Première partie (1/3)
PREMIÈRE PARTIE
Avant la tempête
1
Tori Fairfield est né le jour où les étoiles sont tombées du ciel.
Bien sûr, à ce moment-là, Sookee ne le sait pas encore. Elle contemple le ciel du haut de la colline nue surplombant le centre-ville de Sunnyside, sa main glissée dans celle de son mari. Fidèle à lui-même, William a bien entendu essayé de la dissuader de sortir – la nuit, dans son état, et si près de la date fatidique ! Mais Sookee ne laisse personne dicter ses actions. Surtout pas l'homme avec qui elle a décidé de partager sa vie. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils s'aiment autant.
La jeune femme sourit, suivant des yeux l'averse de météorites fendant la pénombre de la voûte céleste. Les citoyens de Sunnyside, d'un commun accord, ont décidé de se priver de lumière pour l'occasion, rendant, l'espace d'une nuit, la piste du ciel aux corps l'ayant occupée des milliards d'années avant leur apparition. La danse des étoiles filantes bat son plein au-dessus d'eux.
Je veux que notre enfant soit heureux, souhaite Sookee. Je veux qu'il ou elle vive la plus belle vie qui soit.
Du pouce, elle caresse la peau tendue de son ventre. La traînée lumineuse d'une météorite traverse son champ de vision pour en disparaître presque aussitôt. C'est à ce moment qu'une contraction la pousse à se courber.
Sookee serre la main de William à l'en broyer, les dents serrées dans une grimace de douleur pourtant contenue. Sa bouche s'ouvre pour aspirer une profonde gorgée d'air comme on le lui a conseillé à la maternité. Elle n'a pas encore réussi à réguler sa respiration qu'elle sent une quantité préoccupante de liquide se répandre sur sa robe.
Sookee baisse les yeux entre ses jambes, effarée. Elle vient de perdre les eaux.
« Oh, non, gémit-elle. Oh, non, non, pas maintenant...
— Mon Dieu, Sookee, ça commence, comprennent William et ses yeux écarquillés. Il faut qu'on... Tu crois que tu pourras marcher jusqu'à la voiture ?
— Pas maintenant... Il est pas censé arriver maintenant... »
De surprise, de terreur peut-être, elle sent deux larmes couler jusqu'à ses lèvres rouges. Ça n'aurait pas dû commencer avant encore deux bonnes semaines. Est-ce que leur bébé risque des séquelles ? La mort ?
« Assieds-toi, lui conseille William en la soutenant. Je vais chercher la...
— Non ! proteste Sookee. Me laisse pas toute seule !
— Chérie, il faut qu'on se rende à l'hôpital. Je pourrai pas te porter jusqu'à...
— Il arrive, Will ! Tant pis pour l'hôpital, je le sens qui commence à sortir !
— Oh, mon Dieu, mon Dieu... »
Le jeune homme répète son mantra comme s'il avait le pouvoir de l'aider. Il se passe une main dans les cheveux et souffle un grand coup avant de prendre une décision. En tant que recrue prometteuse de la police, William ne perd jamais son sang froid bien longtemps.
« OK, dit-il, allonge-toi, ça va peut-être passer. On n'est pas les seuls à être venus ici ce soir, si ? Quelqu'un va forcément nous entendre. Je leur demanderai d'appeler une ambulance. »
Sookee opine du chef en s'allongeant à même le sol – la fraîcheur de l'herbe lui semble préférable au vieux bois des bancs. Si seulement ils possédaient un de ces appareils portatifs...
William enlève sa veste pour la déployer sous ses jambes, juste au cas où, mais Sookee comprend vite que ça ne sera pas juste au cas où. Il arrive. Elle sent son enfant se frayer un chemin en elle à coups d'ongles et de dents, impatient d'atteindre la sortie, impatient de voir ce ciel sous lequel il naîtra. Car elle sait déjà qu'aucune ambulance ne sera assez rapide pour l'emmener à l'hôpital avant que Tori se pointe.
Tori ; c'est le prénom qu'ils ont choisi avec William après de longues et complices délibérations. Fille, garçon ou un peu des deux, peu importe. Leur enfant se prénommera Tori. Et il vivra la plus longue et heureuse vie qu'ils pourront lui offrir.
« Eh ! hurle William en direction d'une silhouette invisible à l'œil embué de Sookee. Eh, vous ! On a besoin d'aide ici ! »
Une jeune personne solitaire, silencieuse, arrache deux yeux couleur grenat au ciel qu'elle observait distraitement pour les poser sur le couple. Sa tenue blanche, suffisamment ample pour la recouvrir du cou aux chevilles, se détache dans la pénombre comme celle d'un fantôme. Malgré la pâleur sans doute peu naturelle de ses cheveux, Sookee ne peut s'empêcher de lui trouver une certaine ressemblance avec un gwishin – ces esprits coréens dont parlaient parfois ses parents les soirs où elle leur réclamait une histoire. Elle n'est donc pas surprise de découvrir ses traits asiatiques lorsqu'elle baisse enfin les yeux vers elle.
« Vous vivez loin d'ici ? s'enquiert William d'une voix paniquée. Vous pouvez appeler une ambulance ? Ma femme est en train d'accoucher ! »
Comme si elle était à moitié endormie, la jeune femme – car il s'agit très certainement d'une femme – bat des cils en dévisageant à tour de rôle les deux amoureux. Rendue muette par la douleur, Sookee l'implore du regard. Allez, sœur, semble-t-elle dire. Les minorités se bousculent pas à Sunnyside, alors dis-moi que tu vis à côté. Fais ça pour moi.
