Première partie (2/3)

5


« Ugh » râle Amanda face au sourire niais d'une gamine au visage quelconque.


Sourde à son dégoût, ou alors vraiment très conne, la gamine en question brandit devant elle la maquette en plastique censée représenter les effets à long terme du réchauffement climatique. Un Lego assis sur une petite île tropicale (on sait qu'il s'agit d'une île tropicale parce qu'on y a planté un palmier) attend tranquillement son heure tandis qu'un sèche-cheveux peine à faire fondre les trois glaçons et demi disséminés dans le tupperware.


« Ça craint, résume Amanda.

— L'idée est p... commence Tori, assis à côté de son amie sur une chaise en plastique du CDI.

— Au moins moi j'ai fait quelque chose ! tranche l'autre gamine comme s'il n'existait pas. Qu'est-ce que tu fais, toi, à part critiquer toutes mes idées ? Tu restes assise sur ton gros cul en attendant que Tori et moi on fasse tout le travail !

— Qu'est-ce que t'as dit sur mon cul, pétasse ? C'est pas avec tes deux neurones atrophiés et tes jouets en plastique qu'on va gagner, pauvre débile !

— Et depuis quand ça t'intéresse d'avoir des bonnes notes, la racaille ? »


Les chaises des deux adolescentes émettent un grincement à faire frissonner les sourds tandis qu'elles quittent leur position assise pour se faire face, les mains posées sur la table, le regard assassin. Même la façon agacée dont la bibliothécaire scolaire leur réclame le silence ne suffit pas à leur faire jeter l'éponge.

Tout ça a pourtant commencé très simplement. La jeunesse de Sunnyside, pour toucher le cœur inexistant des politiques ou une connerie du genre, a reçu la consigne d'exprimer de façon créative leurs craintes pour l'avenir. Les plus pertinents auront l'incroyable privilège de se voir attribuer la note maximale en travaux pratiques et de serrer la main d'un ministre dont ils auront oublié le nom deux heures après.

C'est le truc le plus ringard qu'ont été donnés de voir les yeux pourtant expérimentés d'Amanda, mais même elle avouerait à quiconque lui poserait la question qu'une bonne note ne serait pas de trop sur son bulletin. Jessamine et Couillon sont sur les nerfs depuis son redoublement. Et elle a beau essayer de ne pas trop leur en vouloir pour ça, Amanda ne peut empêcher ce fait de l'énerver au plus haut point. Ils n'ont qu'à l'encourager un peu au lieu de l'engueuler comme du poisson pourri dès qu'elle ouvre la bouche ! John a redoublé, lui aussi, et ça ne l'a pas empêché de devenir chirurgien.


« Sérieux, poursuit la morveuse sous l'œil impuissant de Tori, tu débarques d'Australie et tu te crois tout permis ! Retourne chez les kangourous !

— Je viens de Seattle, abrutie !

— Bah quoi ? C'est en Australie, Seattle ! Tu crois que je sais pas ça ?

— Ça suffit ! » intervient tout à coup Tori.


Le fil de sa patience touche à sa fin. Ses deux voisines sursautent tandis qu'il se lève aussi brutalement qu'elles l'ont fait, abattant le plat de sa main sur la surface glissante de la table.


« On risque pas d'arriver à grand chose si vous continuez à vous prendre le bec comme deux gamines, dit-il. Sérieux, vous faites que vous mettre des bâtons dans les roues depuis tout à l'heure.

— Quoi, tu la défends ? s'indigne Amanda.

— Je défends personne, et j'accuse personne non plus. On n'arrivera à rien si on n'arrive même pas à s'entendre. Pauline, poursuit-il à l'intention de la troisième membre du groupe, je trouve ton idée pas mauvaise, mais l'exécution est foireuse. Faut qu'on en trouve une autre. Et t'es injuste avec Amanda, c'est quand même elle qui a dégoté toute la docu dont on avait besoin. Par contre, enchaîne-t-il aussitôt, réduisant à néant le sourire arrogant de son amie, Amanda, t'avais pas besoin de dire les choses comme ça. C'est vrai que Pauline est la seule à avoir avancé une idée concrète pour l'instant. Elle a même préparé la maquette toute seule ! Alors ayez un peu d'indulgence l'une envers l'autre. On est alliés, pas ennemis. »


L'assurance des deux filles, apparue au fil de la défense de Tori, se dégonfle comme un ballon sans nœud. Elles détournent le regard, chacune trop fière pour faire le premier pas. Les mots du garçon résonnent en elles avec la force arrogante de la vérité. Mais si le réaliser est une chose, l'admettre en est une autre.

Pauline est la première à s'avouer vaincue. Elle dévisage sa voisine (qui, elle, n'a pas bougé) et, les lèvres pincées, finit par lui tendre la main en soupirant.


« Il a raison, lâche-t-elle. J'ai été... J'aurais pas dû dire tous ces trucs méchants. Excuse-moi. »


La main tendue s'emmoite d'appréhension. De longues et pénibles secondes s'écoulent encore avant qu'Amanda, peu étouffée par la culpabilité, finisse par baisser les yeux sur ce signe de paix. Comment cette petite conne a pu trouver le cran de faire le premier pas ? Si elle voulait prouver sa maturité à Tori, c'est raté.


« Ouais, pareil, marmonne la jeune fille entre ses dents. Désolée. »


Leur poignée de main est enduite de trop de mollesse pour convaincre le garçon, qui adresse un regard insistant à sa meilleure amie. Celle-ci manque d'exploser de honte. Pourquoi la torture-t-il ainsi ? C'est trop humiliant !


« J'aurais pas dû... dire tous ces trucs nuls non plus, développe-t-elle à contrecœur. Pardon. Mais Seattle, c'est pas en Australie. C'est une ville dans l'état de Washington.

— Ah, bon.

— Regarde sur une carte si tu me crois pas !

— Je te crois... »


Pauline, gênée, ébouriffe ses boucles brunes avec une mine perplexe. L'agacement arrondit les yeux d'Amanda sans qu'elle ait le cœur d'ajouter quoi que ce soit. Tori semble satisfait de sa victoire. Elle ne voudrait pas lui enlever ça.




« Ça te manque, Seattle ? »


La question surprend autant Amanda que le fait qu'elle soit en train de rentrer chez elle en compagnie de Tori Fairfield. Un heureux hasard a placé la demeure de sa nouvelle famille (elle vomit un peu dans sa bouche) à deux pâtés de maisons de celle de son ami ; il suffit de marcher dix à quinze minutes après être descendu du bus pour la rejoindre. Un beau et grand foyer familial où il fait bon vivre à deux pas de la plage. Elle ne l'avouera jamais, mais Amanda est carrément jalouse.


« Ouais, grave, répond-elle, peu désireuse de tourner autour du pot.

— C'est très différent de Sunnyside ? »


Incrédule, l'adolescente bat des cils. Si c'est différent ? Il se fout d'elle, non ?


« Euh, ouais ? Déjà, là-bas, ils sont au courant qu'un immeuble peut faire plus de deux étages.

— On a un motel de trois étages à l'entrée de la ville » soulève Tori.


Sourcils arqués, Amanda lève les mains en signe de respect. Son sac en jean rebondit contre son dos à chacun de ses pas. Elle ignorait avoir affaire à un citadin.


« Oh, et y avait même un grand hôtel avant que le quartier touristique disparaisse, se rappelle Tori après un court silence. Le Toit du Monde, je crois.

