Montre donc ton affection pour ton serviteur

Le soleil se leva sur la cité, mais aucune lumière ne filtrait encore de la rue assombrie par les niveaux des maisons qui la protégeait. Mais l'habitude fit que Per se leva comme il le faisait dans sa longère. Longère qu'il ne reverra sans doute jamais, cette pensée lui provoqua un petit pincement. Il la chassa de son esprit à l'aide de la bassine comme une tâche sur une toile. Se sentant mieux, il sortit doucement de la chambre, évitant de réveiller son compagnon. Mais alors qu'il refermait la porte, la voix de Fanch retentit derrière lui :

« - Bonjour, j'espère que vous avez bien dormi. Monsieur le Marquis souhaiterait s'entretenir avec vous. »

Sans attendre une quelconque réponse ni fournir la moindre explication, il l'emmena dans la bibliothèque. Comme hier elle était vide, et le majordome le laissant seul, il en profita pour admirer les livres qui s'étendaient sur les rayons de la belle bibliothèque.

« - Bonjour Per, tu sais donc lire ? »

L'interpellé se retourna en rougissant, comme un enfant prit en faute. Mais se reprenant vite il s'inclina et répondit dans un sourire :

« - Bonjour monsieur, malheureusement non, je ne faisais qu'admirer le travail de reliure.

« - J'en suis assez fier je dois dire. » Il s'assit devant la table et regarda notre ami debout, dos à la bibliothèque. « Pardonne cet entretien matinal, mais certaines réponses me sont nécessaires. Par exemple pourquoi vas-tu à Paris ?

« - Pour m'enivrer des charmes de la Louisiane.

« - Pas besoin de partir aussi loin pour cela, les gueules de bois américaines ne sont pas moins douloureuses ni plus plumées que les bretonnes. Alors pourquoi as-tu quitté ta terre ? »

La question le prit sans vert, et il resta quelques secondes sans répondre. Que cherchait le vieux bonhomme ?

« - Ma terre ? Elle n'était point à moi. Je n'ai rien perdu en quittant ma masure, l'Ankou y rodait trop souvent à mon goût. C'est une compagnie sympathique, mais elle n'a pas beaucoup de conversation. Alors plutôt que d'attendre que cette camarde devienne bavarde, j'ai préféré partir. »

Après tout Paris valait bien une autre ville. Ce n'était donc pas par amour de l'argent, de l'amour du beau sexe ou de l'aventure qu'il avait entrepris ce périple, mais pour l'amour de la vie. Dans sa longère il ne voulait pas mourir, mais ne savait pas vivre. Il comptait bien apprendre !

« - Que faisais-tu auparavant ?

« - J'étais étayeur.

« - Sais-tu te battre ? Tirer ?

« - Passablement. »

Le gnome sourit humblement, pourtant son œil pétillait d'un orgueil qui se cachait mal. Mais il était délicat d'avouer qu'il braconnait régulièrement et que l'alcool le rendait quelque peu belliqueux. Et lorsqu'on a ses humeurs, il faut pouvoir se défendre des autres à défaut de soi-même. Quoi qu'il en soit, le résultat était là et il en tirait une certaine fierté.

« - Ne crains-tu pas Paris et ses mauvais garçons ?

Le marquis sourit, il aimait cet esprit paysan, fier et gaussant. Ayant commandé un corps de mercenaires allemands pendant les guerres de Louis XIV, il connaissait les hommes et s'enorgueillissait de pouvoir les juger d'une manière sûre. Et ce petit homme lui inspirait confiance, avec cette voix douce qui collait si mal à son physique. Il n'était certes pas beau, avec ce nez gaulois rougi et sa face émaciée, encore moins subtil mais simplement sage de par la sagesse toute paysanne qui l'avait fait survivre pendant toutes ces années. Et c'est ce dernier point qui intéressait particulièrement Marc'heg, il ne se faisait pas d'illusion sur son plus jeune neveu : trop jeune, trop inexpérimenté pour survivre dans cette nouvelle Babylone qu'était Paris. Quant à l'autre, pour l'avoir connu alors qu'il étudiait, il le savait influençable et opportuniste. Sans doute s'en sortirait il bien là-bas, trop bien même. Mais se serait seul ou pire, en pervertissant le chevalier. Décidément, il fallait quelqu'un pour contrebalancer l'influence de ce béjaune et plus il y réfléchissait, plus il était convaincu que ce paysan serait parfait. Enfin s'il ne cédait à ses démons. Le marquis sortit de sa poche une bourse et la lui tendit :