« Je, euh... je ne possède pas de téléphone, murmure-t-elle, l'air désolée.
— Merde ! »
Embarrassé par son propre juron, William lève les mains devant lui comme pour faire comprendre à la femme qu'il ne lui était pas destiné. Celle-ci revient à Sookee sans se formaliser. Elle se décale jusqu'à se trouver entre ses jambes et penche la tête, intriguée.
« Oh, je crois que je vois un bout de crâne, dit-elle.
— Quoi ? s'alarme Sookee. Oh merde, oh merde ! Will, va chercher la voiture !
— Tu es sûre ? Tu...
— Fais-le ! Vous, restez avec moi ! »
Son hurlement et l'index accusateur qu'elle pointe vers l'inconnue convainquent à la fois cette dernière et son mari. William descend la colline au pas de course tandis que la femme aux cheveux blancs bafouille elle ne sait quoi dans l'espoir d'échapper à ses obligations.
« Ah ! grogne Sookee. Ça fait mal, putain ! »
Les grossièretés qu'elle retenait en présence de William s'échappent de sa bouche comme une rivière restée trop longtemps prisonnière d'un barrage. Visiblement aussi paniquée qu'elle, la jeune femme s'accroupit sans pudeur entre les jambes de Sookee pour y jeter un œil.
« Je ne pense pas que vous disposerez du temps nécessaire afin de vous rendre à l'hôpital, décrète-t-elle.
— Quoi, vous plaisantez ? Je peux quand même pas accoucher ici !
— Ma mère m'a donnée naissance en pleine forêt. »
Sans qu'elle puisse la voir, Sookee roule des yeux. Comme si ça allait suffire à la rassurer !
« C'est quoi, votre nom ? demande-t-elle dans le vain espoir de distraire son esprit du travail en cours. D'où vous venez ?
— Iza, répond l'inconnue. Je viens de l'autre côté des bois.
— Et qu'est-ce que vous faites ici toute seule, Iza ? C'est un lieu de rendez-vous pour les amoureux, cette colline. Vous avez pas d'amoureux ?
— Non. J'ai simplement pensé qu'une femme enceinte aurait peut-être besoin d'aide.
— Très drôle.
— Vous devriez pousser à la prochaine contraction.
— Quoi, vous vous y connaissez en accouchements en pleine nature ?
— C'est exact. Vous devriez vous détendre.
— Comment vous voulez que je me détende dans des conditions pareilles ? »
Le stress déclenche une nouvelle contraction chez Sookee, qui oublie complètement de pousser. Elle a l'impression de se déchirer de l'intérieur.
« Il y a de grandes chances pour que tout se passe bien, continue Iza, mais vous devez vous calmer. Cela contribuera à me calmer également.
— De grandes chances ? répète Sookee. Putain, mais vous avez pas mieux pour me rassurer ?
— Vous préféreriez que je mente ?
— Bien sûr que je préférerais que vous mentiez !
— Très bien. Dans ce cas, tout se passera dans les meilleures conditions et sans douleur.
— Mais putain, vous avez été élevée en pleine forêt aussi ? Ça sert à rien de mentir maintenant ! »
La terreur de Sookee éclate en un nouveau hurlement. Que fait William, bon sang ?
Elle lève la tête pour voir Iza la jauger de son regard pourpre. Très bien, elle a compris. Tori verra le jour sous cette pluie de météorites qu'elle le veuille ou non.
Des pleurs de nourrisson, étouffés par le silence de la nuit, accueillent le retour de William lorsque celui-ci arrête sa voiture à quelques mètres de là où se trouve sa femme – dans une zone interdite à la circulation. Il ouvre la portière du conducteur et met pied à terre sans comprendre ce que signifient ces sanglots. Éclairée par la lumière des phares, l'inconnue aux cheveux blancs soutient Sookee dans une position semi-assise. La veste de William a quitté le sol pour se retrouver dans ses bras. Et au creux de cette veste...
« Oh, mon Dieu. »
William se couvre la bouche, ému. À terre, Sookee lui sourit de toutes ses dents. Dans ses bras se trouve le plus petit être qu'il ait jamais vu.
Il se laisse tomber à genoux aux côtés de sa femme et laisse les larmes rouler sur ses joues.
« Merci » souffle-t-il à l'inconnue.
Celle-ci le dévisage sans répondre. Elle respire fort, peinant à reprendre son souffle comme si l'événement avait autant puisé dans ses forces que dans celles de Sookee. Ses yeux écarquillés paraissent plus confus encore qu'auparavant.
William revient aussitôt à son enfant. Celui-ci a serré le poing autour du doigt de sa mère sans intention de le lâcher. Sookee le tient aussi précieusement que s'il s'agissait de son propre cœur.
Leur enfant. Leur poussière d'étoile tombée sur terre pour leur offrir son existence.
William tend la main vers lui.
« Salut, Tori. »
L'Entité s'invite dans les rêves de Sookee cinq mois après la naissance de Tori.
C'est ainsi qu'elle la nomme. L'Entité. Sookee n'est pas effrayée lorsqu'elle la voit ; elle a déjà fait ce genre de rêve auparavant, ces songes éveillés durant lesquels elle a l'impression de quitter son corps pour flotter aux confins du monde. Mais jamais encore elle n'avait rencontré un tel être.