— Merveilleux, commente Amanda. C'est la peine que je demande pourquoi il a disparu, ce quartier, ou...

— Une tempête.

— Oh. Ouais, OK. Cool.

— Elle a fait plein de morts. »


Amanda est sur le point de se confondre en excuses, mais la manière dont le garçon continue de siroter sa limonade citronnée lui fait comprendre que l'événement ne l'a pas plus touché que ça. Était-il seulement né ? Elle se renseignera.


« Enfin, ouais, c'est différent, reprend-elle. Y a de l'eau partout, mais y a aussi des forêts et des montagnes... C'est vachement plus beau qu'ici. Oh, et on connaît les grandes surfaces. Y a aussi plein de musiciens trop cool qui viennent de là-bas !

— Te reste plus qu'à être la prochaine.

— Et comment ! Amanda Redfield est née pour être une rock-star !

— Continue de parler de toi à la troisième personne, tu tiens le bon bout. »


Ils échangent un rire et un coup de coude complice. La route jusqu'à chez elle paraît défiler sous les pieds d'Amanda. Même si elle s'arrêtait, le béton se métamorphoserait en tapis roulant pour la jeter dans la gueule ouverte de son domicile.

Elle frissonne, son sourire figé sur ses lèvres.


« Ça doit te paraître nul, ici, médite Tori. Te faudra du temps avant de te sentir chez toi.

— J'ai pas l'intention de me sentir chez moi, lui confie la jeune fille. Dès que j'en ai l'occasion, je me casse.

— Hein ? Comment ?

— Par les trains. J'ai lu les journaux, y a plein de jeunes qui font ça. Ils sautent dans les wagons en marche et s'arrêtent quand bon leur semble. Ça fait rêver, non ?

— Mais... mais pourquoi ? Et ta famille ? »


Une grimace déforme les traits d'Amanda. Tori est dans l'ignorance la plus totale quant à sa situation et elle tient à ce qu'il y reste. Que penserait-il de Couillon s'il le rencontrait ? Surtout, que penserait Couillon de lui ? Amanda a su se murer dans l'indifférence la plus totale en ce qui concerne les remarques faites par ce vieux salopard, mais Tori n'est pas comme elle. Tori est fragile. Et ce connard de Couillon brise tout ce qu'il touche.


« Ils peuvent bien crever. »


Amanda crache ces mots avec tout le mépris dont elle est capable. L'espace de quelques instants, elle parvient même à se convaincre qu'elle le pense réellement.

Intimidé par cet aveu, Tori abandonne le sujet. Il avance aux côtés de son amie, muet, le nez plongé dans sa limonade. En prenant conscience de son malaise, Amanda le bouscule gentiment.


« Eh, t'inquiète, lui dit-elle. Je t'enverrai des cartes postales. »


Tori, comme à son habitude, répond à la plaisanterie par un sourire.

À quelques nuits de là, Amanda se réveille gelée d'un cauchemar dont elle garde pour unique souvenir trois yeux sans relief et une pénombre sans fond. Des yeux qu'elle a déjà vus auparavant.



6


« Halloween !? »


Jessamine grimace en se massant une oreille, mais Amanda est trop énervée pour remarquer à quel point sa réaction est exagérée. Elle pose les mains à plat sur la table de la cuisine et se redresse tant sur sa chaise que ses fesses en décollent.


« Je suis censée passer la soirée chez Tori à mater des films ! leur rappelle-t-elle. Il devait me présenter ses parents et tout, c'est décidé depuis des semaines !

— On sait, mais c'est un imprévu de dernière minute. Tu te doutes bien qu'on ne ferait pas appel à toi si on avait le choix, déplore Couillon.

— Oh, merci de me rappeler à quel point je suis appréciée dans cette famille. J'en pleurerais presque.

— Ça n'a rien à voir, Amanda, les recentre Jessamine. Tu sais à quel point Sarah aime faire la tournée du quartier... David devait l'accompagner, mais il va devoir se relayer avec ses collègues pour couvrir les horaires d'un arrêt maladie.

— Et puis, enchaîne celui-ci, j'avoue que je préfère te savoir avec ta sœur plutôt qu'en compagnie d'un garçon... »


Sa remarque assène le coup de grâce à Amanda. Elle le gratifie d'un regard dépité, les lèvres retroussées en un masque incrédule.


« T'as peur de quoi ? Qu'il me mette en cloque ?

— Exactement. Tu sais, c'est à ton âge que le risque est le plus important. On se croit à l'abri des conséquences et...

— J'ai treize ans ! intervient la jeune fille. Il en a douze, on est en cinquième ! Vous croyez vraiment qu'on va passer la soirée à jouer à touche-pipi ? On a mieux que ça à faire ! »


Affligée, Jessamine se passe une main sur le visage. Elle interroge son mari du regard pendant qu'Amanda se secoue les méninges. Halloween est la soirée idéale pour regarder des slashers en se goinfrant de bonbons ; s'ils l'obligent vraiment à annuler, ils ont intérêt à prévoir une sacrée compensation.


« OK, cède-t-elle, je vais le faire, mais j'ai deux conditions.

— Tu te crois en mesure de discuter, jeune fille ?

— Ouais, rétorque Amanda avec un haussement d'épaule. Vous pouvez pas m'y obliger, et si je le fais pas Sarah sera plus en colère contre vous que contre moi. »


Les deux adultes s'échangent un regard inquiet. Amanda sait qu'elle les tient – et elle n'aura même pas eu à dire que même si la morveuse lui en voulait, elle s'en battrait les roubignoles.


« Très bien. Expose-nous tes revendications, demande sa mère en plissant les yeux.

— Déjà, Tori vient avec nous. C'est non-négociable ! ajoute Amanda en voyant Couillon se préparer à la riposte. J'étais censée passer la soirée avec lui, je vais quand même pas lui poser un lapin. Et puis, on pourra pas forniquer tant qu'on sera avec Sarah. Comme ça tout le monde est content.

— Admettons, soupire Jessamine. Et ta deuxième requête ?

— Sarah va vouloir qu'on ait un déguisement d'enfer. Donc, on a besoin d'argent. »


Comme émoustillés par la simple mention du bien le plus précieux au monde, les yeux de Couillon gonflent dans leurs orbites. Il émet un hoquet bizarre avant de reprendre la parole.


« Ça, c'est hors de question ! Tu t'attends vraiment à être payée pour passer du temps avec ta famille ?

— Vous êtes pas ma famille, lui rappelle sèchement Amanda. Et je demande pas à être payée, je demande à ce que vous nous achetiez des costumes. Indirectement. Mais bon, si tu tiens tant à annuler... Ta fille va être tellement déçue...

— Combien ? s'enquiert Jessamine.

— Enfin, chérie on ne peut tout de même pas... tente de l'arrêter Couillon.

— On va arrondir à cent dollars, coupe Amanda. Trente dollars par costume, et un pourboire pour votre serveuse dévouée. Oh, et je dors chez Tori.

— Ça, c'est hors de question.

— J'aurai essayé. Ça veut dire que c'est d'accord pour le reste ?

— Bien sûr que non ! s'exclame Couillon. Pas vrai, chérie ?

— C'est d'accord pour moi. »


Amanda sent un sourire étirer les traits de son visage. Sa mère n'est pas devenue totalement nulle, en fin de compte.

Couillon finit par se rallier à la cause avec un soupir vaincu. Pas mécontente de ses négociations, Amanda daigne même lui serrer la main. Sa poigne est la plus ferme possible.


