Oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant.

Le brouillard daigna se retirer qu'à la quatrième heure, nos deux compères purent donc se reposer tout leur soûl et faire disparaitre celui qui embrumait leur esprit. Après un rapide repas, composé d'un poisson douteux agrémenté d'oignons trouvés dans la lande et de cidre ; le nabot prépara ses affaires pour le voyage. Ce dernier s'était levé avant son compère car leur projet lui semblait toujours aussi intéressant, et ce malgré sa lucidité revenue, chose rare il faut l'avouer. En effet, déjà à l'époque les beuveries donnaient rarement naissance à des aventures sages ou à des projets cohérents. Et encore aujourd'hui, les hommes continuent à faire l'expérience de choix plus ou moins idiots sous l'influence de la boisson, démontrant surabondamment qu'il n'a pas changé depuis trois siècles.

Or donc, malgré les apparences contraires, notre ami était confiant et même plein d'espoir. Ils s'attela ainsi aux préparatifs, lesquels furent assez rapides, le pauvre homme n'ayant pas beaucoup de choses à emmener. Dans un sac il entassa toute sa vaisselle, c'est-à-dire trois assiettes accompagnées autant de couverts, quelques gobelets et un grand plat ainsi que des vêtements ; dans une besace il mit l'argent qu'il avait, un briquet, une pipe et des provisions ainsi que son fusil à silex. Sa poêle fut accrochée à son sac avec son lampion, et il prit son éterpe (1) comme bâton de marche. Ils se mirent alors enfin en route, non sans avoir avant jeté un dernier coup d'œil à cette si vieille bâtisse. C'était aussi une excellente occasion d'entamer la petite fiole d'alcool que Per gardait constamment sur lui ! A la lueur blafarde que le jour parvenait à transmettre malgré les vitres sales, la maison semblait bien plus délabrée que la veille. La moisissure était omniprésente, le sol couvert de paille, de terre et de détritus que la nuit avait cachés. Le jeune Dizlac'h se faisait un plaisir de quitter ce lieu sombre et sale, mais son compagnon voulait tout regarder une énième fois pour graver à jamais dans sa mémoire ce pathétique tableau. Le pauvre homme était toujours persuadé qu'il ne reverrait jamais cette longère, celle qui l'avait vu grandir et qui, malgré ses innombrables défauts, lui tenait à cœur. Cependant elle ne lui appartenant point : Pierre la louait, comme son père avant lui, à un riche paysan du village voisin. D'ailleurs ce dernier n'apprécierait sans doute pas le départ de son locataire, ou plutôt son départ sans avoir payé le dernier loyer ! Mais ignorant cela, Charles fut surpris de découvrir une âme sentimentale derrière ce corps difforme, corps qui à la réflexion et à la lueur du jour n'était pas aussi effrayant qu'auparavant ! Pour la première fois il le regarda vraiment, il avait déjà noté de son visage arrondi, de son nez busqué gonflé par l'alcool et sa petite taille. Mais il voyait maintenant ses yeux d'un bleu profond, ses lèvres charnues et le front large, l'ensemble formait un étrange portrait. On ne saurait dire s'il était laid ou juste étrange, cet ensemble bigarré ne correspondait pas aux préconçues sur les nains, gnomes et autres korrigans. Néanmoins on pouvait affirmer qu'il n'était pas beau.

Finalement ils se mirent en route vers le début de l'après midi, sous un beau ciel breton, comprendre sans pluie malgré les nuages, oubliant ce qui est en arrière et se portant vers ce qui est en avant. L'objectif de la première journée était d'atteindre une ville, d'acheter des montures et de partir vers le nord est pour rejoindre le chemin royal. Après seulement quelques minutes de marche, le petit marquis comprit que l'habitation, qu'il croyait totalement isolée, appartenait en réalité à un petit village :

« - Quel est le nom de ce hameau ?

- Sainte-Barbe. Du nom d'une grande sainte qui voulant se vouer au Seigneur, refusa le parti que lui donnait son païen de père. En vengeance, le mauvais bougre l'enferma dans un donjon à deux fenêtres. Mais la petite était maligne, et un prêtre déguisé en médecin vint la baptiser. Plus tard, alors que son paternel voyageait dans un de ces royaumes païens, elle perça une troisième ouverture pour symboliser la Sainte Trinité. C'était une grande dame pour sûr ! Mais à son retour, son père n'apprécia pas tellement la plaisanterie et l'emmena devant le gouverneur romain. Elle subit la torture et des choses tellement atroces que je ne peux les répéter ici. (2) » Il passait près de la chapelle qui lui était dédiée et le conteur sujet à une peur superstitieuse n'osait pas raconter tout le calvaire de peur de contrarier la Sainte. Les vitraux eux mêmes restaient muets sur ce martyr, ils longèrent donc l'édifice en silence. Une fois la chapelle dépassée, le conteur reprit doucement, un accent de fierté dans la voix, où se mêlait un rien de tristesse. « Quoi qu'il en soit elle tint bon et refusa d'abjurer (3). Son père fut contraint de la décapiter, et une fois le forfait perpétré, il fut foudroyé par le Ciel et mourut. »