Parfois, l'esprit endormi de Sookee quitte les murs de la maison familiale pour s'élever loin au-dessus des rues désertes de Sunnyside. Les lampadaires grésillants ressemblent alors à des lucioles à l'agonie. Mais pas cette fois. Cette fois, Sookee se laisse guider jusqu'à la chambre de son nouveau-né comme un ballon par sa ficelle. Tori est un enfant au calme presque surnaturel ; ses nuits, en dehors de celles passées à la maternité, sont si longues et si paisibles qu'il arrive à ses parents de craindre qu'il se soit étouffé dans son sommeil. De temps en temps, Sookee part le prendre dans ses bras sans le réveiller dans l'unique but de se rassurer elle-même.
« Mon bébé, lui murmure-t-elle ces nuits-là. Ma petite étoile. »
Cette nuit-là, Sookee n'est pas réellement Sookee, et la chambre de son fils n'est pas réellement la chambre de son fils – car Tori sera son fils jusqu'à ce qu'il soit en âge de choisir, de décider si ses parents ont pris la bonne décision en ignorant ce vieux médecin qui les encourageaient à planifier une opération barbare et superflue. Les murs ont disparu ; à leur place s'étend un vide infini, ce même vide peuplé de milliers d'étoiles que contemplaient Sookee et William le soir de la naissance de Tori. Il semble noir, mais Sookee n'a pas besoin de tendre la main pour deviner que la seule couleur qu'il revêt est celle de l'absence. Le monde, autour d'elle, a disparu, ne laissant pour seuls vestiges que les astres scintillant à des années-lumière de là.
Il ne s'écoule pas longtemps – à moins qu'il s'écoule une éternité ? – avant qu'un œil s'ouvre sur elle. Puis un deuxième, et enfin un troisième, de forme verticale cette fois, positionnés de manière à former un parfait triangle. Trois yeux gigantesques, aussi clairs que les alentours sont sombres, comme autant de brèches lumineuses ouvertes au cœur de l'espace, qui semblent n'en former qu'un. L'oeil de l'univers.
« Vous pouvez parler ? »
Sookee ignore pourquoi cette question franchit l'endroit où auraient dû se trouver ses lèvres – elle n'a encore jamais adressé la parole aux présences rencontrées lors de ses virées nocturnes. Malgré la nature de son invité, elle n'est pas éblouie. Elle ne tressaillit même pas lorsque l'œil central, celui situé au sommet du triangle, se baisse vers elle. Il n'a ni iris, ni pupille, ni rien d'autre que cette vaste étendue blanche, mais elle le sait en mouvement. Elle le sent.
« Qui êtes-vous ? poursuit-elle. Qu'est-ce que vous faites chez moi ? »
L'absence d'élément auquel se raccrocher n'empêche pas la pièce de tourner. L'Entité se penche vers Sookee avec intérêt, avec curiosité peut-être, et, alors, la jeune femme comprend. Elle se trouve sur la paume de sa main. Tout le monde s'y trouve.
Un souffle glacial traverse l'endroit qui, dans la réalité, aurait été son visage, et Sookee se réveille sans rien d'autre que la vague impression d'avoir froid. Elle s'enfonce jusqu'au menton sous la couverture et se rendort aussitôt. L'Entité ne réapparaît jamais et son souvenir s'efface de l'esprit de Sookee dès son réveil. Bizarrement, les nuits de Tori ne sont plus aussi paisibles.
Il demeure néanmoins un enfant calme, presque taciturne, aux aptitudes sociales quasi inexistantes – à moins que ses petits camarades ne l'intéressent simplement pas – et à l'intelligence reconnue supérieure à la moyenne nationale. Là où cette nouvelle a empli William de fierté, elle n'a transmis qu'une vague inquiétude à Sookee. Ne risque-t-il pas d'être également plus malheureux ?
Mais l'entrain avec lequel Tori se plonge dans la lecture de revues d'astronomie, semblable à celui que manifestent les enfants jouant aux billes ou s'échangeant des cartes à l'effigie de mascottes de dessins animés, a tôt fait de dissiper ses doutes. À vrai dire, Sookee cesse de les ruminer durant plusieurs années ; jusqu'au soir où elle le surprend éveillé, debout devant la fenêtre ouverte de sa chambre, les yeux levés vers les étoiles quand ils auraient dû être clos depuis déjà longtemps.
« Tori, fait-elle en se frottant les yeux. Mon chéri, qu'est-ce que tu fais encore debout à cette heure ? »
Tori ne répond pas immédiatement. Il contemple le ciel de longues secondes encore, les yeux ronds et les oreilles aux aguets, comme s'il écoutait une voix s'adressant à lui seul. Sookee resserre son peignoir avec un frisson. Elle ignore pourquoi, mais le vide infini berçant leur planète lui donne le vertige tout à coup. Quand Tori se retourne enfin, son regard brille d'ambition.
« Comment on fait pour aller là-haut ? »
À la sortie d'un court instant de stupeur, Sookee décide d'opter pour une réponse convenue. Il faut être très doué, lui dit-elle, et surtout beaucoup travailler. Tori prend ça comme un défi. Sans qu'elle en connaisse la raison une fois de plus, l'attrait de son fils pour l'espace la met profondément mal à l'aise.
« Et si je te racontais une histoire ? lui propose-t-elle dans l'espoir de le divertir.
— Oh, oui ! »
Il tend ses petits bras vers elle pour qu'elle le porte jusqu'à son lit, ce que Sookee ne refuse jamais. Elle sait que, au fil des années, les occasions se feront de plus en plus rares jusqu'à disparaître totalement.
« C'est l'histoire d'une déesse curieuse et d'un garçon hospitalisé...
— Comment elle s'appelle ?
— La déesse ?
— Oui.