« Une grande victoire pour la démocratie » dit-elle avec le plus grand des sourires.




« Et c'est comme ça que je les ai convaincus de nous filer cent dollars pour les costumes. »


Le ricanement de Tori sonne comme une douce mélodie à ses oreilles. Il retient sa toque de nonne zombie démoniaque, qui manque de s'envoler dans un nouveau courant d'air, et plaque le bas de sa tenue contre ses jambes pour éviter d'en faire profiter toute la rue. Déçue, Amanda se mord une joue.

Sarah gambade devant eux, ravie par son costume de Sally et le maquillage qu'a pu lui appliquer une vendeuse du magasin de déguisements – un petit truc planqué dans une ruelle sombre et odorante qui doit faire son chiffre d'affaire grâce à deux ou trois jours dans l'année. Amanda la surveille à travers les ouvertures de son masque. Sarah, une gamine de neuf ans métissée du côté de sa mère (Couillon serait peut-être un peu moins couillon s'il était issu d'une minorité ethnique, qui sait), peu portée sur le social mais trop maligne pour son propre bien, a accueilli l'arrivée de Tori d'un sourire entendu. Le garçon lui a tout de suite plu. Quelque part, Amanda s'en réjouit, mais elle craint tout de même qu'elle aille rapporter à David à quel point sa présence semble la faire pétiller de l'intérieur.

Oh, et puis zut. Elle la traitera de menteuse et de fayote, voilà tout. Tori et elle en ont vu d'autres – la racaille et l'intello de la classe, ensemble, pas étonnant qu'on les prenne en grippe.


« On arrive chez madame Delacroix, fait justement Sarah en revenant vers eux, elle a toujours des bonbons ! Viens, Tori ! »


La gamine attrape le garçon par le poignet. Celui-ci se laisse entraîner après un sourire mi-navré mi-ravi à l'intention d'Amanda. Ils n'ont presque pas discuté de la soirée.

Elle les regarde s'éloigner avec une pointe de jalousie, arrêtée à quelques mètres de l'entrée de la maison. Une femme en âge d'être grand-mère les accueille avec un sourire charmé avant de remplir leurs paniers de bonbons colorés. Amanda serre le poing autour de son couteau en alu, le souffle alourdi par son masque en latex. Une fille qui manque de lui rentrer dedans fait mine de prendre ses jambes à son cou en gloussant. Elle fait un Michael Myers drôlement convainquant, plantée là sans dire un mot. Un Michael Myers dépressif d'un mètre soixante-six.

La main de Sarah ne lâche plus celle de Tori. Amanda les suit à un mètre de distance, entendant sans l'écouter le monologue que Sarah impose à son ami. Elle doit lui parler d'histoire. Sarah ne parle toujours que d'histoire, sauf quand il lui arrive de développer un autre intérêt qu'elle abandonne à chaque fois presque aussitôt.

Amanda demeure muette jusqu'à ce que la soirée touche à sa fin.




Le néon explose contre la batte de baseball avec une violence inouïe. Les éclats de verre blancs s'éparpillent autour du visage d'Amanda sans incident – non pas que la jeune fille aurait regretté l'inverse. Un bref applaudissement précède le lancer d'un nouveau néon, qu'elle accueille de la même façon.

Amanda s'assied sur le capot d'une voiture aux côtés de Tori une fois le carton vide. Elle s'allonge en soupirant, le haut des cuisses meurtri de nouvelles coupures.

Elle n'a pas eu la force d'y renoncer. La colère était trop forte, le chagrin trop important. La nuit trop sombre. Et elle ne saurait même pas expliquer pourquoi.

Tori s'installe en tailleur et tourne la tête vers son amie.


« Tu veux parler d'hier soir ? demande-t-il.

— Il s'est rien passé, hier soir, balaie Amanda.

— Bien sûr. T'as juste tiré la tronche de manière totalement aléatoire jusqu'à ce qu'on se sépare. C'est vrai que c'était super fun.

— J'étais dans mon rôle. »


Le regard de Tori lui fait comprendre qu'elle ne s'en sortira pas comme ça. Il pivote entièrement vers elle et la dévisage jusqu'à ce qu'elle se décide à reprendre la parole.


« J'étais triste, OK ? lâche-t-elle, agacée. Ça arrive.

— Parce que Sarah était là ?

— Parce qu'elle nous a gâché la soirée ! On aurait dû être chez toi à regarder Halloween ou The Thing en bouffant comme des porcs, pas dehors à faire du baby-sitting pour une gamine débile !

— Eh, elle est loin d'être débile. Je dirais même que c'est l'inverse.

— Sans déconner ! C'est pour ça que vous la préférez tous à moi ? Sérieux, qu'est-ce que vous avez tous à me faire chier comme ça ? Vous m'en voulez à ce point d'exister ?

— Bien sûr que non ! Je dis juste que tu devrais être un peu plus indulgente avec elle. Elle a que neuf ans, tu vas être son modèle en grandissant... Pense un peu à l'exemple que tu veux lui donner. Je veux dire, je savais même pas que t'avais une sœur...

— C'est pas ma sœur, putain ! Et me dis pas ce que je dois faire !

— Désolé, j'ai fait un lapsus. J'ai pas l'habitude des familles recomposées.

— Je m'en bats les couilles ! Fais un effort !

— Merde, Amanda, c'est toi qui te comportes comme une gamine !

— Je t'emmerde ! »


Elle se retourne sur le capot pour lui tourner le dos, les sourcils froncés à s'en creuser le front. Comme si Tori était bien placé pour parler, avec son frère de dix-huit mois ! Ce petit merdeux ne sait même pas encore parler ! Bon Dieu qu'il l'énerve.

Mais pas vraiment. C'est elle, qui l'énerve.

Son corps se met à trembler tandis que les larmes coulent de ses yeux. Amanda renifle bruyamment, s'essuyant le nez du plat de la main – le contact de la morve vaut toujours mieux que d'admettre sa faiblesse.

Elle tressaillit lorsque Tori s'allonge à son tour. Ses bras font le tour de ses épaules, réduisant à néant ses barrières pourtant soigneusement dressées. Amanda hoquette de tristesse.


« Je me sens pas bien » dit-elle.


L'étreinte s'accentue sans que Tori ne dise mot. Le chagrin d'Amanda s'écoule sans plus aucune pudeur, mouillant ses joues, ses lèvres, piquant ses yeux à l'en faire serrer les paupières.


« C'est juste que... ma famille, c'est des nazes. Des enfoirés. Ils me détestent et j'ai peur qu'ils te détestent aussi. Je veux pas qu'ils te traitent comme ils le font avec moi, c'est pour ça que je parle jamais d'eux. Je me porterais mieux s'ils étaient pas là.

— Eh, personne te déteste, répond Tori. Personne sauf toi.

— Alors pourquoi même mes copines de Seattle m'ont jamais appelée ? Pourquoi même papa, même John veut pas que je retourne chez lui ? Y a rien pour moi, ici ! »


Tori secoue la tête en signe d'ignorance. Parfois, les affaires des adultes les dépassent. C'est ce que répète John chaque fois qu'Amanda l'appelle pour le supplier de la reprendre.

Elle chasse ses larmes après les avoir laissées de longues minutes en liberté. Alors, peut-être pour tromper sa solitude, Amanda parle à Tori de sa fugue, de son accueil et de la camionneuse sympa qui l'a déposée chez ce traître de John. Il rit un peu, et elle rit aussi, parce qu'il faut vraiment avoir une case en moins pour faire un coup pareil.