Il tira sa précieuse gourde et s'octroya pour se remettre de ses émotions une longue rasade d'alcool. Laissant là le village, très charmant soit dit en passant, et la fin quelque peu douloureuse du bourreau, ils continuèrent vers le nord est, vers Auray. Nos deux compagnons coupèrent à travers champs et forêts, croisant peu d'âme vivante mais de nombreux dolmens et autres menhirs. Ces derniers veillaient sur la campagne bretonne depuis si longtemps, que personne ne se souvenait qui les avait érigés, ni pourquoi. Et pourtant dans cette partie du Morbihan, ces pierres étaient légions : des alignements de Carnac à ceux de Kerzérho en passant par les dolmens de Crucuno ou le tumulus de Crucuny. Leur marche leur prit toute l'après midi, parcourant la quinzaine de kilomètres lentement à cause du manque de chemin balisé parmi les nombreux bois. Surtout que notre pauvre Per portait à lui seul l'ensemble des bagages du groupe ! Il est vrai que la plupart, pour ne pas dire la totalité, lui appartenait, mais notre marquis n'avait pas été une seconde effleuré par l'idée même d'aider son compagnon. Il en fallut de peu qu'il se plaignit de sa lenteur, mais il était trop occupé à admirer la nature environnante. Heureusement, une fois Ploemel dépassé à leur gauche et la rivière de Crac'h sur leur droite, la route fut moins difficile. C'est ainsi qu'ils arrivèrent dans une bourgade, impatients de trouver des chevaux et un dîner. Le dîner fut vite expédié, les maigres provisions emportées furent dévorées et ce fut tout. Les deux compères craignaient en effet qu'ils n'y aient pas assez d'argent pour acheter deux montures, la prudence les poussait donc à faire des économies, ici en dînant frugalement par exemple. Une fois les dernières miettes et les nombreuses gorgées de chouchen avalées, les deux hommes se mirent en quête d'une auberge.

Avant de reprendre le récit, je me dois de rendre justice au nabot. Car s'il était petit, il restait malgré tout dans la moyenne de l'époque. En revanche, sa carrure voûtée et sa mauvaise posture semblaient lui enlever plusieurs centimètres. Et puis n'oublions pas que son compagnon lui était tout à fait grand, ce qui par comparaison rendait l'autre plus petit encore et lui donnait l'aspect d'un nain. Ce détail fixé, reprenons le récit. Auray était encore une petite cité, mais déjà connue. Son port, Saint-Goustan, avait ainsi été choisi par le Grand Cardinal Richelieu comme port de départ pour une expédition vers les Amériques. Saint-Goustan n'a pas changé, et était déjà un petit joyau d'architecture, une perle comme les villes en avaient peu. Mais ce n'est pas là, ni du côté du célèbre pont de pierre, le pont Neuf, qu'ils trouvèrent une taverne à leurs goûts. A force de pérégrinations parmi les belles maisons à colombages, ils se décidèrent pour une auberge près de l'église de Saint-Gildas. Les deux hommes ne comptaient pas y dormir, seulement y glaner quelques informations. En particulier d'un lieu où l'on pouvait trouver des chevaux à bas prix. Mais comme partout, ce style de renseignement n'est pas gratuit, et leurs bourses durent s'alléger du prix de deux gobelets de vin.

En possession de l'adresse tant désirée, les deux hommes se remirent en marche. Ils trouvèrent assez facilement le lieu en question et y cherchèrent le gérant. Un barbu court sur pattes vint les voir, délaissant sa marmaille aussi rousse que lui pour parler affaire.

« - Degemer Mat! (4) » La région était bretonnante, l'entretien eu donc lieu en breton. Pour un souci de compréhension évidente, la suite de la conversation sera traduite. « En quoi puis-je vous aider étrangers ?

- Bonsoir, nous sommes à la recherche de deux bons chevaux pour un voyage, et la rumeur veut que vous ayez les meilleures montures des environs. » Il ne faut jamais sous-estimer la puissance d'un compliment, aussi mal placé soit-il, « Comme nous voulons partir demain matin dés l'aurore, nous aimerions régler cette affaire au plus vite afin de nous reposer.