— Comment tu voudrais qu'elle s'appelle ? »
Tori hausse les épaules. Avec un pincement de lèvres, Sookee décrète :
« On l'appelle l'Entité, car personne ne sait ce qu'elle est au juste.
— Enti... ?
— E-N-T-I-T-É. C'est un mot inventé pour désigner l'essence d'un être parfois abstrait. Un truc qui existe mais qu'on sait pas toujours ce que c'est, ajoute-t-elle devant les sourcils froncés de son fils.
— Oh. »
Celui-ci opine du chef sous le sourire attendri de sa mère. Ses doigts se perdent dans l'océan noir de ses cheveux, et elle reprend son récit.
Les parents de Sookee ont toujours été doués pour les contes. Ce talent, transmis à leur fille par le biais d'histoires de fantômes qu'elle leur réclamait quotidiennement, lui permet d'en improviser une qui ne rencontre sa fin que lorsque son auditoire finit par s'endormir. La veilleuse Trois Petits Chats s'éteint, plongeant la chambre d'enfant dans une pénombre presque oppressante. Sookee hésite un long moment avant de laisser la porte entrouverte. Elle resserre son peignoir à nouveau, une main devant la bouche pour étouffer ses bâillements.
Cette baraque est gelée.
2
Amanda glisse paresseusement dans les couloirs exigus de l'unique collège de Sunnyside. Son regard arrogant, un peu ennuyé aussi, jauge la morveuse rousse qu'elle dépasse jusqu'à l'obliger à baisser le sien. Chouette alors, on dirait qu'être coincé dans une ville de bouseux a au moins l'avantage de lui offrir sa réputation de racaille sur un plateau d'argent – et elle n'aura eu qu'à se pointer à l'école en skate pour ça. Déjà une tâche à rayer de sa liste.
Amanda soupire bruyamment. Quelle journée bien remplie en perspective.
Les pensées de la jeune fille remuent à toute vitesse tandis que la première prof de la journée, une trentenaire qui a plus l'air de vouloir leur vendre des montres hors de prix que de leur enseigner l'algèbre, dresse la liste des règles de vie en communauté à respecter à une vingtaine d'oreilles plus ou moins attentives. Elle n'arrive pas à se rappeler d'un seul endroit digne d'intérêt aperçu lors de son arrivée dans ce trou. Bah, elle pourra toujours aller manger une glace devant la salle de fitness après les cours. Ce sera marrant de voir la salive de tous ces bobos pleins aux as se mélanger à leur transpiration. Plus marrant que rentrer chez elle, en tout cas.
La bulle de ses réflexions éclate dans un claquement de doigts. Amanda bat des cils avant de les détacher du pull moche et cotonneux de la gamine assise devant elle. La prof, dont le monologue a apparemment touché à sa fin, s'est arrêtée au coin de sa table et penchée en avant pour planter ses yeux dans les siens. Son regard est teinté d'un reproche condescendant qui lui file la nausée.
« Vous me ferez le plaisir de ranger ça dans votre casier avant la prochaine heure » dit-elle en martelant la table de son index.
Amanda promène ses yeux noirs sur le visage de son interlocutrice avant de réaliser qu'elle parle du skate resté à ses pieds. Triste et gris, comme elle, comme ce trou, comme cette salle.
« Sinon quoi ?
— Vous aimeriez commencer l'année par une réunion avec vos parents ? » rétorque la professeure après les quelques secondes de silence nécessaires à l'élaboration d'une telle réplique par une personne de son âge.
La jeune fille hausse les épaules en espérant tromper sa rage. Les larmes brillant déjà dans ses orbites passent inaperçues, sauf peut-être pour le petit gars teigneux qui lui sert de voisin.
Le skate d'Amanda se retrouve enfoncé dans les profondeurs d'un casier à l'intérieur duquel il entre avec peine avant de retomber au sol. Agacée, sa propriétaire tire sur les coutures de son bonnet pour l'enfoncer sur ses cheveux bruns. D'où cette débile de prof a cru que leurs casiers à deux balles pourraient contenir un skateboard ? Son skateboard ?
Elle a envie de casser quelque chose. Bon Dieu, ou quiconque a assez pitié d'elle pour l'écouter en ce moment, faites que cette ville ait une décharge.
Amanda est encore plus fébrile que la veille lorsqu'elle entame la deuxième journée de sa première année au collège de Sunnyside. Quiconque la verrait se demanderait comment une préadolescente de onze ans peut renfermer autant de colère. Ses mâchoires sont serrées à en trembler tandis qu'elle roule jusqu'à son casier, les yeux brûlants, la lanière parsemée de badges d'un sac à dos en jean sur l'épaule. Sur son passage, la morveuse à qui elle a fait baisser les yeux murmure elle ne sait quoi à l'oreille de sa voisine. Ça les fait ricaner toutes les deux.
Amanda est sur le point de leur lancer une pique bien sentie quand le nez de son skateboard rencontre un obstacle imprévu. La jeune fille part en avant et s'étale de tout son long contre le garçon qu'elle percute. Leurs membres se rencontrent avec un claquement sec lorsqu'ils tombent au sol.
« Nom d'une merde ! jure-t-elle.
— Regarde où tu vas ! lance-t-il en retour.
— Toi, regarde où tu vas !
— Je regardais où j'allais ! C'est toi qui... »
Le garçon se tait en prenant conscience de la futilité de leur échange. Sous la main d'Amanda, son torse se gonfle d'un soupir. Tripotant toujours son nez douloureux, la jeune fille décide d'entrouvrir un œil pour découvrir sur qui elle s'est étalée.
Son voisin de classe. Le petit teigneux qui a remarqué ses larmes.