« C'est le dernier cadeau que mes parents m'aient fait ensemble, dit-elle en désignant son skate d'un geste du menton. Mais il est juste... triste et gris. Comme cette ville. C'était peut-être un signe. »


Une moue songeuse aux lèvres, Tori se penche en avant pour ramasser la planche sur roues d'Amanda. Il la retourne dans tous les sens comme s'il y cherchait un signe distinctif.


« Et si on le décorait ? » propose-t-il.


Surprise, la jeune fille se redresse lentement. Elle dévisage son ami en s'essuyant le nez une dernière fois.


« On peut faire ça, non ? insiste-t-il devant sa confusion. Ça l'abîmera pas ?

— Euh... ouais. Je suppose que ouais.

— Cool. Et après, on regardera Halloween en bouffant comme des porcs. »


Amanda rougit. Sa crise passagère lui paraît d'un coup bien ridicule.


« T'es pas obligé, fait-elle.

— Je sais. Mais j'en ai envie.

— Comme tu veux... »


Elle hausse les épaules pour se donner un air détaché, mais son geste ne trompe personne. Elle-même se sent pétiller de joie.

Ils peignent sur le skateboard un coquelicot sanguinolent à la tige enroulée dans celle d'un tournesol. Amanda ignore d'où lui vient cette image, mais elle la trouve poétique – et grave stylée. Et puis, elle lui permet de recouvrir les trois yeux vides ouverts dans sa mémoire. Devrait-elle confier l'épisode du sous-sol à Tori ? Elle aimerait lui en parler mais, même sans en avoir conscience, redoute que quelque chose change dans son comportement. Que son ami la traite comme une personne bizarre ou fragile. Et si Amanda n'est pas bizarre, elle est encore moins fragile.


« Eh, mate un peu, fait la voix de Tori tandis qu'elle apporte au skateboard la touche finale. Je vois un grand avenir d'orfèvre se profiler à l'horizon. »


Curieuse, Amanda lève le nez de son plan de travail. Tori, à l'aide d'une ficelle et de perles demeurées inutiles à leur œuvre, a fabriqué un anneau au design simpliste qui se glisse parfaitement à l'annulaire d'Amanda. La jeune fille accueille le geste avec un rire innocent.


« Attends, attends, je veux en faire un aussi ! »


Amanda, peu habile de ses mains, doit s'y reprendre à trois fois avant de parvenir à un résultat semblable à celui de son ami. Sur les perles, elle grave leurs initiales. Tori reprend son cadeau pour faire de même.


« T'as pas un peu l'impression qu'on se marie, là ? » lâche-t-il tout à coup.


Amanda manque de s'étouffer. Elle y pensait, bien sûr, mais n'osait pas le formuler à voix haute.


« On n'a qu'à dire que c'est pour de faux, dit-elle, inconsciente de l'absurdité de ses paroles. Alors, Tori Fairfield, tu veux être mon mari dévoué et aimant dans la joie et le chagrin jusqu'à la fin de tes jours ?

— Je note que t'as placé dévoué avant aimant.

— Je choisis mes priorités. Alors, oui ou non ?

— Ça dépend si je dois t'embrasser ou pas.

— T'es con ! »


Elle le pousse du coude, joueuse, avant d'échanger son anneau avec le sien. Amanda le portera encore longtemps après que Tori ait fait disparaître le sien au fond d'un tiroir.

La moyenne de la jeune fille, qui a gagné un point durant le trimestre où Tori est apparu dans sa vie, en gagne trois autres avant son entrée en quatrième. Elle croit lui faire plaisir en ramenant chez lui un magazine osé qu'ils feuillettent ensemble dans la sécurité de son lit. Après tout, même si ses parents le découvrent, ils ont l'air vachement plus compréhensifs que les siens – William, pourtant flic, a souri quand Amanda a qualifié leur devoir de maths de conneries d'intello, et Sookee a ricané dans sa manche. La jeune fille veille simplement à ne pas abuser de son langage en présence du petit dernier.


« Mate un peu ses nichons, à celle-là ! » s'esclaffe Amanda en pointant du doigt l'objet de sa remarque.


Le garçon ne sait plus où se mettre. Au final, tout ça les chamboule quand même assez pour leur donner envie de s'embrasser – ce qu'ils font à peine trois secondes avant de se promettre de ne jamais recommencer tant c'était bizarre. Amanda ignore s'il en va de même pour son ami, mais l'expérience n'éveille rien de particulier chez elle.



7


« Vraiment, Amanda ? Encore une bagarre ?

— Il emmerdait Tori ! J'étais censée faire quoi, les regarder ?

— Ton ami est grand, il sait se défendre tout seul. Si quelqu'un le menaçait d'une arme, tu te jetterais devant lui ? »


Amanda préfère hausser les épaules plutôt que répondre honnêtement à cette question. C'est ce qu'elle a toujours fait et continuera de faire ; protéger Tori des railleries de gros lourds tout comme son soutien la protège (d'habitude) des reproches de Jessamine et Couillon. Elle suppose qu'ils n'ont pas tort de surveiller leur relation. Personne n'a jamais rien su de l'épisode du magazine, mais elle est sûre qu'ils engageraient un trou du cul pour les pister s'ils le pouvaient. Bon Dieu, peut-être qu'ils l'ont déjà fait. Peut-être que leurs profs touchent des pots de vin pour leur rapporter leurs agissements.


« Peut-être que tu devrais te faire d'autres amis, poursuit Couillon, le nez baissé vers son ordinateur. Tu es au lycée maintenant, c'est l'occasion rêvée pour rencontrer d'autres personnes.

— Waouh, merci, j'avais pas remarqué que j'étais au lycée. Je me disais bien que les murs du collège avaient changé. »


Couillon n'accorde à son sarcasme qu'un regard blasé. Ses lunettes le vieillissent de dix ans. D'ailleurs, à force de se niquer les yeux à coups de révisions, Tori a commencé à en porter aussi. Il a beau lui avoir fait le serment que ça n'avait rien à voir avec leurs cours particuliers, Amanda continue de culpabiliser. Il ne devrait pas perdre son temps avec un cas désespéré comme le sien s'il veut vraiment entrer à la NASA. Vraiment, elle a beau chercher, elle ne voit pas ce qu'il lui trouve.


« Ah, au fait, j'invite Tori au ciné dimanche matin. Je suis pas en train de te demander la permission mais de te prévenir, précise-t-elle immédiatement. Maman est déjà au courant.

— Et ta mère est d'accord avec ça ?

— Bah, ouais. C'est mon cadeau d'anniversaire pour lui.

— Je me fiche que ce soit son anniversaire, Amanda. Ce que je veux dire, c'est que... j'ai eu seize ans, moi aussi. Je sais très bien à quoi pensent les garçons de cet âge.

— Vous êtes encore avec ça ? Sérieux ?

— Il faut bien que quelqu'un te protège, puisque tu refuses de le faire ! »


Amanda lève les yeux au ciel. L'espace d'un instant, les mots que Tori lui a fait promettre de garder secrets manquent de franchir ses lèvres.


« Non mais tu l'as vu ? dit-elle à la place. Je suis pas en danger, nom d'une merde. C'est mon meilleur ami, je lui fais confiance, et il saurait pas trouver l'entrée de ma teuch même si sa vie en dépendait de toute façon.

— Ton langage, Amanda.

— Nom d'une bite. Nom d'une foufoune toute molle.

