Samedi 24 et dimanche 25 septembre 1718
Le lendemain, les neveux allèrent remplacer Fanch au chevet de leur oncle. Ils attendirent plusieurs heures avant qu'il ne se réveille de sa léthargie. La chose les réjouit, il était toujours possible qu'on ne se réveille pas après un tel sommeil. Mais le marquis ne partageait pas cette joie, les effets de la drogue s'étant dissipés il avait maintenant mal à sa jambe et la suite de l'entretien ne lui apporta pas tellement plus de réconfort. Il apprit ainsi, avec un tact tout relatif que son calvaire ne faisait sans doute que commencer, des restes de la balle pouvant toujours être logés dans la chair. Marc'heg se rangea donc avec zèle à l'avis du prêtre les enjoignant de préparer dès maintenant le départ et d'aller chercher un notaire. A ces mots les intéressés blêmirent mais ne dirent rien, habitué à être obéi, le marquis ne comptait pas perdre cette qualité maintenant que la mort le guettait. Le majordome les remplaça, visiblement préoccupé par le visage des deux autres. Il fut rapidement mis au courant et s'inquiéta à son tour, lui qui avait espéré que le réveil de son maître sonnait sa rémission. Son arrivée fut suivie peu après de celle du barbier et d'un plateau contenant du vin et de la viande rouge. S'il avait soif, le blessé n'avait pas faim, mais son médecin se montra particulièrement persuasif, le menaçant entre autres de voir son corps en proie aux humeurs les plus barbares s'il ne comblait pas le manque de sang. Fatigué et inquiet car ne sachant pas ce que pouvait être ces humeurs barbares, mais le regard du chirurgien en disait long, il se laissa faire. Une fois la viande gloutie et le vin sifflé, le notaire arriva, très digne et fort imbu de sa dignité. Voyant cela, le vieillard vérifia rapidement la blessure et sans prêter un regard au nouveau venu s'échappa, louant le blessé de sa prévenance pour sa descendance, mais désolé que ce fut cet oiseau de malheur qui s'en occupât. Le notaire malgré ses nombreuses qualités, dont son intégrité n'était pas la moindre, pêchait par orgueil. Sa présence en devenait désagréable et nombre de mauvaises langues prétendaient que si la mort avait pour défaut de l'amener jusqu'à vous, elle avait de bon de vous en débarrasser pour l'éternité.
Droit comme un i dans sa grande robe noir au jabot blanc, il salua bien bas le marquis, s'apprêtant à l'assommer des compliments d'usage. Avec une promptitude qui rassura tout le monde, que ce soit sur sa santé ou simplement pour n'avoir pas à écouter le discours, Marc'heg articula :
« - Maître ne perdons pas de temps, je suis très faible. »
La voix était posée, pas très puissante mais le clerc se demanda malgré tout comment le marquis pouvait être lorsqu'il était d'aplomb. Gardant néanmoins son visage de cérémonie, il s'assit sur un tabouret et sortit de sa mallette une planche et un parchemin, bientôt suivis d'une belle plume d'oie et d'un encrier. Ces gestes lents et majestueux agacèrent le malade qui reprit sans ménagement :
« - Écrivez donc : »
Dictant sans se préoccuper de l'autre, il écrivit ainsi le brouillon de son testament, revenant parfois sur des passages, hésitant souvent, mais refusant toujours les propositions du pauvre homme. Une fois la chose faite, il renvoya le scribe pour qu'il le réécrive au propre et en fit de même pour les autres, désirant seulement voir le père. Ce dernier arriva rapidement, apportant tout ce qu'il fallait pour les derniers sacrements. Le marquis l'en remercia, et commença sa confession par le manque flagrant de charité envers le notaire, mais l'abbé le rassura, il n'y avait pas ici matière à confession, l'homme étant si désagréable. Le reste ne regardant que Dieu, nous retrouvons le père une heure plus tard, sortant de la chambre à la recherche du chirurgien. Il le trouva vite entouré de la petite compagnie, racontant ses exploits avec force de détails que certains diront sanglants, mais apportant beaucoup de réalisme à son histoire. Le père le coupa dans sa tirade et l'emmena auprès du malade auquel il fit boire sa mixture soporifique. Le reste de la journée se passa sans événements marquants, les chevaux et les hommes se reposant, conscients du voyage qui les attendrait le lendemain, mais prenant toujours bien garde à ne jamais l'aborder à haute voix. Finalement peu avant la nuit, le clerc apporta le testament, Lezyre le relit et put admirer la belle écriture qui couvrait la page.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Moi, marquis de Marc'heg, demeurant à Rennes, étant par la grâce de Dieu autant fain de corps, d'efprit et d'entendement que j'ai jamais été, confidérant qu'il n'y a rien de plus certain que la mort, et chofe plus incertaine que l'heure de celle-ci, ne défirant partir de ce mortel monde sans ordonner du falut de mon âme et des biens qu'il a plu à Dieu de me départir, j'ai fait mon préfent teftament. Je recommande mon âme à Dieu le père créateur du ciel et de la terre, le fuppliant très humblement par le mérite infini de la mort et paffion de fon cher fils unique notre feigneur Jésus-Christ ne vouloir entrer en jugement avec moi grand pécheur mais plutôt par fa bonté et miféricorde infinie me vouloir pardonner mes péchés et, après mon décès, placer mon âme dans fon paradis avec les bienheureux fuppliant à cet effet la très glorieufe et immaculée Vierge Marie, mère de mon adorable Jésus Christ, tous les faints et faintes du paradis, principalement mes patrons, Sainte-Anne, Saint-Melaine d'intercéder pour moi.