Oh, génial. Pourvu qu'il aille raconter à tout le monde qu'Amanda Redfield n'est rien qu'une sale pleurnicheuse, juste histoire de se venger de l'accident. Là, ce serait vraiment une super semaine.
Elle prend appui sur lui pour se relever avant de le laisser faire de même sans esquisser le moindre geste lui facilitant la tâche. Le garçon ramasse les livres disséminés au sol avant de la foudroyer du regard. Ses bouquins d'histoire-géo paraissent peser plus lourd que lui.
Ils les serrent dans ses bras épais comme deux brindilles avant de reprendre sa route, bousculant volontairement Amanda au passage. Celle-ci roule des yeux et se retourne pour croiser ceux de l'intégralité du couloir. Sa maladresse passagère est a priori plus passionnante que les discussions dans lesquelles étaient plongés la demi-douzaine d'élèves présents en ce moment.
« Vous avez un problème, les bouseux ? » demande-t-elle sur le ton de la provocation.
Amanda écarte les bras comme pour les inviter à répondre. Là où la plupart se contentent de détourner le regard, la morveuse rousse se permet de lever le sien au ciel.
Ce jour-là, un professeur leur distribue une fiche où se présenter. Sous mon plus grand regret, Amanda inscrit ne pas avoir assez de doigts d'honneur pour tous vous les montrer.
« Alors, ton nouveau collège ? Les gens sont gentils ? Tu t'es déjà fait des amis, peut-être ?
— Plein, répond Amanda, bien calée au fond de son lit. Ils savent que je viens de Seattle, alors ça aide. Les gamins d'ici tueraient pour visiter une grande ville.
— J'imagine, j'imagine...
— Je te dérange, peut-être ? demande la jeune fille face au ton distrait de son père. Si j'avais su que ça t'ennuierait autant de parler à ta fille, j'aurais pas appelé.
— Bien sûr que non, ma puce. Et ta mère, ça va ? »
Pour la sixième fois de la soirée, Amanda roule des yeux. Sa main étouffe le combiné du téléphone.
« Maman, hurle-t-elle en direction de sa porte, papa demande si ça va !
— Impec, lui répond une voix distante. Profites-en pour lui rappeler que j'attends toujours son virement du mois passé.
— Elle est super contente d'avoir de tes nouvelles, reprend Amanda au téléphone. Et elle veut tes thunes.
— Comme nous tous, soupire John à l'autre bout du fil. Pourquoi, son nouveau mari n'arrive plus à l'entretenir ?
— Qui ça ?
— Tu sais bien... Ce nouveau type...
— T'as encore oublié son prénom ? s'amuse Amanda.
— Chérie, je te prierai de ne pas te moquer de mon cerveau défaillant.
— T'as genre quarante balais ! Fais comme moi, donne-lui un surnom amusant et facile à retenir.
— Et c'est quoi, son surnom du moment ?
— Couillon.
— Amanda ! »
La jeune fille sourit de toutes ses dents. Il a beau faire mine de s'offusquer, son père déteste Couillon au moins autant qu'elle.
Elle sursaute lorsque sa mère ouvre la porte de sa chambre d'un coup de coude, un panier de linge sale sous le bras. Amanda se redresse contre son oreiller en fronçant les sourcils.
« Maman, mon intimité !
— Ta quoi ? »
Jessamine ramasse les vêtements traînant au sol sans lui accorder un regard. Les grognements désespérés de sa fille s'étouffent dans son indifférence.
« Tu as fini tes devoirs ? s'enquiert-elle froidement.
— On en n'a pas la première semaine.
— Vraiment ? Je suppose que les établissements d'ici sont différents de ceux de Seattle... »
Elle termine sa tâche sous les gémissements impatients de sa fille. Quelque part ailleurs dans le monde, John s'affaire à elle ne sait quoi. La ligne grésille de temps à autre.
« Le dîner est prêt, l'informe Jessamine avant de s'éclipser. Lave-toi les mains et descends.
— Bien reçu, Madame. »
Amanda mime un salut militaire qui se voit aussi royalement ignoré que l'ironie de sa voix. Purée, elle gâche son talent dans cette famille. Sa mère était plus drôle avant sa rencontre avec Couillon.
« T'as entendu la Commandante, dit-elle à son père. Je te rappelle ce week-end.
— À ce week-end, ma puce. Et, Amanda...
— Hm ?
— Sois quand même sympa avec David. Il fait de son mieux, tu sais. Et si jamais ta mère décide de faire un autre enfant avec lui...
— Merci de m'avoir fait vomir dans ma bouche ! Bye ! »
Elle raccroche sans plus de cérémonie, abandonnant son ton enjoué en même temps que la conversation. Sa bouche tremble de rage. Qu'est-ce qui lui prend de dire des conneries pareilles ? Si sa mère et Couillon pondent un gosse, Amanda ne sera plus rien. Et puis, ce toit abrite déjà une morveuse insupportable qu'on l'oblige à considérer comme sa sœur. Elle se passera volontiers d'une seconde, merci bien.
« Amanda, fait le gremlin en question en passant devant sa chambre, Jessie a dit manger ! »
L'aînée la fusille du regard. Elle la préférerait morte.
La porte se claque au visage de la cadette et personne ne revoit Amanda de la soirée.
Chercher des noises auprès des professeurs et de sa famille doit lui porter chance, parce qu'Amanda finit par redoubler son année. Sa mère et Couillon ont même fait l'objet d'une convocation exceptionnelle. Tout ça parce qu'elle a pété le nez de l'autre connard ! Oh, et le pauvre petit n'avait fait que la traiter de salope hystérique, rendez-vous bien compte.