— Amanda, bon sang ! »


La jeune fille s'étrangle de rire. Malgré les années, voir Couillon jouer les saintes nitouches est toujours aussi drôle.




Le cinéma de Sunnyside, un établissement à la capacité moindre géré par un couple plus âgé que les grands-parents morts d'Amanda, est souvent désert le dimanche matin. Des trois films qu'il propose, un seul retient l'attention de la jeune fille – un truc d'action avec du muscle, du sang et des nichons. Rien de mieux pour finir la semaine.

Elle convoque Tori d'une poussée du coude.


« Il te dit, celui-là ? »


Du menton, elle désigne l'affiche du film. Tori hoche distraitement la tête.


« Ouais, souffle-t-il. Choisis celui que tu veux.

— Y a des bagnoles et des nichons. Tout ce que tu aimes, le taquine la jeune fille.

— Hm... Si tu veux... »


Le regard inquisiteur d'Amanda ne parvient pas à accrocher celui de son ami. Il sonde la moquette rayée du hall sans la voir, les paupières lourdes, n'en décrochant que lorsqu'une main se pose sur son épaule.


« Y a quelque chose qui va pas ? s'enquiert Amanda. Tu veux en parler ?

— Non... Juste fatigué.

— Drôlement fatigué, pour même pas former de phrases entières. »


Le garçon hausse une épaule indifférente. En tombant, ses yeux se heurtent à l'anneau perlé d'Amanda. Ce que provoque sa vue n'a de sourire que le nom.


« Tu le portes encore ? T'es bête... »


Le son échappant à ses lèvres closes est à mi-chemin entre le rire et le gémissement. Amanda ne saurait deviner s'il est en train de se foutre d'elle ou sur le point d'éclater en sanglots.

Elle lui prend la main pour la faire se balancer avec la sienne.


« Allez, ça va être fun. On ira boire un milk-shake et manger une gaufre après. »


Mais la séance n'a de fun que l'espoir qu'elle entretient.

Le film a déjà commencé quand un trio de lycéennes entre s'asseoir au fin fond de la salle, pop-corn aux bras et gloussements aux lèvres. Amanda n'a pas besoin de se retourner pour sentir leur curiosité peser sur sa nuque. Elle reconnaît ces filles. La façon dont la joue de Tori trouve appui contre son épaule aura fait le tour du lycée demain.

En l'imaginant, Amanda est secouée d'un petit rire. Les gens parlent ; qu'ils parlent. Tori et elle botteront le cul du monde entier s'il le faut. Et puis, quitte à se coltiner la réputation de fille facile, autant que son supposé partenaire soit le seul habitant de cette foutue ville qu'elle apprécie.

Ça fera rager Couillon. Ce sera marrant.

Elle glisse ses doigts entre ceux posés sur l'accoudoir de son siège. Peu intéressé par le film, Tori accentue la pression de sa joue jusqu'à attirer son attention.


« On peut partir, si tu veux, lui murmure-t-il.

— Pourquoi ? Ça te plaît pas ? »


Devant eux, un coup de feu suivi d'une explosion déchire l'écran du cinéma. Tori n'oppose à la surprise de sa voisine qu'un maigre haussement d'épaules.


« Non... Je sais pas. Les gens vont encore croire qu'on est ensemble.

— Rien de nouveau sous le soleil. J'ai payé nos places pour voir cette purge avec la thune que j'aurais dû mettre de côté pour m'acheter une caisse, Tori, alors à moins d'une urgence on reste jusqu'à la fin. OK ? »


Le regard fuyant du garçon et la triste résignation avec laquelle il abandonne le sujet provoquent une montée de culpabilité chez Amanda. La jeune fille se mord une lèvre, mal à l'aise. L'odeur de renfermé, typique des établissements mal entretenus, s'amplifie jusqu'à devenir suffocante. Oh, peu importe, Tori n'est pas le canard en sucre pour lequel il veut qu'on le prenne. Il insisterait s'il se sentait vraiment mal. Et puis, c'est son anniversaire ; il sait qu'avec un peu de volonté, Amanda se pliera à presque tous ses caprices.

Il sait.

Alors elle fait comme si tout allait bien.




« J'ai jamais vu une merde pareille, ricane la jeune fille une fois à l'air libre. Non mais t'as entendu ces dialogues ? Et ce jeu d'acteur !

— Même ma grand-mère a pas l'air aussi morte à l'intérieur » confirme Tori.


Ils rient, leurs lèvres maculées de chocolat glacé. Une fine averse de février s'abat sur leurs épaules. Amanda craignait l'inverse, mais la tristesse de Tori s'est évaporée comme une flaque d'eau au contact du soleil. Son ami est redevenu celui qu'elle a toujours connu.

Il se tapote les joues pour se réveiller, encore un peu groggy par le désintérêt éveillé par le film. Amanda tient à la main le milk-shake qu'ils se partagent.


« Tiens, tiens, regardez qui voilà. »


Les intonations agressives de la voix ne trouvent pas immédiatement leur chemin dans la mémoire de la jeune fille. Elle se retourne, une image de petit caniche à la truffe pansée dans la tête, et ne peut empêcher ses sourcils de s'arquer en découvrant derrière elle le petit con à qui elle a refait le portrait plus tôt en semaine. Les lycéennes se sont éclipsées ; la rue piétonne, trempée par l'averse, est toute à eux.

Le petit con en question (Troy ? Trent ?), accompagné d'un acolyte aussi peu impressionnant que lui, s'arrête à quelques pas d'Amanda et de son ami. La jeune fille bombe le torse. Elle n'a pas oublié le visage criblé de taches de rousseur ayant manqué de respect à Tori, mais impossible de poser un nom sur le second. Bah, tant pis. Il n'a l'air d'être là que pour la déco de toute façon.


« Bob 1, les salue-t-elle. Bob 2.

— Tu te crois drôle, bouffonne ?

— Désopilante, même.

— Tu vas moins te marrer dans deux minutes. »


Bob 1 enlève son blouson à la manière d'un héros de film d'action avant de le tendre à Bob 2, qui s'en empare sans trop réaliser ce qui est en train d'arriver. Tori, par réflexe, tire sur la manche d'Amanda pour lui intimer de fuir.


« Quoi, tu veux un deuxième round ? s'étonne cette dernière. Là, maintenant, tout de suite ?Pense un peu aux enfants qui nous regardent ! Tu serais prêt à les traumatiser à vie, Bob 1 ?

— Quoi, t'as les chocottes ? rétorque le lycéen. T'as qu'à demander à ta tapette de petit copain de se battre à ta place, si c'est un homme.

— Oh, Bob 1, soupire Amanda en secouant théâtralement la tête. Tu vas tellement, tellement regretter ce que tu viens de dire.

— Ignore-les, Am, intervient Tori. C'est que des mots.

— Ouais, Am, c'est que des mots, répète Bob 1 d'une voix volontairement maniérée. Pédale. »


Le malaise croissant de Tori et Bob 2 ne dissuade pas Amanda de répondre aux provocations. Ces connards peuvent bien dire ce qu'ils veulent sur elle ; ça lui est égal. Mais s'en prendre à Tori ? Ça, c'est impardonnable.


« Tu le prends si mal que ça d'avoir perdu face à une fille ? lâche-t-elle en le poussant sans trop d'énergie. T'as trop peur de t'en prendre à quelqu'un de ta taille, hein ? Vise chez les maternelles, qui sait, t'auras peut-être une chance de gagner avec eux. »


Elle le pousse à nouveau, mais Bob 1 intercepte son bras pour l'immobiliser et lui décocher une énorme gauche dans la mâchoire. Sonnée, Amanda titube en arrière. Le cri étouffé de Tori est plus douloureux pour elle que le coup qu'elle vient de subir.