Je fais lègue de tous mes biens à mon fils, le chevalier de Peurvat, et lui mande de donner en récompenfe des toutes ces années de bons et loyaux fervices une rente de trente louis à mon majordome. Fur ma fortune il devra auffi prélever de quoi affurer une neuvaine en l'abbaye de Saint-Melaine, à compter du jour où Dieu aura jugé bon de me rappeler, et ce pendant dix ans pour le repos de mon âme.
Je veux et ordonne qu'après la féparation de mon âme d'avec mon corps, celui foit gardé vingt-quatre heures et enfuite ouvert, que mon cœur en foit détaché et ôté, mis dans une boîte de fer blanc et envoyé en mes terres, pour être mis dans la chapelle de mes aïeuls.
Je fouhaite également que foit donné des chemifes & chauffes à fix miférables pour qu'ils me portent en terre. On leur attribuera de furcroit deux écus qu'ils prient pour implorer le pardon de notre Divin Sauveur.
Dizlac'h regretta de ne pas être ainsi couché sur le testament, et il en garda rancœur contre son oncle. N'était-ce pas lui qui avait trouvé le prêtre ? N'avait-il pas veillé à son chevet, inquiet de son sort ? Ressassant l'ingratitude dont il était la victime, notre ami se coucha dans la fraicheur d'un soir d'automne, fatigué de son indignation et profondément déçu de ce testament dont il n'attendait pourtant rien de prime abord.
Ils partirent avec le lever du soleil, après avoir entendu une messe très matinale, laissant derrière eux le prêtre inquiet et le barbier mécontent. Ce dernier avait pesté contre les ingrats qui détruisaient son travail en emportant sur les chemins cahoteux son blessé. Heureusement pour les fuyards, il n'avait appris la nouvelle que fort tard et n'avait donc pas pu pester longtemps. Ils emportaient en plus de quelques provisions, nombre de coussins pour protéger le malade, inutiles d'après le vieillard, et un lot de pavot, très efficace dut-il admettre. Le marquis tint environ une heure, sans être vaincu par sa plaie, mais un nid-de-poule de la route lui arracha un hurlement sinistre qui fit s'arrêter tout l'équipage, mais hélas pas le mal. Il tenta malgré tout de rassurer le chevalier qui venait aux nouvelles, qui repartit rasséréné, faisant une confiance absolue et entière à son oncle. Pour Lezyre, la situation était plus inconfortable, s'il pouvait ignorer les traits tirés traversés de spasmes, il n'arrivait pas à faire abstraction de la respiration haletante ni des soupirs de douleur. Le marquis n'aimait pas son aîné, mais il haïssait encore plus la souffrance que ce soit contre lui ou un autre. Pris de pitié, il se lamenta que son oncle refusât catégoriquement de prendre le moindre anesthésiant, au nom de la mortification des sens. Devant ce concept qui lui semblait abscons, Dizlac'h opta pour la ruse plutôt que pour un débat qui aurait été stérile. Il prit la bouteille de vin et discrètement plaça un grain de pavot dans le verre, qu'il noya du liquide vermeil avant de le tendre à son voisin. S'épargnant la discussion sur la nécessité de boire pour sa guérison et sans doute touché par la sollicitude de son neveu, il accepta le gobelet. Il ne sentit pas le goût étrange du breuvage mais bientôt ses traits se détendirent et se mit à dodeliner de la tête. Finalement il s'endormit, laissant le marquis enfin libre. Paris était maintenant proche, à seulement une journée de route de Galluis et la route s'en faisant meilleur. Ils traversèrent comme un coup de vent Neauphle-le-Château et arrivèrent à Villepreux à la mi-journée. Ils laissèrent les chevaux se reposer et s'attaquèrent à leur repas, Marc'heg dormant toujours d'un sommeil opiacé. D'un commun accord, ils le laissèrent dormir, ignorant tous sauf un que cette sieste n'avait rien de naturel.
