te parler.
-On va passer la soirée à parler, marmonne-t-elle agacée, et tu veux en rajouter une couche ?
Hm ! Bien, j'ai compris, on va éviter de tout de suite aborder son mental en berne et dévier sur un sujet qui risque bien de l'amuser, moqueuse comme elle est.
-Eh bien, j'aimerais te parler de mon propre maître d'apprentissage, Tyler. Il est venu me trouver devant ton école avant que tu arrives.
Je gratouille ma barbe et elle fixe mon doigt recourbé d'une façon qui augmente ma gêne. Ils se sont passé le mot pour me foutre la pression, ces deux-là.
-Il aurait voulu assister à cet entrainement, mais je lui ai expliqué la situation particulière de cette journée. Il va revenir demain. Écoute, pour ne pas te mentir, sa première visite avait eu lieu la fois où tu as décidé de finir trempée sur le toit et ma note était moyenne.
Je vois ses sourcils se froncer et anticipe aussitôt ce qui traverse son esprit revêche.
-Je ne t'en veux pas hein, et soyons clair, je ne veux pas que tu fasses les choses bien uniquement pour sauver ma peau ! Mais il faut que tu saches que... en cas de deux notes en dessous de treize sur vingt, je serai en échec de stage, même si je peux réussir mon année théorique avec la moitié. Ce qui signifie aussi que... enfin, si demain ça se passe mal, Tyler peut interrompre ma mission et... tu aurais quelqu'un d'autre comme professeur. Peut-être est-ce au fond ce que tu veux, peut-être que je... que je n'agis pas bien avec toi... Que je ne trouve pas le petit déclic pour débloquer tes entraves, je... je débute moi aussi, j'étais pas préparé à gérer des souffrances comme la tienne... J'ai rien appris qui puisse t'aider et ça m'énerve. Tu comprends ça ? Alors, je ne dis pas ça pour que tu me prennes en pitié, mais tu dois comprendre ce qui se joue demain, parce que... l'honnêteté, pas te manquer de respect, et tout ça...
Ma main voltige comme pour rappeler l'étendue de la discussion que nous avions eu à ce propos. Elle est passée de la méfiance à la malice et pouffe. Je regarde le sol, crispé de colère envers moi-même, jusqu'à ce que ses doigts se posent sur mon bras, avec une délicatesse à laquelle elle ne m'a pas habitué. Surpris, je détourne le regard vers le sien et subis son ricanement.
-Oh, Kaï, calme-toi ! Ne me pique pas mon rôle, c'est à moi de péter un boulon et ne pas tracer droit sur la route. Si tu t'y mets aussi, on va jamais s'en sortir.
Désireux plus que tout d'alléger l'atmosphère qui me pèse, surtout quand elle vient comme ça au contact et à proximité, je rebondis sur cette image loufoque.
-Ne pas tracer droit sur ta route, hein... Et moi, je suis quoi, sur ta route ?
Elle regarde le fond du jardin, tapotant son menton dessous une mine exagérément songeuse. Ses paupières se plissent, sa bouche se tord dans une moue délicieuse... J'envie l'air d'avoir plus le droit que moi de frôler ses jolies lèvres.
-Le feu de signalisation !
Son exclamation soudaine me laisse pantois. On nage en pleine absurdité, je vois déjà le rivage de la folie à l'horizon...
-Qu-Quoi ?
-Mais oui ! Tu me dis toujours « Arrête ! », « Vas-y ! », « Pas maintenant ! », d'aller à gauche, à droite, tu m'empêches de me prendre un sale truc dans la tronche en chemin, ouais, le feu c'est bien !
-Arrête de dire des conneries, voyons ! lancé-je aussitôt.
-Là, tu vois ! Feu rouge de Maitre Kaï ! « Arrête ça tout de suite, gneu gneu gneu ».