Un rire nerveux, inquiétant, s'échappe de la jeune fille tandis que le sang ruisselle sur sa main libre. Elle tend son milk-shake à Tori avant de s'essuyer la bouche, ravie.


« Bah voilà, là on parle ! Tu vois, quand tu veux !

— Euh, Troy, on devrait peut-être... commence Bob 2.

— La ferme, rétorque son camarade. C'est mon affaire. »


Il s'avance vers son adversaire, sûr de lui, prêt à briser sa mâchoire fragilisée. Amanda cesse aussitôt sa comédie. Elle esquive un nouveau coup par le bas et riposte de la même manière, brisant de nouveau le nez déjà fracassé de Troy.


« Ah ! Grosse pute ! »


Son hurlement se perd dans un crochet désordonné qu'Amanda essuie volontairement, avide de douleur. Ce petit con n'est même pas assez fort pour être divertissant.

Elle le fauche d'un croche-pied avant de se jeter sur lui, les poings prêts à frapper, les traits déformés par une euphorie cruelle. Quelque chose s'éteint tandis que le visage de Troy craque sous ses coups. Ni les cris horrifiés, ni les tentatives de Tori pour l'éloigner de sa victime ne l'atteignent.

Troy se métamorphose en Couillon. Couillon, lui, se métamorphose en Amanda.

Elle a envie de tuer.


« Amanda ! Arrête, les flics arrivent ! »


Les lumières rouges et bleues s'arrêtent près de la scène sans qu'elle les remarque. Elle n'entend ni la voix de William, ni la réponse larmoyante de Tori. Seulement les pas de Troy et son acolyte lorsqu'ils prennent la fuite, libérés d'Amanda par la poigne de fer d'un policier.


« Lâchez-moi ! se débat-elle. Lâchez-moi, bordel ! Je vais lui arracher les couilles, à ce connard ! »


Seul le contact du capot de la voiture de police contre sa joue lui fait regagner ses esprits. Un tintement de métal accompagne la sensation de froid sur ses poignets et le dur retour à la réalité.

Des menottes.

Ça, ça craint.




« C'était pas sa faute, papa. C'est eux qui ont commencé. Tu me fais confiance, non ? »


Le plaidoyer de Tori tombe dans l'oreille peu compréhensive de William, dont le regard inquisiteur ne lâche pas Amanda d'un demi-millimètre. La jeune fille presse un torchon rempli de glaçons contre ses blessures sans piper mot. Mieux vaut confier sa défense à Tori. Il les a déjà convaincus de libérer ses poignets entravés, après tout.

Amanda se laisse glisser contre le dossier de sa chaise. À en croire les œillades curieuses qu'attire leur petit groupe, sa dispute avec Troy est l'incident le plus grave qu'ait dû gérer la police de Sunnyside depuis le début de l'année. Elle n'aurait jamais vécu une scène pareille à Seattle. Des bagarres éclatent toujours partout, non ? On ne va tout de même pas la jeter au trou pour ça.


« Ils s'en seraient pris à moi si Amanda avait pas été là, conclut Tori d'un ton qui, dans d'autres circonstances, lui aurait valu un oscar. Elle a fait que me défendre. »


Face aux faits, les sourcils de William ne peuvent qu'exprimer une lassitude vaguement teintée d'incrédulité. Trouver son fils sur les lieux d'un échange de coups l'a tant déçu qu'il en a longtemps perdu la parole. Amanda subirait toutes les remontrances du monde si cela pouvait gommer cet air de son visage.


« Vous avez de la chance que ce soit moi qui vous ai interceptés, lâche-t-il enfin. Quelqu'un d'autre et ça aurait fini dans votre casier.

— Quoi, un si petit truc ? »


Le regard en coin, glacial, que lui jette William dissuade Amanda de poursuivre ses remarques. Elle se ratatine au fond de sa chaise, penaude. Jessamine va la tuer s'ils la font venir ici.


« Vous avez réussi à rattraper les deux autres ? s'enquiert Tori.

— Non. Mais c'est une petite ville, ils nous échapperont pas longtemps.

— C'est eux, les coupables, insiste le garçon. On n'est pas les seuls à qui ils créent des problèmes.

— Je sais, Tori, soupire le policier. Même la fille du chef a eu des ennuis avec eux. Si je vous laisse partir, reprend-il après les avoir étudiés du regard, vous me promettez qu'on vous reprendra plus jamais sur ce genre de scène ?

— Promis, répond Tori pendant qu'Amanda hoche la tête.

— Bien. Ne me faites pas regretter ma décision. »


William, peu dérangé par les mines interrogatrices de ses collègues, les escorte jusqu'à la sortie du minuscule commissariat de Sunnyside. Tori est déjà dehors quand il retient Amanda par le bras. Coupée dans son élan, la jeune fille pivote vers lui avec une grimace de douleur.


« Écoute-moi bien, petite, je me fiche de tes histoires de famille ou de tes problèmes comportementaux, la prévient-il à voix basse. Entraîne encore mon fils dans une histoire pareille et tu peux faire une croix sur lui. »


Amanda se prépare à répondre mais renonce à temps. Il a raté un épisode quand ils lui ont expliqué que Troy était à l'origine de tout ou quoi ? Putain, les adultes sont tous pareils.


« Compris » s'oblige-t-elle à articuler.


Satisfait, William la relâche aussitôt. Tori ne voit rien de tout ça.

Le silence dans lequel s'écoule la route jusque chez les Fairfield est lourd de l'accord tacite d'ignorer ce maigre incident. La main d'Amanda, glissée comme à son habitude dans celle de Tori, la caresse distraitement comme pour s'assurer qu'il se trouve bien à ses côtés.

C'est fou, mais ce con de William lui paraît d'un coup beaucoup moins sympathique.




Le fond de teint de Sookee dissimule à merveille les hématomes disséminés sur le visage d'Amanda. La fente ensanglantée séparant sa lèvre inférieure en deux comme une sorte de mer Rouge miniature, pour sa part, nécessitera une bonne excuse – du genre je me suis ramassée à la décharge en faisant du skate, rien de nouveau à voir, circulez s'il vous plaît.

L'adolescente contemple les traits concentrés de Tori à la recherche d'un moyen de s'excuser. Ces connards ne l'auraient pas aussi mauvaise si Amanda n'avait pas répondu à leurs provocations. Pourtant, elle n'arrive pas à regretter. Tori se fourvoie ; ignorer ses agresseurs n'est pas la solution. Ils reviendront sans arrêt à la charge tant qu'ils n'auront pas appris leur leçon.


« ...à ta place.

— Hein ? »


Surprise de voir son ami engager la conversation, Amanda bat des cils. Ses pieds se balancent négligemment dans le vide en bas du lit du garçon.


« J'aurais dû y aller à ta place, répète Tori. C'était après moi qu'ils en avaient.

— N'importe quoi, rétorque la jeune fille. T'aurais fait quoi contre eux, hein ? Et tu crois vraiment que je t'aurais laissé faire sans intervenir ?

— Alors on aurait dû s'en aller. Regarde-toi, t'es encore à l'article de la mort à cause de moi.

— Ils nous auraient jamais lâchés si on avait fait ça. Là, au moins, ils te foutront la paix un moment.

— Et toi, dans tout ça ? T'y penses, de temps en temps ?