Amanda l'aurait tué si ça n'avait tenu qu'à elle.
« Nous croyons aux secondes chances, a récité la proviseure avec un air apitoyé qui lui rappelait les statues de la Vierge Marie. C'est pour cette raison qu'Amanda ne sera pas renvoyée aujourd'hui. Mais si ce genre d'incident se reproduit... »
Ses parents ont hoché la tête d'un air entendu. Amanda a secoué la sienne comme elle le fait souvent face à des conneries de cette ampleur.
Le bon côté de tout ça, c'est que son débordement a beaucoup fait rire son voisin teigneux – Ash. Ils ne sont pas devenus les amis inséparables qu'ils auraient pu être dans une autre vie, mais il s'est créé entre eux une sorte de respect tacite et mutuel se passant de mots.
Et puis Amanda a redoublé, et Ash l'a oubliée.
Couillon, lui, ne l'a pas oubliée.
3
« Alors, Sarah, cette première journée de CM1 ?
— Génial ! Les livres d'histoire sont trop jolis et... »
Amanda roule des yeux en creusant sa purée. Le fait que sa coloc de huit ans fasse déjà une fixation sur l'histoire mondiale au point de vouloir en faire son métier ne la dérange pas (enfin, si, parce que ça lui fout sacrément les boules en tant qu'aînée de ne pas encore savoir à quoi dédier sa vie), mais elle espérait dîner en paix. La journée a déjà été suffisamment éprouvante pour ne pas en rajouter une couche. Et si Couillon a décidé de demander à sa fille de lui raconter sa journée, la suite logique est...
« Magnifique, ma chérie, dit-il à la fin du récit passionné de Sarah. Continue comme ça et tu rattraperas peut-être ta sœur en sixième. »
Un sourire amer étire les lèvres d'Amanda. Elle redresse la tête et fait grincer sa fourchette contre la porcelaine de l'assiette, consciente du son désagréable qu'elle produit.
« C'est hilarant, David. Je me gausse.
— Gausse ? Tu aurais gagné du vocabulaire dans un autre registre que les grossièretés ?
— Ouais, ils nous ont appris à lire cette année.
— Amanda » l'avertit Jessamine.
La jeune fille lui adresse un sourire débordant d'hypocrisie. À son grand dam, Couillon décide de ne pas relever l'ironie et préfère s'essuyer la bouche avant de s'attaquer à ses légumes. Quand elle se plaint de gâcher son talent...
De la pointe de son couteau, Amanda coupe ses petits pois en deux sans les manger. Elle aimerait bien faire la même chose aux yeux de David.
« Je peux te parler deux minutes ? » lui demande Jessamine le soir venu.
Amanda, installée au fond de son lit, relève les yeux d'un magazine pour motards trouvé dans la poubelle de la cuisine. Sa mère s'assied à côté d'elle sans attendre de réponse.
« Quelque chose me dit que c'est pas vraiment une question, remarque la plus jeune.
— Non, en effet. Il faut vraiment revoir ton comportement, Amanda, poursuit-elle sans transition. J'en peux plus, de te faire la guerre tous les soirs. C'est invivable.
— T'aurais peut-être dû y penser avant d'épouser Herr Kommandant Shuffel, maman.
— Tu t'es mis à l'allemand, maintenant ?
— C'est plus drôle dit comme ça. »
Jessamine lui tapote le genou d'un air presque fier qui ne dupe personne. Amanda ne serait pas fière d'avoir une fille pareille. Non, elle voudrait même lui démolir le visage pour ne plus avoir à y reconnaître le sien.
Elle plie les jambes et les entoure de ses bras à la manière d'une petite fille.
« David fait de son mieux, tu sais, reprend Jessamine. Je sais qu'il n'en a pas toujours l'air, mais...
— Non, carrément pas.
— ...accorde-lui le bénéfice du doute. J'aimerais vraiment que vous repartiez du bon pied, tous les deux. »
Malgré toute sa bonne volonté, Amanda ne peut faire autrement que fusiller sa mère du regard. Celle-ci semble comprendre ses reproches, car elle soupire sans insister.
« Sois au moins gentille avec ta sœur, retente-t-elle après un silence. Sarah est une petite fille extraordinaire, et sa situation est la même que la tienne.
— C'est pas ma sœur. Et David sera jamais mon père.
— Je ne te demande pas de remplacer John ou de l'appeler papa. Juste... »
Nouveau soupir. Bon Dieu, Jessamine a plus soupiré cette année que dans toute sa vie. Ça commence à lui taper sur le système.
« Fais un effort, d'accord ? Personne n'a envie de passer un autre Noël comme celui de l'année dernière.
— Vous devriez peut-être m'enfermer dans la cave, alors. »
Le regard dépité, presque écœuré, que lui lance sa mère a l'effet d'une enclume lâchée dans son estomac. Qu'est-ce qu'elle a à la mater comme ça ? Comme si Amanda y pouvait quoi que ce soit ! Elle n'y peut rien, si son nouveau mec est un sociopathe !
La façon dont Jessamine lève les mains au ciel manque de la faire exploser.
« Quoi ? crache Amanda. C'était l'idée de ton mari ! Tu sais, David ! Ton taré de nouveau mari, David Shuffel !
— Tu ne sais plus ce que tu dis, Amanda. On en reparlera quand tu te seras calmée.
— C'est ça, compte là-dessus ! »
Sa mère, qui s'était déjà levée, lui accorde un dernier regard affligé avant de disparaître de l'autre côté de la porte de sa chambre. De rage, Amanda y jette son magazine. Il heurte mollement la poignée avant de retomber ouvert au sol.
