Chapitre 10 : Intermédi-air (1)


Ce dimanche, Kaï me laisse récupérer. Ouais, la journée d'hier a été longue, en même temps. Il commence à faire beau, les congés de printemps arrivent, j'ai hâte. Ne plus me lever pour aller au cours, le bonheur ! Il reste deux semaines à supporter. Mais je sens que si j'arrive à mieux contenir mes capacités toute neuves, ça deviendra bien plus supportable. Je suis beaucoup plus motivée pour entamer cette semaine que la précédente, c'est clair.
Je décide de rester allongée sur le transat. Bien sûr, il fait encore humide et je suis obligée de mettre des serviettes sur le treillis de base pour ne pas finir trempée. Mais là, dans la brise fraiche, avec mon pull, je suis bien. J'expire et essaye ce dont j'étais incapable hier, puisque c'est si important : la pleine conscience. Mes muscles épousent mieux le support souple, j'écoute la haie qui frémit sous le petit vent du midi. Paupières closes, je vide ma tête, centrée sur mes sens en éveil. Je sens tout à coup quelqu'un venir et, rien qu'à sa manière de se mouvoir, je sais que c'est ma mère. Avant, j'aurais sursauté dès qu'elle aurait brisé le silence, mais maintenant, fermer les yeux ne m'empêche pas de concevoir mon environnement proche... C'est dingue, ces pouvoirs !

-Léo, tu n'as pas faim ? Ça va être l'heure de table.

Je ne rouvre pas les yeux. Je suis fascinée par cette vision différente du monde qui s'est éveillé en moi. Mais je ne peux même pas lui en parler... Soupir. Il va être temps de provoquer les aveux...

-Non, je suis bien, soufflé-je à moitié absente. J'ai les jambes en compote après les courses d'hier. Et j'ai pas fort faim, me suis levée tard.

-Alors, ta journée avec Kaï s'est bien passée ?

Rien qu'au ton de sa voix, j'imagine son sourire en coin. Mais qu'elle est exaspérante avec ça ! Surtout, elle ne se rend pas compte qu'elle me pend encore plus sous le nez un homme succulent inaccessible. Ma déception d'hier revient en force.

-C'était... plein d'inattendus, résumé-je. Et pas ceux que tu crois.

Elle sort un grognement et n'insiste pas. Je l'entends nettoyer la table de jardin, sans doute inspirée par ma prise d'air frais.

-On mange dehors ?

J'approuve. Il a fait si moche tout le mois de mars !

-J'aimerais bien qu'on mange un bout avec Kaï, comme ça tu pourras lui poser tes questions directement. Et puis... y a des choses dont j'aimerais parler avec vous deux. Autour d'un repas, ce serait plus facile.

-Hmmm OK, dit-elle avec une mine suspicieuse. Ce n'est pas comme si tu me demandais souvent ce genre de service. Ça nous changera de nos tête-à-tête !

Voilà, je prépare le terrain pour la pire soirée de ma vie. Une journée sans croiser Kaï, ça fait quand même du bien. Mine de rien, il est une véritable source de stress. Parce que je dois réussir ses exercices, parce que je ne sais pas ce qu'il a prévu de me faire vivre chaque jour, parce qu'apprendre des trucs sur mon père bouleverse mon ordre intérieur, parce qu'il me provoque des idées salaces tout en m'envoyant chier et en réclamant à ma frustration d'aller se faire voir ! Un jour, il va pousser le vice jusqu'à se foutre torse nu pour un entraînement de pancrace et il me fera encore sa tête de sérieux choqué par mes mauvaises pensées qui parasitent son stage. Je cerne tout doucement le personnage. Je me demande juste si ça l'amuse de me tester comme ça. Est-ce qu'il voit ce qu'il provoque, en tient-il compte pour déployer ma colère ou évaluer ma capacité à la contenir ? Ou bien est-il réellement en train de placer cela au second plan derrière sa putain de carrière pro, au point d'être dans le déni ? Les mœurs d'Aéris sont peut-être fort différentes des nôtres. Puis-je encore dire « nôtres » ? Mais franchement, si sur Aéris on préfère bosser plus fort que s'offrir une bonne nuit caliente, je ne suis pas sûre de vouloir quitter le monde humain habituel. C'est pas non plus comme si c'était un prof tenu par les lois humaines ou poursuivable en justice, personne ne le connait ici, et on n'a pas dix ans d'écart, c'est clair. Tiens, ça fait un moment que la question me brûle les lèvres. Alors, dès le lendemain, à la sortie des cours...

-Dis, Kaï, t'as quel âge, au fait ? Est-ce qu'en étant un pur produit de ton père, tu vieillis différemment ?

Il éclate de rire en hochant la tête. Vas-y, paye-toi la mienne ! Mon visage boudeur le force à me répondre plus vite, tandis que nous marchons dans le parc. Son t-shirt assorti à ses godasses le ferait passer pour un Gilet Jaune, j'étais déjà pas trop ravie en le voyant débarquer à deux pas de mon école.

-Non, cela ne change rien. J'ai l'avantage de baigner dans l'apprentissage de mes capacités depuis tout petit, je les maitrise mieux, mais en terme de puissance, j'ai à peine plus que toi.

Mon sourire se fiche à son tour de sa poire.

-Quelle modestie, maitre ! Déconne pas, t'es plus fort que moi et de loin. Ça ne me dit pas ton âge.

Il regarde ailleurs en soupirant. Eh bien, soyons deux frustrés, ça me convient ! Lui aussi doit mettre de l'eau dans son vin.

-Nous n'avons pas prouvé si la force des Anémois cellulaires par rapport aux Anémois semi-humains était due au fait de grandir dans un milieu favorisant la maitrise de soi et la connaissance de son corps, ou à une puissance génétique. En vrai, je crois... qu'on préfère ne pas creuser la question plus que ça. Imagine les discours qui en ressortirait, les décisions que ça entrainerait, que ce soit dans un sens comme dans l'autre ? Te retirer à ta mère dès la petite enfance, pour t'entrainer au maximum ? Te dire que tu ne mérites pas d'avoir un diplôme de maitrise, au nom de ta semi-ascendance humaine ? Tu peux tout à fait réussir ces épreuves. Elles ne sont pas pour les plus forts, elles sont adaptées à ce qu'on attendrait d'un résident d'Aéris. À quoi ça te servirait d'être la plus forte ? Tu te crois en guerre ?

Son petit air moqueur provoque mon coup de coude dans ses côtes et ma réplique. Je suis curieuse de connaitre sa réponse.

-Et toi, t'as pas voulu devenir un maitre pour prouver ta force ? Pourquoi, alors ? 

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