— J'aime bien me castagner. Et puis, je suis toujours... toujours en colère. Ça me détend. »


Le soupir de Tori meurt sur le bout du nez d'Amanda. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il réagisse autrement ; son ami est bien trop sage, bien trop affable, pour comprendre de quoi il en retourne.


« J'ai l'impression de plus en plus ressembler à Couillon » lui avoue-t-elle tout de même.


Tori interrompt ses retouches pour lui adresser un regard choqué, presque sévère, qui rend la jeune fille toute penaude. Elle n'avait pas l'intention de s'apitoyer sur son sort comme une naze. Et puis, Tori n'a jamais rencontré Couillon ; ce qu'il connaît de l'homme se limite à ce qu'Amanda accepte de partager avec lui. Il n'a aucune raison de lui remonter le moral.


« Nan, la rassure-t-il malgré tout, rien à voir. T'es bien plus cool que lui. Plus sexy, aussi.

— Sexy ? s'esclaffe Amanda. D'où ça sort, ça ?

— C'est pas mon opinion mais celle des mecs de la classe. Sérieux, y a que toi qui dois pas remarquer la façon dont ils te regardent.

— Et ils me regardent comment ?

— Comme des gros dalleux. »


Son ton et sa mine sont emplis de reproches sous-jacents dont Amanda se délecte. Ses remises en question se replient déjà dans un coin de son esprit.


« Serait-ce une pointe de jalousie que je détecte dans votre voix, monsieur Fairfield ? le taquine-t-elle.

— N'importe quoi ! Qui voudrait sortir avec une brute comme toi ?

— La moitié des mecs de la classe, selon toi.

— Moitié dont je préfère rester loin, soupire Tori avec une once de regret. Je m'appelle pas Steeve ou Nikolaï.

— Qui ?

— T'es sérieuse ? Steeve ? Le mec qui t'a souri pendant que tu cassais la gueule de Troy, la semaine passée ?

— Je vois pas.

— Il est assis dans la rangée juste à droite de la tienne ! »


Le front d'Amanda se plisse dans la réflexion. Un brushing, un sourire d'une blancheur à faire pâlir les dentistes de jalousie, des grands yeux niais dans lesquels elle n'a jamais daigné plongé les siens... C'est lui, Steeve ? Tori a l'air plus intéressé par ce type qu'elle le sera jamais.


« T'es cool, OK ? reprend le garçon après un silence. T'as rien à voir avec ce type.

— Qui, Steeve ?

— Non, Couillon.

— Oh, lui. Je l'avais oublié. »


En détournant le regard, Amanda avise un tube de rouge à lèvres dont elle s'empare distraitement. Elle le fait tourner entre ses doigts avant de le faire passer d'une main à l'autre.


« Si ça attire l'attention des mecs, je devrais peut-être casser la gueule de Troy plus souvent » médite-t-elle.


Ils éclatent de rire.



8


« Et ce con lui sort, pas de fenouil pour moi, je suis végétarien ! »


La limonade citronnée de Tori manque de s'échapper de son verre tant il s'esclaffe. Fière de son effet, Mika, une fille de leur âge qui n'a de réservée que l'apparence, bombe le torse. Sa copine Andy (de son vrai nom Andreas Raphaella Koyaanisqatsi, dont la seule entente convainc quiconque d'adopter son surnom) sourit discrètement dans son smoothie. Ses dreadlocks rejetées en arrière laissent respirer son beau visage noir et les yeux argentés dans lesquels pétille déjà une étincelle de maturité. Quant à Amanda, elle accueille l'anecdote d'un rire nasal aussi délicat qu'une semi-remorque. Le soleil de juillet pare ses cheveux de reflets flamboyants qui, selon Mika, attirent l'œil de plus d'un homme.

Elle ne saurait pas narrer le récit de leur rencontre à quiconque le lui demanderait. Son amitié avec Andy et Mika ne prend pas racine dans un événement précis comme celle qu'elle partage avec Tori. Elles se sont rapprochées naturellement, gravitant les unes vers les autres comme ces petits trucs électriques dont Tori pourrait réciter la définition les yeux fermés. Les rumeurs circulant sur les uns et les autres ont enfin un bon côté. Amanda, la brute qui a déjà couché, et Tori, l'intello qui a aussi couché avec la brute susmentionnée, fréquentent à présent Mika la séropositive et Andy la suceuse de sang. Le lycée est un endroit magique.


« Sinon, reprend Mika une fois le sérieux du groupe retrouvé, passons à la raison pour laquelle je vous ai convoqués ici ! J'ai une archi bonne nouvelle à vous annoncer !

— Je croyais qu'on était là pour échapper à la canicule, soulève Tori en commandant une autre limonade.

— Et manger des desserts, ajoute Amanda après une bouchée de son brownie.

— Ouais, ouais, c'est bien beau tout ça, mais accrochez-vous bien à vos chaises pour la suite, parce que j'ai trouvé quelqu'un qui sait jouer de la batterie et accepterait de nous dépanner jusqu'à ce qu'on trouve un membre officiel, ce qui veut dire qu'on va pouvoir donner un concert ! »


La tonalité de Mika augmente au fil de sa réplique jusqu'à se transformer en cri, obligeant les clients du Wendy's à porter leurs doigts à leurs lèvres afin de réclamer le silence. La jeune fille s'excuse avec un sourire maladroit.

Assis sur une même banquette, Amanda et Tori s'échangent un regard luisant d'excitation. Le garçon ne fait pas partie du groupe à proprement parler mais, en tant que leur plus fervent (et unique) supporter, assiste à toutes ses répétitions sans une seule exception. Son soutien est aussi précieux que l'ordinateur avec lequel leur chanteuse, Andy, programme leur simulacre de batterie.


« Comment elle s'appelle ? s'enquiert justement la jeune fille à la voix enjôleuse.

— Euh... c'est un il, en fait, répond Mika. Il s'appelle Ash.

— Oh, soupire Andy, déçue. Je croyais qu'on s'en tenait au girls band.

— C'est un membre temporaire, soulève son interlocutrice, il compte pas vraiment.

— Hm... »


Amanda suit l'échange sans intervenir. Un souvenir vague tente de percer l'arrière de son esprit enroué par la chaleur. Ash... Le prénom lui évoque quelque chose, mais quoi ?


« Il faudra convoquer Ash à la prochaine répétition, conclut Andy. Sinon, loin de moi l'idée de jouer les rabat-joies, mais si on veut donner un concert, il va nous falloir un nom. On peut plus se mettre la tête dans le sable et prétendre que ça n'a pas d'importance. C'est déjà la seule chose qui nous empêche de sortir un disque...

— T'as une idée ? l'interroge Amanda.

— Aucune, avoue l'aînée. Je comptais sur vous pour faire un bon vieux brainstorming, comme ils disent. Balancez tout ce qui vous passe par la tête.

— Sorbet tropical, propose immédiatement Mika.

— Non.

— Gaspacho... de tomates.

— Non ! répète Andy. Tu penses qu'à manger ou quoi ?

— Mais j'ai faim...

— Si vous comptez rester un groupe de filles, intervient Tori, pourquoi pas choisir quelque chose qui le rappelle ? Comme, hm...

— Les Vagins Vengeurs, ricane Amanda.

— Ça craint, rétorque son ami.

— Les Valkyries... médite Andy avant de déplorer son manque d'originalité. Nymphes... nymphes qui rient... fromage. J'ai envie de fromage.

— Et c'est moi qui suis obsédée par la bouffe ? » commente Mika.