Pour une psychologue pour gosses, Jessamine n'a pas beaucoup de patience avec sa propre fille.
Cette dernière se tire les cheveux en étouffant un cri. Son cerveau est en pleine ébullition, merde, c'était pas qu'une image quand elle prétendait exploser. Elle va devenir folle si elle ne casse pas quelque chose dans la minute.
Son souffle s'accélère tandis que le souvenir de la nuit passée au sous-sol devient de plus en plus tangible. Bientôt, Amanda a l'impression d'y être. Que les murs de sa chambre se resserrent. Que ses ongles crissent et ramassent la poussière sur le plancher gris tandis qu'un gémissement inhumain s'élève de la pénombre.
Elle a vu quelque chose, cette nuit-là. Quelque chose qui ne l'a jamais quittée.
Amanda ignore ce qui la pousse à enfoncer la mine de son compas dans son avant-bras. Mais la vue du sang, si rouge, si vif, et la douleur brûlante qui lui a donné naissance, parvient à dissiper sa colère le temps d'une soirée. Elle ne prend vraiment conscience de son acte que le lendemain, quand la blessure déjà refermée se rappelle à elle via le frottement de ses manches.
Elle doit partir d'ici. Cette foutue famille va la pousser au suicide. Elle doit partir et retourner chez elle. À Seattle.
Mais John ne réagit pas très bien à sa présence sur le perron de sa villa. Bien sûr, avec un peu de recul, Amanda aurait pu s'en douter ; qui aimerait savoir que sa fille de douze ans a séché les cours pour passer la journée à faire du stop ? Elle a de la chance d'être arrivée à Seattle en vie.
C'est ce que dit John. C'est aussi ce que dit Couillon quand il vient la chercher – enfin un terrain d'entente pour eux.
Il passe le trajet du retour à lui faire la morale. Amanda passe le sien à réfléchir au moyen le plus simple et efficace de se donner la mort mais ne passe jamais à l'acte, notamment parce qu'elle n'est jamais parvenue à une conclusion satisfaisante. Et puis, elle préfère les emmerder vivante.
L'idée de partir se fait néanmoins une place à l'arrière de son esprit. L'idée de courir jusqu'aux chemins de fer près de la décharge, de sauter dans ces trains de marchandise et de poursuivre sa vie n'importe où ailleurs comme le font parfois ces lycéens diplômés dont parlent les journaux. Même du haut de ses douze ans, la perspective a un irrésistible arôme de liberté.
Et l'univers, dans toute sa grandeur et son ironie, lui offre bien sûr une raison de rester.
4
« Il est cool, ton skate. »
La voix (ou, plutôt, le fait de ne pas être aussi seule qu'elle le pensait) prend Amanda au dépourvu. La figure qu'elle s'apprêtait à réaliser se solde en enchevêtrement de chevilles et échec cuisant. Privée d'équilibre, la jeune fille tombe sans protection sur le sol goudronné. Sentir la peau s'arracher de ses genoux fait germer une étincelle de plaisir dans son bas-ventre.
« Oh, non ! fait la voix inconnue. Est-ce que ça va ? »
Amanda s'assied sur les fesses pour se mettre à la recherche de l'intrus. Plus loin dans la décharge, perché sur le toit d'une voiture sans plus d'avenir, un gamin (à moins qu'il s'agisse d'une gamine, c'est vraiment pas évident de faire la différence à cet âge) se laisse glisser sur le capot pour regagner la terre ferme. Le carton qu'il porte dans les bras atterrit à côté d'Amanda dans un fracas de verre et de plastique. Perplexe, la jeune fille accepte tout de même la main qu'il lui tend.
« T'as froid, la vache, grimace-t-elle.
— Je sais. T'as de quoi désinfecter ton genou ?
— C'est pas la peine.
— Il est rouge vif.
— On s'en fout, j'ai dit ! Qu'est-ce que tu me veux ? »
Le nouvel arrivant hausse les épaules. Malgré son hostilité, Amanda ne peut s'empêcher d'être fascinée par les teintes ambigues de ses yeux. Tantôt verts, tantôt bleus, comme si la nature n'était pas parvenue à se décider et le laissait jouer avec une partie de sa palette.
Elle devrait noter ça dans un coin de son agenda pour sa prochaine rédaction.
« Je sais pas, reprend le petit gosse, t'avais l'air triste à rouler toute seule alors je suis venu dire bonjour.
— Ouais, bah, bonjour. Et au revoir. Je me porte très bien toute seule.
— Ouais, bien sûr. Ma mère est pas loin, si tu veux pas mourir du tétanos.
— Ça se chope pas comme ça, le tétanos !
— T'es médecin ?
— Non, mais... »
Le sourire en crochet de son nouveau camarade la fait grogner de rage. C'est qu'il se foutrait d'elle, en plus !
Elle pose un pied sur son skate pour se donner contenance mais grimace de douleur. Passée l'étincelle initiale, ses blessures ne sont qu'un fardeau. Elle ne pourra plus s'amuser bien longtemps dans ces conditions.
« Et donc, ta mère, elle, euh... elle a ce truc rouge qui pue et qu'on met sur un coton ?
— Ouais.
— Et elle m'en prêtera ?
— Je suppose. »
Amanda fait de son mieux pour paraître désintéressée. Elle joue avec une mèche de ses cheveux en faisant mine de réfléchir à la proposition, les yeux tournés vers le soleil se couchant à l'horizon.