« - Voici de quoi te rembourser de tes dépenses pour l'achat de tes montures car nous ne pourrons pas les utiliser pour aller à Paris. Je suppose que les beaux chevaux que vous montiez venait de ton fait. »

Déduction pas très hardie, Charles n'ayant jamais le moindre sol vaillant. Il fallait donc que ce soit Per qui l'ai acheté, ou qu'ils les aient volés, chose peu probable d'après l'avis que c'était fait le barbon à son sujet. Faldec'h prit la bourse et y découvrit une cinquantaine de pièces argentées qui reflétaient le petit jour.

« - Il y a 50 louis. Non rognés. »

Passé la surprise, notre ami sentit que ce cadeau n'était peut-être pas si gratuit. Après tout, rien n'est totalement désintéressé, en Bretagne comme partout.

« - Et comment dois-je vous en remercier ?

« - En veillant sur le chevalier.

« - Je ne veux être au service de personne.

« - Je ne te demande pas d'être à mon service, mais de me rendre un service. Ou plutôt au Chevalier, mon frère compte sur moi. Donne-moi ta décision demain.

« - Je suis votre serviteur. » Ignorant la profonde ironie de cette formule de politesse, son esprit était ailleurs, il hésitait à lui faire une requête, le marquis lui ayant donné son congé mais devant l'air aimable de son interlocuteur il se lança « J'aimerai néanmoins garder ma monture, je m'y suis attaché et elle me rappellera ma lande. »

Il prit 25 louis et les donna au marquis qui les accepta en souriant. Per salua et s'en fut en silence. Il appréciait la confiance que lui montrait le barbon, mais de là à se mettre au service d'un gamin, il y avait un pas qu'il n'était pas sûr de franchir.

Pendant que le marquis interrogeait Per, notre second marquis s'était réveillé et sortit. Il remonta la rue Tristin et prit à gauche vers l'église Saint Sauveur. Traversant la place bout de cohue, il prit la rue Saint Sauveur pour rejoindre l'auberge du Vert-Bois, près de la cathédrale. Malgré l'heure encore matinale, la salle était embrumée par l'herbe à Nicot et l'air étouffant. Il remarqua à travers les volutes une table où discutaient trois hommes à l'allure noble. Il s'approcha d'eux qui d'abord ne firent pas attention à lui. Mais à force de les fixer, Charles fit remarquer sa présence. Deux des hommes lui tournaient le dos, le dernier leur faisait face et c'est lui qui finalement leva les yeux vers lui et le reconnu. Il se leva d'un bond et vint à sa rencontre. Les deux hommes s'embrassèrent, à grande force de tapes dans le dos. Les deux autres en firent de même, puis ils s'assirent. L'un demanda un pichet de vin et un autre gobelet. Ils furent d'abord silencieux, l'étonnement de revoir le camarade de classe paralysait les trois hommes. Charles quant à lui n'avait rien à dire et profitait de l'effet qu'il avait provoqué pour emprunter une pipe et se l'allumer. Finalement le vin arriva, on se servit et on but. Le liquide dénoua les gorges et celui qui l'avait vu en premier brisa le blanc, troublant les volutes de fumées par son souffle :

« - Et bien mon vieux, si on s'attendait à ça ! Qu'est-ce que tu deviens ? Qu'est-ce qui nous vaut de te voir ici ?

« - Je monte sur Paris faire fortune ! Les bonnes grâces de la Louisiane m'attendent. Mais d'où vous viennent ces faces inquiètes ?

« - De ce chien de Montaran ! »

Ce cri parti du cœur fit se retourner une bonne part des clients de l'établissement, les autres opinant du chef bien que ne sachant pas la teneur exacte de l'exclamation. Mais après tout, pensaient-ils, un nom si honni ne pouvait aller de pair qu'avec une insulte, et peu importe cette insulte elle était justifiée dans son cas. En effet, Jean-Jacques Michau de Montaran était le trésorier de la province et haït par l'ensemble de ladite province. On s'étonna cependant que cet éclat ne fut pas suivi par un autre du même tonneau pour le Maréchal de Montesquiou, gouverneur qui méprisait les bretons, et ces derniers le lui rendant bien. Sans prêter garde à tous ceux qui le regardait, le garçon se rassit en maugréant dans sa barbe, bien qu'entendu par la majorité des présents, les autres se le faisant répéter :

« - Et de ce bougre d'ahuri qu'est Montesquiou. » [1]

Cette saillie remportant un muet acquiescement à travers la salle. Mais plutôt que de le laisser sur sa lancée, qui risquait fort d'égayer la taverne mais n'apporterait pas spécialement d'information à notre ami, son voisin s'empressa de reprendre la parole tout en occupant son comparse avec un nouveau verre de breuvage rubis.