Ils commandent des bâtonnets de mozzarella à partager avant de poursuivre leur réflexion. Au final, ils décident d'inscrire les propositions les plus pertinentes sur des bouts de papier avant de décider de leur sort aux fléchettes.

En entrant de nouveau dans le four extérieur, Amanda se permet un rapide écart. Elle se détache du groupe pour se rouler une cigarette et en tire quelques bouffées avant de les rejoindre. Les reproches muets de Tori s'écrasent contre un haussement de sourcils désinvolte. Le garçon est le seul membre de leur petite bande à savoir qu'il ne s'agit pas de tabac.

Amanda lui sourit avant de lui tendre une main dont il s'empare malgré tout, balayant ainsi leur désaccord éphémère. Tout redevient normal. Le masque funéraire qu'il portait au cinéma il y a bientôt six mois s'est dissipé aussitôt sorti de la pénombre pour ne jamais réapparaître. Amanda prie tous les soirs pour qu'il y reste.




« Stop ! annonce Andy à la fin du morceau. C'est parfait, bien joué tout le monde ! »


Elle lâche le pied de son micro pour se tourner vers le reste du groupe avec un sourire ravissant. Ils ne paient pas de mine, entassés autour de leurs instruments dans le garage des Koyaanisqatsi, mais même un amateur les aurait félicités de leur travail. Ils ont bien bossé.

Amanda se sépare de sa guitare avec précaution tandis que les applaudissements de Tori emplissent la petite pièce. L'instrument rouge et blanc, frappé de quelques touches personnalisées, est le gouffre dans lequel ont disparu ses économies des trois dernières années. Le seul achat compulsif d'ado rebelle qu'elle n'ait jamais regretté. Amanda est même allée jusqu'à prendre des cours en pensant que ça lui apporterait du succès auprès des filles – car si elle n'a pas envie d'embrasser Tori, peut-être aura-t-elle un jour envie d'embrasser une fille ? – et aussi pour éviter d'admettre que les efforts à fournir se situent au niveau de sa personnalité.

Elle se redresse avant de pivoter vers Ash pour lui adresser un pouce levé. Pas étonnant que son prénom lui ait évoqué quelque chose ; Ash n'est autre que le petit teigneux ayant partagé sa table et son calvaire lors de sa première année de sixième. Si lui l'a reconnue immédiatement, l'inverse s'est avéré plus compliqué. Ash n'a plus rien du gamin chétif qu'elle fréquentait autrefois ; impressionnant par sa carrure, intimidant par ses paroles trop rares, intriguant par le bonnet posé sur ses cheveux longs malgré la canicule, Ash semble s'être métamorphosé en une toute autre personne. Amanda suppose qu'il s'en réjouit ; qui voudrait ressembler à un collégien pour le restant de ses jours ? Certainement pas elle.

Le garçon répond à son signe par un sourire discret. Ses bras décrivent quelques moulinets afin de se détendre, faisant craquer les manches de son manteau. Amanda se sent nulle à transpirer comme une jument dans son débardeur.

Ils trinquent avec des canettes de soda dégotées dans le frigo miniature du garage. Ravie, Andy essuie une larme de sueur au coin de ses yeux. Son maquillage gothique disparaît dans le même geste.


« On est prêts ! trépigne Mika. On est tellement prêts, il faut absolument qu'on se produise devant un public ou je vais exploser !

— Peut-être qu'on pourra demander à monter sur scène au printemps prochain, songe Andy. Ils invitent souvent des groupes de la région à se produire sur la plage pendant la fête.

— Non, c'est beaucoup trop loin ! Il me faut un truc là, maintenant, tout de suite !

— Je peux faire venir mes parents, si tu veux. »


Là où Amanda et les garçons se contentent de sourires éreintés, Mika répond à la provocation d'Andy par une grimace complice. Ils se demandent parfois si cette fille est seulement capable d'être fatiguée.


« Bon, déclare Andy en posant une de ses bottes destinées à compenser son pauvre mètre cinquante-huit sur un amplificateur, l'heure est venue de choisir notre destin. J'ai dans ce chapeau tous les noms de groupe qu'on a retenus au fil de ces derniers jours. »


Elle toussote, affaiblie par les répétitions, et brandit un haut-de-forme rempli de petits papiers pliés.


« Je vais les punaiser à cette cible de fléchettes, poursuit-elle en joignant le geste à la parole. Ensuite, à tour de rôle, vous allez vous bander les yeux, tourner cinq fois sur vous-mêmes et lancer une fléchette en direction de la cible. Le papier qu'elle transpercera sera le nom qu'on retiendra !

— Qu'est-ce qu'on fait si on a plusieurs vainqueurs ? soulève Tori. On recommence ?

— Franchement, ce serait déjà un miracle qu'on arrive à en toucher un. À toi l'honneur, Mika. »


Son lancer chevrotant donne vite raison à Andy. Au final, Tori est le seul à atteindre sa cible. Il retire son bandeau, épaté et un peu nauséeux, et écarquille les yeux tandis qu'Andy annonce leur sentence.


« Et nous serons... les Fenouils Braisés ! Longue vie aux Fenouils Braisés !

— Longue vie aux Fenouils ! répète Mika comme s'il s'agissait d'un mantra.

— Pas mal, commente Amanda. Qu'est-ce que t'en penses, Tori ? »


Malgré la façade sérieuse qu'elle parvient à maintenir, la jeune fille est sur le point de se laisser aller à un éclat de rire incontrôlable. La chaleur couplée à la fatigue a sur eux le même effet qu'un demi-litre de mojito.

Non pas qu'Amanda en ait déjà goûté, bien entendu.


« Très évocateur, commente le garçon.

— Je me sens toute chose ! enchaîne Mika. Vous pensez que si on fait un carton ce printemps, ils nous laisseront revenir l'année prochaine ? Et celle encore après ?

— Mais l'année prochaine... »


Le regard acier d'Andy bascule de Mika à Amanda. Peu sensible au froid que vient de jeter sa situation, celle-ci hausse les épaules. Leur dernière année de lycée se profilant déjà à l'horizon, ce printemps sera le dernier qu'elle passera à Sunnyside ; et alors ? Ça n'a rien de triste, bien au contraire.


« Oh... déplore Mika. J'aurais pas dû...

— C'est rien. Vous trouverez quelqu'un d'autre. Je suis sûre que ça va se bousculer, aux auditions ! »


Les deux autres filles hochent la tête sans répondre tandis que Tori détourne la sienne. Pourquoi ne pas se réjouir ? Amanda n'a jamais caché vouloir quitter cette prison aux allures de ville.


« On devrait faire un truc inoubliable aujourd'hui, histoire de marquer le coup » propose-t-elle.


Plus tard en journée, les Fenouils Braisés (ainsi que Tori) sondent les rues de Sunnyside jusqu'à tomber nez-à-nez avec la devanture du seul perceur de la ville et de ses alentours. L'anneau en acier chirurgical qu'Amanda se fait impulsivement enfoncer dans le nez lui arrache une larme de douleur. Elle croit entendre les os de la main de Tori craquer dans la sienne tant elle la serre. La souffrance lui fait le même effet que les nichons en papier glacé qu'ils ont reluqué ensemble. Andy, elle, ne bat pas d'un cil quand on lui perce l'arcade sourcilière pour la deuxième fois.

Couillon et Jessamine ragent grave. Sarah,elle, trouve ça plutôt cool.

Tout ça la fait bien marrer.

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