Néanmoins pour repartir un problème se posa, où aller ensuite ? Paris ou Sceaux ? Avec ces histoires, le marquis n'avait pas fait part de sa décision... Ils décidèrent de le réveiller en désespoir de cause et au grand dam de Charles. Mais ils eurent beau l'appeler, le secouer et même l'arroser, rien n'y fit. Au début amusé, Yann commença réellement à paniquer. Lezyre, qui savait de quoi il en retournait, était quand même troublé par la puissance de la drogue, seul Per garda la tête froide. Le nabot avait l'esprit pratique, et le montra en arraisonnant un quidam :
« - L'ami, quelle est la ville la plus proche ?
« - Versailles, suivez cette route. »
Le saluant avec un sourire reconnaissant, il prit la tête de la troupe et les mena vers le château. Il leur fallut deux heures pour atteindre la ville de Louis XIV mais depuis la mort de ce dernier, elle s'était fortement dépeuplée, et les bons médecins avaient fui à la suite des nobles. La compagnie n'en menait déjà pas large, ce fut le coup de grâce qui faillit les abattre. Mais là encore le bon sens les sauva, et Faldec'h demanda à une commère le plus rapide entre Sceaux et Paris. La réponse tomba de sa fenêtre : la différence n'était pas flagrante. La conversation s'engagea, la dame étant curieuse et son interlocuteur encore ignorant de la gouaille parisienne. Malgré tout, il apprit des choses intéressantes, par exemple qu'ils n'arriveraient jamais à Paris avant le coucher du soleil, et que tenter d'y aller malgré tout, c'était suicidaire. La ville était dès la nuit tombée la proie des mauvais garçons. Or nos amis avaient déjà donné dans les brigands, et le fait qu'ils soient citadins ne changeait rien à l'affaire. Il fit part de ces renseignements à ses compagnons qui opinèrent comme lui et ils partirent vers Sceaux. Fignant veillait sur le marquis, surveillant sa fièvre et sa respiration. La nuit était encore jeune quand les sabots des chevaux meurtrirent l'immense allée du château. Passant au galop sous les arbres magnifiques, ils atteignirent la demeure sans discrétion, causant l'apparition d'un serviteur en livrée, plus par curiosité que par devoir d'ailleurs. Mais il le regretta rapidement quand il vit leur allure bigarrée à la lueur de son chandelier. Le pauvre homme avait cru devoir accueillir un retardataire à la fête qui allait subir les foudres de la duchesse, or il avait devant lui un étrange escadron disparate qui annonçait des problèmes.
« - Je suis le marquis de Lezyre, nous avons besoin d'un médecin d'urgence ! »
Un soupir discret accueillit cette présentation cavalière. Mais au moins, cet incident serait vite réglé : point de médecin ici, la seule maladie que l'on guérissait dans ces jardins était l'acédie. S'armant d'un sourire poli, il s'apprêtait à congédier les voyageurs mais ils ne lui en laissèrent pas le temps.
« - Mon oncle le marquis de Marc'heg est l'ami de monsieur le Duc. »
Le sourire se figea instantanément, cette information changeait beaucoup de choses. A défaut d'être correctement soigné, il mourrait dans un joli cadre. Faisant le deuil de sa nuit, il s'inclina et les invita à le suivre. Traversant un hall, il fit signe à deux hommes de s'occuper du blessé et ouvrit une porte, découvrant un petit salon. Charles et Per y entrèrent et s'assirent, fort impressionnés par le luxe qui se dégageait de la pièce. Le nabot surtout avait hésité à s'asseoir dans un fauteuil de soie bleu clair, craignant de salir ce qui s'apparentait à ses yeux à un trône. Finalement, il préféra rester debout et en profita pour admirer le reste de l'endroit. Le plafond portait un lustre en cristal entouré d'une belle moulure sylvestre. Le thème était d'ailleurs repris sur les panneaux latéraux via des bas-reliefs ovoïdes. Au milieu des ellipses blanches la maîtresse de maison avait accroché des tableaux champêtres, le reste des murs était de la même couleur que les fauteuils.