Elle enfonce le clou avec une voix grotesque de gros pataud autoritaire et je me replie dans un grand soupir. La bonne chose, là-dedans, c'est que je suis parvenu à la faire rire. Mais je sais qu'elle esquive ainsi la gravité du moment. Les dents serrées d'humiliation inadmissible, je maugrée :
-Alors tu me vois comme ça, un type qui donne juste des ordres sans cesse.
-Tu aurais voulu que je réponde quoi, à la place ?
Je croise son regard. Il est intense, il attire l'attention comme la perle précieuse qui se révèle sans crier gare, brillant d'ingéniosité. Elle m'a retourné la question. Je suis coincé, évidemment : si je mens, elle le prendra mal, après avoir elle-même jurer de tout dire... Alors, je me lance, après une longue expiration pour me détendre. Je dévie le cou ; inutile de trop la contempler en même temps, ça ne m'aidera sûrement pas.
-Je sais pas, un système d'abs, une sorte de roc dans la tempête qui a tout le temps l'air de te traverser.
Elle tapote mon bras en mode « t'es mignon », puis le retire. Non, reviens ! Mon idiot de cœur gémit dans son coin et j'ai envie de le baffer. Est-ce seulement le moment adéquat pour que ce crétin me torture ?
-Tu connais la maxime où le diable te dit « tu ne pourras pas traverser la tempête » et que tu lui réponds « je suis la tempête » ? Eh bien moi, je suis comme ça, mais... je ne suis pas une tempête. Je suis plutôt... un orage. Ouais.
Elle perd de sa superbe, le retour de sa mine plus maussade est le reflet de sa franchise. Nul doute pour moi : elle a viré le masque. Dans un petit soupir, elle développe son idée, on dirait même qu'elle ne me parle plus vraiment, ses yeux perdus dans le vague.
-Un putain d'orage. J'arrive, j'assombris tout, je laisse le suspense sur quand je vais me décharger et paf ! Je balance mes éclairs dans tous les sens, personne ne les voit venir. Puis il ne reste pas un chat en dehors des abris. Personne autour de moi. Et je repars me décharger ailleurs. L'éclaircie arrive quand je ne suis plus là. Je suis instable et craignos. Toute la puissance du monde dans un seul de mes assauts ne changera rien à cela. Ça sort de tes compétences, Kaï, accepte-le. À moins que... qui sait, la malédiction qui nous frappe est peut-être un miracle, en vrai ? Nous ne le saurons jamais, vu que tu ne veux rien essayer de ce côté-là.
L'image lui va bien. Léo est, en effet, un orage. Mais un merveilleux orage. Entière et pleine d'énergie à revendre dont elle fait trop souvent mauvais usage. Une source d'électricité qui m'assomme dès qu'elle me touche. Il y a dans sa chaleur un doux foudroyeur qui m'effraye. N'est-ce qu'à cause de notre situation sociale et des mœurs qui l'entourent ? Elle a l'œil fixe et triste depuis la fin de sa tirade, les épaules voûtées. Ma main se pose sur l'une d'elle et les deux se redressent dans un sursaut. Léo pivote vers moi. Son visage teinté de mélancolie n'est même pas un mètre de moi, mais je garde un sourire en coin plutôt assuré.
-C'est simple, tu veux qu'on continue l'aventure ensemble ?
-Plus que tout, affirme-t-elle sans faillir.
-Alors, demain, petit orage, je veux que tu fasses des étincelles devant Tyler ! La théorie, je ne m'inquiète pas, tu as bien avancé dessus lorsque tu avais du mal à...
-Oui oui, ne reparlons pas de ça, coupe-t-elle.
-OK, et ton style propre, c'est trop tôt pour l'identifier. Alors on fera du pancrace devant lui. Je te déposerai une feuille qui récapitule le déroulement d'un combat de pancrace officiel, au matin, et j'aimerais que tu la révises durant la journée. On fera les derniers essais devant mon formateur. Je pense que tu as déjà pas mal de quoi te défendre, au fond de toi. J'ai confiance, tu vas gérer.
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