Qui est cet homme, qui vient dans les champs à notre rencontre ?
Notre histoire prend place dans le beau pays de Bretagne, plus précisément lors de la régence du duc d'Orléans, dans la lande si chère de ces celtes. C'est là en effet, au milieu de la mousse et des ajoncs, que nous découvrons un jeune homme songeur. Perdu au milieu de ce désert, bercé par un doux zéphyr, il attend assis sur une borne presque recouverte par la végétation, le regard perdu dans le paysage qui s'étendait autour de lui. Qui, en effet, aurait pu résister à la superbe de ce tableau si armoricain ? Celui qui, en un clin d'œil, offre avec orgueil toute la sauvagerie d'un monde mêlé à une histoire millénaire. Celui qui encore distille une envie d'aventure et d'espace, mettant à bas les questions vénales pour apporter grandeur et splendeur. Ici, même les nuages s'inclinent pour parfaire le rêve, laissant l'or du sable resplendir et la bruine rafraîchir ce territoire aride. Dans ce monde silencieux tout est mouvement, les ombres se mêlent quelques instants aux îlots de couleurs avant de leur rendre tout leurs éclats, des petits génies parcourent pleins de grâce le ciel avec leur robe noire, survolant les dunes qui s'effondrent avec les ans... Ce macrocosme, rien ne semblait pouvoir le troubler. Les nombreux pardons qui le parcouraient ne faisaient qu'ajouter une spiritualité charmante que les hommes de passage portaient silencieusement au fond de leur cœur. Notre rêveur ne faisait pas exception à cette ambiance, c'est pourquoi il restait là, malgré la nuit qui s'approchait.
Laissons là quelques instants ce carrefour pour porter notre intérêt sur un petit paysan qui approchait par l'ouest. Ce modeste bougre allait clopinant avec ses vieux sabots et son nez busqué, rougi par l'abus d'alcool. Sur son dos se balançait un fagot de bruyère, qui indique l'arrivée des froides soirées d'hiver, et un lampion chétif lui donnant un air de farfadet. D'ailleurs, il avançait en sifflotant, insensible à toute cette beauté qui s'endormait autour de lui. C'est donc ainsi qu'il se porta à la hauteur du voyageur. Ce dernier plongé dans ses pensées, ne lui prêta aucune attention, ne daignant ni le saluer, ni même le regarder. Cet affront vexa d'ailleurs le nouveau venu qui se planta donc devant lui, les poings sur les hanches et le buste droit. Reniflant avec dédain, le nabot mit son visage épais à la hauteur des yeux vides de son futur interlocuteur, le touchant presque nez à nez. Avec une voix très douce, contrastant étrangement avec son physique, il se manifesta dans un français coloré d'une nuance d'accent bretonnant :
« - Salut l'étranger, de quel pays barbare t'es-tu échappé où on ne salue pas autrui ? »
Il ponctua sa phrase d'un sourire carnassier et sûr de lui, attribut des clients de la mauvaise fortune. L'étranger tressaillit, brutalement tiré de ses pensées, il prit alors conscience de l'individu devant lui. Il se releva instinctivement d'un bond pour récupérer son espace vital grandement envahi par ce qui ressemblait à un gnome et des vapeurs d'alcool et posa la main sur la garde de son épée. Une fois l'effet de surprise passé, il s'aperçut que les ombres s'étaient considérablement allongées, et sa fibre superstitieuse se réveilla. Bien sûr il avait depuis longtemps passé l'âge de craindre le noir ou de croire à des créatures mystiques, pourtant il ne pu retenir un léger tremblement face à l'étrange nain