« Ouais, OK, dit-elle. Je te suis. »
Le garçon ou la fille (bon Dieu, même sa voix ne lui offre aucune piste concrète) opine du chef avant d'ouvrir la marche. Il se retourne, droit comme un militaire, et pousse son carton du bout du pied pour le cacher aux éventuels passants. Amanda s'arrête pour regarder à l'intérieur. À part quelques néons, elle est incapable de mettre un nom sur son butin.
« Amanda, l'appelle l'autre.
— J'arrive. »
Elle fait quelques pas puis se fige à nouveau.
« Attends deux minutes, d'où tu sais comment je m'appelle ? Tu me stalkes ? T'es un stalker, c'est ça ? Et ta mère, elle existe pas, tu m'emmènes vers une famille de cannibales pour me faire rôtir à la broche ? »
Les yeux arrondis de surprise qui pivotent vers elle la font craindre le pire. Elle l'aurait percé à jour ? Est-ce qu'il va lui avouer la vérité avant de lui éclater le crâne avec un caillou ?
« On est dans la même classe, dit le garçon à la place.
— Hein, quoi ? Sérieux ?
— Je suis littéralement assis juste devant toi. »
Amanda se creuse la mémoire. Juste devant elle... Elle ne voit qu'une chemise moche et une tignasse noire, un peu comme celles de son camarade ici présent.
« Je suis Tori, Tori Fairfield, poursuit ce dernier devant sa mine peu convaincue. Monsieur Jefferson a inversé nos devoirs d'histoire l'autre fois.
— Oh... Ah, ouais, ça me revient. »
Rougissant aussi bien à cause du quiproquo que de la mention de son professeur favori, la jeune fille s'ébouriffe les cheveux. Elle a peut-être un peu abusé des films d'horreur.
« C'est bon, tu me fais confiance ? s'enquiert Tori avec un sourire amusé.
— Ouais, ouais. Pas au point de te confier ma vie, mais ça viendra peut-être.
— Une chose à la fois. »
Amanda le laisse s'éloigner avant de lui emboîter le pas. C'est ça, une chose à la fois. Un jour après l'autre.
Le slogan favori des psychologues.
Elle n'aurait jamais cru penser ça un jour, mais la mère de Tori est encore plus belle que la sienne. Petite mais élancée, les cheveux longs mais pas emmêlés, les yeux noirs mais pas sinistres, le teint pâle mais pas maladif, mince mais pas filiforme. Tout ce qu'Amanda aimerait être, en somme.
« Oh, ma pauvre petite chouquette, fait-elle en nettoyant sa plaie, qui est-ce qui t'a envoyée faire du skate ici sans protection ?
— Mes parents » répond la jeune fille sans réfléchir.
La mère de Tori secoue la tête d'un air affligé tandis qu'Amanda sourit sournoisement. Prends ça, Couillon. Cette femme que tu ne rencontreras jamais te prend pour un père indigne.
« Merci, madame, dit-elle une fois remise sur pied. Euh... je vais y aller...
— Tu vas continuer à te ramasser ? Je peux regarder ? »
Amanda rougit brutalement. La façon innocente dont Tori pose la question l'empêche de se vexer, mais un violent embarras lui chatouille l'estomac.
« Fais ce que tu veux, bafouille-t-elle. Je m'en fous.
— Cool ! Alors je vais te regarder te ramasser. Je peux rester encore combien de temps, maman ?
— Oh, je dirais... une bonne demi-heure ? Je vais encore traîner par ici en cherchant l'inspiration.
— D'accord ! »
Tori lui adresse un grand signe du bras avant de rebrousser chemin en compagnie de sa nouvelle camarade. Une fois suffisamment éloignée de la femme, Amanda lui chuchote à l'oreille :
« L'inspiration ? Elle est poète ?
— Presque. Maman est décoratrice.
— Et ça consiste en quoi ?
— Je sais pas, demande-lui. Ils font quoi tes parents à toi ? »
Amanda détourne le regard. La réponse inintelligible qu'elle grommelle ne doit pas satisfaire son voisin, car celui-ci se penche en avant jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus l'ignorer.
« De la merde, lâche-t-elle. Viens, je vais t'apprendre comment tenir sur une planche. »
Bien qu'accueillant la proposition avec entrain, Tori se révèle fort peu doué pour tout ce qui touche au domaine physique. Elle devrait probablement s'en vouloir pour ça mais, vu sa petite taille et son allure androgyne, Amanda s'en doutait un peu. Tori est plutôt du genre à se faire enfermer dans un casier par Jean-Michel Harceleur qu'à sillonner les terrains de basket à ses côtés. À vrai dire, elle ne l'aurait jamais cru collégien s'il ne partageait pas sa classe.
Ils s'amusent bien, pourtant. Tori réagit à ses propres chutes avec une joie qui paraîtrait inquiétante à Amanda si elle avait quelques années de plus, comme si voir son sang couler pour la première fois était l'expérience la plus exaltante qui soit, mais se fatigue avant la fin de la demi-heure promise. Amanda se contente alors de lui montrer les ficelles en roulant autour de lui, flottant au-dessus du sol comme un esprit venu lui enseigner la voie du skateboard. Tiens, peut-être que Couillon lui lâchera un peu la grappe si elle prétend vouloir devenir prof de skate ? Reste à savoir si ça existe.
« On se voit lundi » dit Tori au moment de la séparation.
La mère la salue avec la même bienveillance que le fils. En les regardant s'éloigner vers les teintes dorées de l'horizon, Amanda se sent traversée d'un éclair de jalousie qui disparaît aussitôt ainsi que d'une chose qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps.
Elle sourit.
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