Dizlac'h se dépoussiérait quand la porte se rouvrit. D'un bond il se leva et admira l'élégante femme qui pénétrait dans la pièce, ce qui attira l'attention de la jeune femme et de notre nabot. Ce dernier admirait une table de marbre blanc portant des bibelots de grands prix, et se retourna en rougissant. Mais elle ne le remarqua pas, pas plus que la poussière qui subsistait sur le pourpoint du marquis.
« - Messieurs, je suis mademoiselle Delaunay, dame de compagnie de madame la duchesse. »
Elle conclut sa phrase d'une révérence que lui rendit Charles :
« - Bonsoir mademoiselle, je suis le marquis de Lezyre. Mon oncle le marquis de Marc'heg est un ami de monsieur le duc et il a besoin d'aide. Des brigands l'ont blessé dans le bois de la Queue. »
Faldec'h nota qu'il ne l'avait pas présenté, et en fut mortifié. Son orgueil se révolta mais écrasé par la grandeur de l'endroit, il n'osa pas transgresser une étiquette qu'il ne connaissait pas. Dans un tourbillon de dentelle elle s'assit dans le siège qu'avait tant admiré le nabot, invitant les deux hommes à en faire de même. Sans prêter attention à la supplique du marquis, elle interrogea l'autre plissant des yeux pour en distinguer les traits :
« - Et vous monsieur qui êtes-vous ?
« - Pierre le Faldec, mademoiselle, votre serviteur. »
Il fit une inclination de la tête qui fit sourire la jeune fille. Le silence s'insinua quelques courts instants puis Yann fut introduit avec eux, se présenta en réponse à la femme puis s'assit sur le dernier siège. Elle daigna alors s'intéresser au but de leur visite :
« - Je suis désolée pour ce qui est arrivé à votre oncle, ces bois ont hélas une réputation des plus détestables. Son altesse en sera marrie lui aussi, même si sa blessure ne semble pas des plus graves... Et déjà soignée de surcroît ! »
En se voulant rassurante, elle n'en accusait pas moins les voyageurs de déranger la quiétude du lieu pour peu de choses. Le chevalier lui répondit le souffle court :
« - Ce n'est hélas qu'une impression justement, la blessure renferme sans doute encore des restes de la balle ! Et son sommeil lourd n'est pas sans nous inquiéter, s'approchant plus du coma que d'une récupération de ses forces. Nous espérions que Son Altesse puisse nous conseiller un médecin. »
La jeune fille n'était toujours pas convaincue du bien-fondé de leur venue ici, mais elle n'eut pas le temps de leur en faire part car le majordome arriva, un air grave sur le visage. Malgré la douceur de la soirée le chevalier frissonna devant ce corbeau en livrée, heureusement, la nouvelle n'était pas aussi mauvaise que pouvait l'annoncer la face fermée :
« - Monsieur le marquis s'est réveillé. »
Yann se leva, soulagé, sentiment partagé par les deux autres hommes. La demoiselle sourit, heureuse de voir ces neveux retrouver leur oncle. Ils partirent en procession pour rejoindre le malade, transporté par deux serviteurs à leur arrivée. Suivant la chandelle, ils arrivèrent dans une chambre modeste pour le lieu où il reposait. Arrivé souriant, le chevalier se figea lorsque la lumière chancelante éclaira le visage du barbon. Ce dernier avait les traits tirés de douleur mais tentait de donner le change avec un rictus, cela ne rendait le tableau que plus sinistre. Delaunay blêmit, peu habituée à voir la souffrance d'aussi près et fut aussitôt convaincue de la nécessité d'un médecin.
« - Mademoiselle, pardonnez cette invasion un peu cavalière et je compte sur vous pour m'excuser auprès de Ses Altesses !
« - Je vous en prie, Son Altesse sera ravie de vous revoir. »
Étrange situation de voir l'échange de banalités en cette heure si tardive et si douloureuse. D'ailleurs elle ne s'éternisa pas, ni l'un ni l'autre ne désirant poursuivre. Le silence s'imposa, gênant. Finalement n'y tenant plus, elle se décida :
« - Je vais faire venir le médecin de Son Altesse. »
Elle quitta la pièce, une larme détruisant l'harmonie de son joli visage. Les hommes se retrouvèrent seuls, plus émus de revoir le barbon qu'ils voulaient bien l'admettre. Mais profitant de l'excuse de le laisser se reposer, ils fuirent la chambre pour cacher leur trouble. Le majordome les amena dans une dépendance du château où il les laissa pour la nuit.
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