qui se tenait devant lui. En d'autres lieux il aurait trouvé quelque bon mot à envoyer à ce laideron, mais perdu seul au milieu de la lande, ce laideron prenait des airs de monstre, surtout éclairé par la faible lueur de sa lampe. Il faut avouer que sa figure épaisse flanquée de deux oreilles rondes, n'inspirait pas confiance. Pour ne parler que de ça ! Car son front fuyant ou son crâne plutôt chauve n'arrangeaient rien. On en venait presque à douter que ce soit cette chose qui venait de parler. Pourtant il fallut bien se rendre à l'évidence, les alentours étaient déserts et ne recelaient aucune cachette. Toujours inquiet, il s'obligea à répondre :
« - Pardonne moi l'ami, plongé dans mes pensées je ne t'avais pas vu venir. Ce paysage est si somptueux, toute ces nuances de couleurs, cette tranquillité... » Son côté artiste se réveilla et il déclama à grande force de geste : « On dirait presque un calme océan, avec ses récifs, sa faune et sa flore, ses secrets et ses légendes ! Un charme incroyable se dégage de cette quiétude, enveloppée d'une ambiance de mystère. On s'attend à voir surgir à tout instant les chats courtauds (1), leurs poils luisant sous la lune alors qu'ils courent vers leur conseil... » Il tressaillit en entendant un bruissement de fourré, mais la nuit n'était pas totale, ce qui le rassura grandement. Reprenant confiance, il continua « En tout cas je comprends pourquoi ces félins aiment délibérer au milieu de ce paradis. Et pourquoi ils répugnent tant à être dérangés pendant leur assemblée. Enfin, ce n'est que conte pour faire frissonner les bonnes femmes et terrifier les enfants. Ça n'a pas plus de sens que cette vielle comptine :
Les rochers y sont de pierres
De pierre de haut en bas :
Le soleil ne les fonds pas,
Non plus la lune...
Et vous, gars à marier,
Chercher fortune. » (2)
Lorsqu'il eut fini de chanter, il était satisfait de sa tirade mais le silence qui s'en suivit fut lourd. Le conteur commença à s'inquiéter maintenant qu'il avait quitté les bras de sa muse pour la réalité. Hélas, il ne savait s'il pourrait atteindre un hameau avant la fin du jour et toute la prétention qui l'habitait sur l'idiotie des croyances populaires avait laissé place à une appréhension quelque peu superstitieuse. Son trouble fut si visible que son interlocuteur le remarqua et amusé, décida d'en tirer partie :
« -Eh bien mon bon ! Voilà que vous êtes poète, c'est bien rare par ici. Venez donc passer la nuit dans ma demeure, je partagerai mon toit et mon couvert en chrétien ! Et puis un peu de compagnie ne me fera pas de mal, je l'avoue. »
L'invitation n'était pas très rassurante, le chanteur ne pouvait se défaire de cette peur instinctive pour cet homme à l'aspect de diablotin... Mais au moins il avait une lumière, il pourrait donc suivre le chemin en toute sécurité malgré les ombres. Surtout il n'avait pas l'air d'un félin, l'étranger accepta donc d'un signe de la tête agrémenté d'un sourire forcé. L'autre n'y prêta garde et partit en reprenant le chant sur le chemin, tournant le dos aux derniers rayons du soleil et s'enfonçant dans la nuit.
« C'est aux forêts de Bretagne
Qu'on fait de jolis sabots :
Tenez vos petits pieds chauds,
Ma belle brune.
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune.
Les rochers y sont de pierres
De pierre de haut en bas :
Le soleil ne les fonds pas,
Non plus la lune...
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune.