- C'est bien, suivez-moi. »

Laissant là sa femme et ses enfants, il sortit manifestement mécontent d'être dérangé aussi tard, pourtant le soleil n'était pas encore couché. Ils atteignirent néanmoins un champ clôturé, entouré d'ajoncs qui offrait aux derniers rayons du soleil, leurs pétales éclatants. Là batifolaient des dizaines de canassons. Gonflant le torse par fierté, il montra ses enfants à quatre jarrets :

« - Les meilleurs chevaux bretons de la région, pour sûr ! Intelligents, commodes, ... Gentils même ! Endurants avec ça, et puis avec ces champions, pas question d'avoine ou de je ne sais quoi ! Les ajoncs leur suffisent (5) ! De belles économies en perspective mes seigneurs. Bien entendu de si belles bêtes, regardez ces musculatures d'étalon, ont un prix à la hauteur de leur capacité. » Un beau mâle à la robe alezan approcha de son maître, laissant apparaître une marque blanche en forme de croix sur son front. « Je ne m'en séparerai pas à moins de 150 livres ! (6) »

Les acheteurs potentiels restèrent cois devant cette petite fortune. En effet, 150 livres soient 3000 sous ou 36 000 deniers, représentaient un an de salaire d'un domestique ! De plus, le prix du cheval scellé était alors plus proche des 50 livres que des 75... Il ne restait plus qu'à négocier ! La discussion dura un quart d'heure. Le nabot, bien qu'il ne soit pas si petit que ça nous l'avons déjà dit, réussit à descendre à 120 livres, avec gîte pour la nuit et provisions. Charles ne fut pas d'une aide précieuse, pour lui peu importait le montant de la ristourne que leur accorderait le marchand, jamais ils ne pourraient aligner une telle somme. Néanmoins il donna sa modeste contribution à Per : quelques francs et beaucoup de liards. Mais à son grand étonnement l'autre compléta la somme et la donna au vendeur qui resta quelques secondes interloqué devant tant d'or. La crise monétaire avait fait disparaître une grande partie des liquidités, les pièces ayant traversé les frontières ou dormant tranquillement dans les caves malouines ou nantaises. Le petit homme caressait la jument, laissant glisser les regards des deux hommes se demandant silencieusement s'ils n'avaient pas à faire avec un korrigan, impression d'autant plus pressante dans cette ambiance tardive où le ciel s'enflamme et avec lui les imaginations. Comment ne pas repenser à ces légendes qui mettent en scène des petits êtres qui veillent sur des trésors païens depuis longtemps oubliés ?

Un soupir du farfadet le tira de leur cauchemar, il regrettait la fonte soudaine de son capital. Heureusement, le commerçant avait été honnête, les bêtes qu'il leur donna étaient vaillantes et maigres par rapport à leurs congénères. Ces derniers, atteignant souvent la tonne perdait de l'agilité, les genoux écrasés par tant de poids. Ces balourds faisaient alors la joie des bouchers au siècle dernier. Au contraire, les deux montures pourraient supporter aisément leurs nouveaux cavaliers. Le plus robuste fut attribué à Dizlac'h, il avait la robe baie et une unique marque en croissant sur le front. L'autre au contraire était alezan roux et constellé de marques blanches de l'encolure jusqu'au jarret.

« - Voilà Malloruz » il désignait la monture rousse (d'où son nom d'ailleurs), « et Aratred. (7)»

La transaction achevée, les trois bretons rentrèrent et profitèrent d'un bon repas. Le second pour nos compères, mais auquel ils firent honneur ! Mangeant à qui de mieux, buvant plus que leur soul, profitant à outrance de ce repas qu'ils avaient achetés, du moins selon eux. Ils s'effondrèrent ensuite, pleinement repus, dans la paille d'une grange vide prêtée par leur hôte si prévenant. Charles ne put s'empêcher de jeter des coups d'œil inquiets à son compagnon pourtant profondément endormi. Le commerçant lui aussi mit du temps à trouver le sommeil, craignant que son or ne disparaisse avec le retour du soleil.

« Je fais une chose : oubliant ce qui est en arrière
et me portant vers ce qui est en avant. » Philippiens 3 :13

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(1) Hoyau plein et tranchant avec lequel les paysans morbihannais taillaient la lande

(2) Sainte Barbe fut brûlée à plusieurs endroits et subit une ablation de la poitrine. Son nom viendrait d'ailleurs de la demande des chrétiens qui, voulant le corps pour l'inhumer, demandèrent la barbare, ce qui par déformation donna son nom. Cette sainte est la patronne de mineurs et des pompiers, on notera aussi qu'elle est très populaire dans les régions de Bretagne et de Normandie.

(3) Renier sa foi.

(4) Bienvenue en breton.

(5) « Cheval de jonc, cheval breton » dit le proverbe, les chevaux bretons mangent des ajoncs comme d'autres de l'avoine. Les paysans tondaient ainsi la lande pour nourrir leur monture sans se ruiner.

(6) Pour plus de facilité dans la suite du récit, toutes les livres seront des livres tournois et non des livres Parisis. Pour plus d'informations voyez le chapitre suivant !

(7) Dérivé de « Mallozh Ruz » (Malédiction Rouge) et de « Redid Araog Paotred » (Courrez en avant les gars) après des fautes d'orthographe et des contractions peu conventionnels de la part du vendeur. Ces expressions bretonnes furent très utilisées pendant la révolte des bonnets rouges (cf note 2 du chapitre I).

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