« - Le Régent a besoin d'argent, il a donc décidé d'augmenter les impôts. Bien entendu les Etats [de Bretagne ; ndla] ont refusé ! » Une pointe d'orgueil filtrait à travers son vapotage. « Ils ont envoyé des émissaires pour se justifier mais à leur retour ils se sont fait exiler et Montesquiou a tenté d'avoir l'argent par la force ! » Emporté par son indignation, sa voix se brisait et son nez prenait une jolie teinte rouge. « Finalement les Etats furent réunis à Dinan pour l'Assomption et exigèrent la libération des leurs. Une fois accordée, ils votèrent le don gratuit, ils refusèrent l'augmentation des droits d'entrée sur le vin et l'eau de vie. »

Pendant qu'ils méditaient sur ses bien tristes nouvelles, il intéressera peut-être le lecteur d'avoir quelques petites explications sur cet imbroglio. La province de Bretagne a une place particulière dans le Royaume de France, elle n'a pas été à proprement conquise ni soumise. Elle n'a rejoint la Couronne que par le mariage de sa duchesse, Anne de Bretagne avec le Roy Charles VIII puis Louis XII. Cette union de l'hermine et du lys est définitivement scellée par le mariage de Claude, fille d'Anne, et de François 1er. Or le contrat entre les deux partis stipule, entre autres, qu'aucun impôt ne pourra être imposé sans l'accord des Etats. Autre conséquence, alors que le Roy peut exiger des autres provinces des ponctions sur leur coffre, il ne peut que le demander à la Bretagne : c'est le don gratuit qui s'éleva à deux millions de livres en 1718. L'attitude du Régent et du Maréchal contrevient donc totalement avec les privilèges de la province, d'où l'exaspération des nobliaux et des personnes aux alentours. Onze heures sonnèrent à la cathédrale, notre marquis se leva, imité par ses amis pour le saluer. Ils se dirent en revoir avec maintes embrassades puis il les quitta, gardant dans sa poche la pipe qu'il avait empruntée.

Le soir arriva avec sa fraîcheur. Per s'était décidé à rester indépendant, après une longue hésitation où sa fierté n'y était pas pour rien. Malgré la reconnaissance de notre roturier pour le marquis, il n'arrivait pas à accepter l'idée de se voir larbin auprès d'un béjaune. Les relations de Marc'heg à la cour auraient pu jouer dans ce choix, mais elles ne l'impressionnaient pas ou du moins ne l'intéressaient pas. Son rang en effet ne lui permettait pas d'espérer quoi que ce soit de leur part, et de toute façon, son honneur le lui aurait interdit. Il demanda à Fanch une entrevue avec son maître, et patienta encore dans la bibliothèque. Mais il n'eut pas longtemps à attendre, le marquis arriva et s'assit.

« - Bonsoir Per, tu as pris ta décision ?

« - Oui monsieur. » Il se tut un instant, un geste de la tête l'encouragea à reprendre. « Je ne peux me mettre à votre service, pardonnez-moi.

« - Je comprends. J'espère néanmoins que tu feras le voyage à nos côtés, les routes ne sont pas toujours sûres. Et puis à défaut d'être plus rapide, il sera moins ennuyeux.

« - Avec grand plaisir monsieur, je suis votre serviteur. »

Il ne put s'empêcher de sourire à sa dernière phrase, sourire que lui rendit son interlocuteur. Ce dernier d'une inclination de tête lui donna son congé, et chacun partit se reposer.

« Montre donc ton affection pour ton serviteur »
1 Samuel 20:8

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[1] « Les Bretons sont insolents pour peu qu'on mollisse avec eux, mais ils sont souples comme des gants quand ils trouvent une autorité ferme qui veut être obéie. » Maréchal de Montesquiou.

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