Le soir, on danse sur l'aire,
Sur l'aire à battre le blé :
Ah ! c'est qu'il fait bon sauter
Quand vient la brune
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune. »
Il arrêta alors la comptine, la nuit étant cette fois complète. La lune n'était pas encore levée et on ne voyait que les ténèbres qui allaient s'épaississant. Pourtant le guide allait bon train sans hésiter ni même trébucher. Le pauvre homme qui suivait faisait piètre figure à taper contre le moindre caillou, parfois il devait même trottiner pour ne pas perdre de vue le lampion qui se balançait au gré des pas de son maître. Enfin une masse s'éleva devant eux, faiblement éclairée par la flamme chétive. Le propriétaire tira de sa poche une vieille clef rouillée et fit jouer la serrure. Un grincement, et la porte s'ouvrit. A ce bruit, le pauvre homme ne put s'empêcher de penser au grincement de la brouette de la mort (3). C'est donc tremblant qu'il manqua de se prendre le montant de la porte basse, les bretons étant en ce temps-là petits et leurs portes à leur image. L'hôte délaissa quelques instants l'étranger pour ranimer les braises et en tira un feu tout à fait convenable. La pièce se dévoila alors, grande, meublée par une vieille table, une commode austère et un buffet en piètre état, elle semblait cependant propre et même parfumée par un bouquet d'ajonc posé sur la cheminée. Son appréhension se fit moins forte, tout le monde sait que les démons et autres créatures maléfiques ne vivent pas dans des longères parfumées.
« - Voilà une maisonnette charmante, monsieur ?
-Per Faldec'h. Ou comme vous dites vous parisiens, Pierre le Faldec. Installe-toi sur ce fauteuil et sers-toi donc ! Je vais chercher un bon cidre en ton honneur ! »
Leurs yeux se mirent à pétiller à cette annonce alléchante. En attendant Per, l'invité obéit et prit avec une cuillère en bois un peu du plat. A l'époque on mangeait encore dans un plat commun, armé de sa cuillère. C'était comme souvent une bouillie de farine tamisée de froment cuite avec du lait, sans beurre comme le déplora le jeune homme. L'autre revint rapidement avec deux bolées et autant de bouteilles de brut. Ils burent ensemble une rasade, avant de manger paisiblement en silence. Le vent criait au dehors, et aucun des deux n'avait envie de faire d'effort pour élever la conversation. Sans oublier que l'hôte ne pouvait complètement se défaire de l'inquiétude que lui inspirait l'étrange aspect de son compagnon... Mais lorsque la première bouteille roula sous la table, les langues se délièrent et quand la seconde rejoignit l'autre, ils parlaient comme deux amis. L'hôte se fit un devoir d'en prendre deux autres, et bientôt les confidences allaient bon train.
« Qui est cet homme, qui vient dans les champs à notre rencontre ? »
Genèse 24:65
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1. Les Chats courtauds sont des félins d'une taille incroyable qui vivent en Haute Bretagne. Ils ont l'habitude de faire des conseils secrets vers minuit et de nombreuses personnes seraient mortes après avoir troublé ces animaux très sanguinaires. La légende veut que le malheureux subisse d'abord mille tortures avant que le président du conseil vienne infliger l'ultime blessure : il enfonce une longue aiguille dans le cœur de l'intrus, ce dernier devient alors hypocondriaque et agonise lentement.
2. Vieille chanson du Morbihan qui a plus de cent couplets, ces derniers n'ont pas nécessairement de sens et sont même souvent étranges. L'air est pourtant lent et mélancolique. On appelle aussi ces chansons des « pots-pourris ».
3. « La brouette de la mort : la nuit, quand il n'y a point de lune au ciel et que le breton chemine seul sur une route déserte, il entend et vois bien de choses que des yeux et des oreilles de citadins ne sauraient point saisir. Il entend, entre autres choses, le bruit néfaste produit par l'essieu de la brouette des morts, frottant ses roues que le diable a négligé de graisser. Personne n'a jamais vu cette brouette, mais elle affecte de passer en criant sur son axe, devant la porte des mourants. Sa rencontre est d'un fort mauvais présage. Les gens prudents, lorsqu'ils l'ont entendue passer, font dire une messe ou récitent un De Profundis, suivant leurs moyens. Quelques rares esprits forts nient son existence et s'en moquent, mais ils meurent tôt ou tard, ce qui prouve surabondamment qu'il ne faut point parler à la légère de la brouette de la mort. » Contes de Bretagne, Paul Féval.
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